Santa Barbara, Acte 2

Chapitre 7 : La femme, l'ex-femme, la maîtresse...

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Marina de Santa Barbara.

La lourde Bentley des Lockridge se gara aux abords de la marina. Monsieur et Madame Lockridge en descendirent. Gina, toute de blanc vêtue, brillait d'une vive lumière, les reflets du soleil sur l'eau se reflétant sur sa tenue. Tandis qu'elle s'approchait du Kallysta, Gina ne pouvait empêcher son esprit de songer aux millions de dollars qui l'attendaient. Dans sa tête, son esprit machiavélique listait toutes les possibilités qui s'ouvraient à elle : dans quelques minutes, elle obtiendrait la mainmise sur le patrimoine Lockridge, certes par l'intermédiaire de Lionel, mais à elle quand même. De plus, Gina pensait qu'après la lecture du testament de Minx, elle aurait libre accès à tous ses biens et, par conséquent, aux plus sombres secrets de la vieille femme.

A son bras, Lionel avançait, le regard figé sur le sol. Il avait à plusieurs reprises repoussé l'ouverture du testament de sa mère; il n'arrivait pas à surmonter sa mort et la solitude qui s'était dès lors abattu sur sa vie. Avec Minx, il le savait, c'était toute une page de sa vie qui se refermait.

- Gina, si tu veux aller sur le bateau, moi je vais attendre Mike Clayburn ici.

- D'accord.

Sans demander son reste, Gina abandonna Lionel à ses sombres pensées. Depuis l'annonce de la mort de sa mère, Lionel s'était littéralement replié sur lui-même, ne trouvant une échappatoire que dans les souvenirs du passé. Et il lui avait fallu près d'un mois pour réunir la force suffisante pour assister à la lecture du testament de sa mère.

Gina avança à grands pas vers le Kallysta. 11 heures approchaient et le soleil frappait fort sur la ville. Elle se dirigea vers le bateau, sans jeter le moindre regard à son époux, pressée de se servir un verre de soda glacé.

A peine montée sur le pont, elle remarqua que tout avait déjà été préparé pour elle; il y avait même un verre de soda posé sur la table en tek. Gina lança son sac à main sur un fauteuil, tomba sur un autre et attrapa le verre de soda.

- Et bien, surtout il ne faut pas se gêner.

Cette voix, elle pourrait la reconnaître entre toutes; combien de fois l'avait-elle entendu crier sur elle ? Mais aujourd'hui, la donne était différente, elle était chez elle. Et pourtant, prise par surprise, Gina se renversa une partie du verre sur son nouveau tailleur.

- Sophia, quel mauvais vent t'amène...

- Le même souffle que le tien, Gina.

Gina se leva, essayant tant bien que mal d'éponger son tailleur.

- Lionel ne t'a rien dit; j'habite ici pour le moment.

A l'expression de Gina, il était évident, qu'elle ignorait ce petit détail. Très vite, elle essaya de se donner un nouveau visage.

- J'aurais du me douter qu'avec Channing de libre, tu te serais ruée sur une nouvelle proie. Et après c'est moi qu'on traite de briseuse de ménage...

Voyant que Sophia restait muette, Gina continua avec assurance.

- Alors, Sophia, on essaye peut être de raviver de vieux souvenirs, histoire peut-être de retrouver de sa jeunesse. Je me souviens d'une époque où on avait même espéré retrouver la gloire des projecteurs... Mais cela m'étonnerait qu'avec Lionel cela soit possible, sa nouvelle vie est nettement plus excitante.

- C'est vrai, j'ai toujours connu Lionel passionné par les civilisations passés. Ce qu'il aime c'est être proche des chefs d'oeuvre en péril, recueillir des animaux abandonnés. C'est tout Lionel.

Sophia prit un sac et s'apprêta à quitter le bateau.

- Et n'oubliez pas de passer le balai en partant. Gina, tu n'es qu'en simple visite sur le bateau...

- En simple visite, en simple visite. Dans quelques minutes, les biens Lockridge seront miens et crois-moi, Sophia, je prendrais un malin plaisir à te jeter par dessus bord.

Lionel s'avança vers la voiture de Mike Clayburn. Les deux hommes se serrèrent chaleureusement la main. Ils se connaissaient depuis de longues années, puisque avant c'était Mike Clayburn Senior qui avait en charge l'administration des biens Lockridge. Sans prononcer le moindre mot, Lionel le conduisit à bord du Kallysta. Ils retrouvèrent vite Gina, confortablement installée sur un fauteuil, prête à entendre la liste de son héritage.

- Lionel, avant toute chose, je tenais à nouveau à vous faire part de mes plus sincères condoléances. Je partage pleinement, la peine qui vous accable et je dois reconnaître que la disparition de Madame Minx Lockridge est aussi une perte immense pour l'ensemble de la communauté.

En entendant ces paroles, Gina leva les yeux au ciel. Pour la communauté peut-être, mais elle n'avait pas à vivre au quotidien avec cette vieille femme acariâtre.

- Merci Mike. Cela me touche beaucoup.

Mike ouvrit son porte-document et hésita un instant avant de poursuivre.

- Avant d'ouvrir le testament, je dois vous dire que ce dernier a été modifié très récemment.

Lionel et Gina, intrigués pour différentes raisons, posèrent un regard interrogateur sur l'avocat.

- Lionel, votre mère, pour des raisons toutes personnelles, a décidé, en fin d'année 1992, de modifier ses dernières volontés.

- En 1992...

Gina s'interrogeait. En 1992, c'était après son mariage avec Lionel. Une boule commençait à se former dans son estomac.

- Et conformément à l'usage, cet ancien testament a été détruit.

- Bien sûr...

- De même, je dois vous demander si vous êtes en possession d'un document écrit, datant de 1993, document qui rendrait caduque le document que je tiens entre les mains.

- Non, ma mère ne m'a rien laissé de tel. J'ignorais même qu'elle l'avait modifié.

- D'accord. Comme vous pouvez le constater, le document est encore scellé, preuve qu'il n'a pas été ouvert depuis le jour où Madame Lockridge l'a signé.

Tandis que Mike Clayburn expliquait à Lionel et à Gina l'aspect légal d'un tel document, Sophia était assise sur un banc à côté du Kallysta, rêvant à l'océan qu'elle fixait intensément. Ce n'est qu'au dernier moment qu'elle remarqua la silhouette et l'allure de la femme qui s'apprêtait à monter à bord du bateau.

- Augusta ! ! ! Augusta, vous êtes de retour !

La femme se retourna et Sophia pu voir qu'elle ne s'était pas trompée. Elle était bien face à face avec Augusta Lockridge.

- Bonjour, Sophia. Je ne m'attendais pas à vous voir, si près de Lionel...

- Augusta... Lionel ne m'a pas parlé de votre retour en ville.

Augusta remonta la voilette sur ses cheveux.

- Mais parce qu'il n'en sait rien. Je tenais à lui faire la surprise.

Sophia se leva et s'approcha de son ancienne rivale.

- Je vous fais toutes mes condoléances.

- Merci.

Elles se dévisagèrent encore quelques secondes, puis Augusta monta à bord du bateau.

Alors qu'elle la regardait, Sophia ne pu s'empêcher de penser non pas à la joie de Lionel lorsqu'il allait revoir son ancienne femme, mais à la tête de Gina lorsqu'elle la verrait. Sophia ne pu s'empêcher de sourire à la cocasserie de la situation : après l'ancienne maîtresse, voici que l'ancienne femme venait troubler la vie de la nouvelle épouse. Il ne manquait plus qu'elle vienne s'installer à la villa...

- Donc, avant de l'ouvrir, je dois encore attendre l'arrivée d'une autre personne.

Arrivant dans le dos de Lionel, Gina fut la première à voir se dessiner le visage d'Augusta Lockridge. Gina pâlît, puis la colère lui monta aux joues, pour pâlir à nouveau de frustration, puis rougit littéralement de rage.

- Augusta... Non ...

Lionel se détourna alors.

- Augusta...

- Bonjour Lionel.

Augusta s'approcha de son ancien mari et se laissa étreindre longuement. Puis, elle serra la main de Mike Clayburn, ignorant superbement Gina.

- Je vais donc continuer, maintenant que nous sommes tous là. Je vous laisserai tout le temps ensuite de parler.

Gina restait sans voix.

Mike Clayburn déchira l'enveloppe et en sortit plusieurs pages de papier, toutes remplies de la fine écriture de Minx Lockridge.

- Voici donc les dernières volontés de Minx.

«Lionel, mon chéri, je sais que la suite va te surprendre, mais comme tu t'en doutes, aujourd'hui encore, je ne veux défendre que la famille. Conserver l'unité des biens Lockridge, telle que je l'ai reçu de ton père. Et comme je l'espère, tu la transmettras à ta descendance. Je n'ai jamais voulu faire sciemment du mal. Je veux juste conserver la famille en l'état. Je n'ai jamais apprécié ton goût pour les femmes, et je ne m'en suis jamais caché. Sophia et Augusta pourront en témoigner. Aucunes d'elles ne te méritaient. Aujourd'hui, je dois faire face à mes responsabilités. Mes choix ne te paraîtront peut être pas juste, mais pour moi ils sont ce qu'il y a de mieux pour le bien des Lockridge. Des Lockridge passés. Et des Lockridge à venir.

J'assume l'entière responsabilité de mes actes. Je te demande de me faire confiance. N'oublie pas que j'ai déjà dû faire face, dans le passé, à de nombreux problèmes, et que je me suis défendue avec force. Et j'ai fait en sorte que ce document soit inattaquable par qui que ce soit. Ceci est ma volonté et elle sera faite. Parce que je le veux. Ceci est mon testament et je reconnais être en pleine possession de mes facultés physique et mentale. Fait dans le cabinet de Mike Clayburn, en présence de Maxwell Hammer, le 27 Décembre 1992.

Avant toute chose, et parce que je veux que cela soit clair, je fais de Augusta Wainwright Lockridge Tonell la garante de ma volonté. Je sais que je n'ai jamais eu confiance en elle, mais je suis certaine que parce que, pour une fois, nos intérêts vont dans le même sens, elle saura les défendre.»

Un sourire traversa les visages de Lionel et d'Augusta. Minx, avec les années, n'avait pas changé.

«Je lègue la totalité de la villa Lockridge à Warren. Je ne veux pas briser l'unité de ce bien ancestral. Certes Lionel en garde la jouissance à vie, mais sans l'accord de mon petit-fils, il ne peut ni la vendre, ni la modifier. Je tiens aussi à offrir à Gina un petit cadeau.»

Les yeux de Gina étincelèrent. Enfin, on en venait à elle. Mike remit à Gina Lockridge une petite boite en carton. Gina s'empressa de l'ouvrir. Elle ne contenait qu'une lettre et, dessous, un peu de terre. Gina lut le mot.

«Gina, je sais tout le bien que vous accordez à ma terre. Alors voici la seule part que vous aurez. Un peu de la plus mauvaise terre de la propriété, pour la pire des traînées qu'on puisse imaginer.»

Effectivement, la boite renfermait une poignée de terre et de cailloux. Insultée, blessée, Gina se leva avec précipitation, renversant la terre sur le parquet. Lionel ne bougea pas. Vexée, elle quitta le bateau sous une réplique d'Augusta.

- Connaissant ma belle-mère, elle aurait aimé vous la lancer en pleine figure...

Mike reprit la lecture. Lionel héritait de 200 000$ de rentes mensuelles pour ses frais personnels. La totalité de l'héritage Lockridge allait entre les mains de Warren et de Laken. C'est en particuliers Warren qui aurait à gérer les biens immobiliers ainsi que les restes des biens financiers et industriels de la famille. Laken héritait de nombreuses actions, ainsi que d'une rente mensuelle de plus de 150 000$. Minx avait précisé que tant que Warren et Laken n'avaient pas officiellement accepté cet héritage, l'ensemble était géré par un cabinet de consultants sous la tutelle d'Augusta, en tant qu'exécuteur testamentaire.

Lionel accepta toutes les clauses du testament. Il n'attendait rien de sa mère. Elle avait pourvu à sa vie, plus que nécessaire. Lionel respecta son choix : certain qu'il était le bon; il n'était pas vraiment doué pour les affaires et il ne se sentait pas prêt à assumer ces nouvelles responsabilités.

Au bout de plus d'une heure, Mike les quitta, laissant Lionel et Augusta savourer pleinement leurs retrouvailles...

 

Couvent de Goletta.

Le soleil était au plus haut, au zénith, lorsque Mason s'éveilla à la vie. Il commença par s'agiter sur sa couche. Les images de son passé avaient disparu de sa mémoire. Mason finit par ouvrir les yeux, et son regard n'était plus troublé par le visage de Channing Junior ou de Mary. Mason se réveillait seul. Complètement seul.

Une fois redressé sur son matelas, Mason remarqua la présence de nombreuses bouteilles de whisky, toutes vides, éparpillées tout autour de lui. Il se frotta énergiquement le front et les tempes. Mason, habitué à des réveils de lendemains de cuite, n'en ressentait aucune des habituelles séquelles : pas de migraines, pas de sensations de nausées, pas de faiblesses dans tout le corps. Mason ne comprenait pas. Si réellement il avait bu toutes ces bouteilles, il aurait dû être ivre, complètement ivre.

Avec douceur, Mason finit par quitter sa léthargie. Repoussant du pied les vestiges des bouteilles, il traversa sa cellule et s'aventura dans les ruines du couvent. Au fur et à mesure qu'il progressait dans le couvent en direction de l'église, une musique commençait à résonner dans sa tête. Au début, il n'y prêta pas attention. Puis il reconnut des chants grégoriens, les mêmes chants que Mary lui avait fait découvrir du temps de leur liaison. Mary lui avait expliqué le pouvoir de ces chants, de ces voix : elles étaient capable de la détendre, de lui montrer le chemin à suivre.

- Mary, où que tu sois, je sais que tu continues à veiller sur moi. Tu es là pour me montrer la route à suivre...

Tout en marchant, il laissait courir sa main sur les vestiges de pierres calcinées. Et tandis qu'il avançait, Mason repoussa hors de son esprit d'autres souvenirs qui surgissaient en  lui. Des visages se rappelaient à son souvenir : celui de Mère Isabelle, de Mark McCormick, de Michael Donnelly. Mais Mason les chassa tous; il concentrait tout son esprit sur Mary et sur les chants qu'il entendait dans sa tête.

Mason finit par atteindre les restes de l'église. Le toit était totalement détruit, laissant pénétrer les rayons du soleil. Mason se protégea les yeux un moment, le temps de les laisser s'habituer au brusque changement de luminosité. Lorsqu'il les rouvrit, Mason laissa longuement son regard se promener sur les restes de l'église. Au-delà des ruines, il retrouvait l'église telle qu'elle était dans son souvenir lorsqu'il était venu voir Mary, lorsqu'il était venu enquêter suite au meurtre de Mark McCormick.

Mason s'approcha lentement de ce qui restait de l'autel. Il avançait avec prudence. Les rayons du soleil jouaient avec les restes des vitraux. Mason finit par s'arrêter devant une chapelle latérale, celle devant laquelle il avait retrouvé Mary DuVall des années plus tôt, celle où elle avait trouvé la force de lui avouer son amour.

Mason s'assit sur ce qui restait d'une colonne. Et pour la première fois depuis des années, il se mit à prier. A prier. Non pas pour lui, mais pour Mary. Pour qu'elle connaisse enfin la paix. Mason se souvenait de ses dernières paroles, avant qu'elle meure, écrasée par la lettre «C» de l'hôtel Capwell.

Je veux construire un monde pour mon enfant, un monde où la haine, la colère, la jalousie n'auront pas leur place. Je veux un monde en paix, où il se sentira protégé, en sécurité, un monde de paix.

- Mary, j'espère de toute mon âme que tu as enfin trouvé ce monde de paix. Ce monde de paix...

Et comme il priait, une partie de son esprit se détachait de lui. Malgré tous ses efforts, les paroles prononcées quelques jours plus tôt par le fantôme de son frère assassiné lui revinrent en mémoire.

Il suffit de vous donner un bout de vérité, et vous en oubliez tout le reste. La vérité, vous allez bientôt la découvrir. Bientôt... Vous saurez enfin ce qu'il s'est passé dans le bureau, ce soir de juillet. Je n'ai pas dit mon dernier mot, Mason, je vous réserve une dernière surprise...        

- Est-ce vraiment possible ?

...Vous saurez enfin ce qu'il s'est passé dans le bureau, ce soir de juillet. Je n'ai pas dit mon dernier mot, Mason, je vous réserve une dernière surprise...

- Qu'est-ce qui nous a échappé au cours de l'enquête ?

Mason leva les yeux vers le ciel. A travers les poutres calcinées, il ne vit aucun nuage; un splendide ciel bleu de fin d'été.

- Je dois me souvenir de cette journée. Il faut que je me rappelle de tout. C'est la seule solution si je veux connaître la paix et chasser définitivement Channing Junior de nos vies, et libérer Eden de son emprise...

Absorbé complètement par le passé, Mason se prit la tête entre les mains.

- Pourquoi revenir nous hanter après toutes ces années ? Pourquoi ?...

Mason finit par se lever et à déambuler au gré de ses pas dans les ruines de l'église. Et tout en marchant, il obligeait son esprit à remonter le temps, à revenir à cette journée de juillet 1979, jour de fête chez les Capwell, jour de meurtre aussi. Agissant de la même façon que lorsqu'il préparait une plaidoirie, Mason se mit à parler à voix haute.

- Pour commencer, je dois résumer tout ce qu'on a découvert sur le meurtre. Faisons le point. Channing était à mes côtés, à la réception, lorsque Philip lui apporta un mot. Je me souviens, j'étais avec lui, dans l'atrium, avec les invités. Peter n'était pas là. Joe non plus. De même qu'il n'y avait aucun membre de la famille Lockridge. Puis, après avoir lu le mot, Channing s'est excusé et il est parti aussitôt dans le bureau. Là, on a entendu un coup de feu, un seul, quelques secondes après qu'il soit entré dans la pièce. Nous nous sommes précipités aussitôt vers le bureau. Et quand nous avons voulu entrer, nous avons découvert qu'il était fermé de l'intérieur. Et lorsque Kelly a ouvert la porte, Joe Perkins se tenait au-dessus de lui, les mains pleines de sang, tenant l'arme du crime à la main.

Mason continuait de faire les cent pas.

- Des années plus tard, nous avons fini par admettre qu'en plus de Joe, nombreux étaient les suspects potentiels. On était si nombreux à haïr Channing. Moi, le premier. Je le détestai de tout mon être. Mais je ne l'ai pas tué. Cela fait au moins un suspect de moins. Ensuite, il y avait Warren et Lionel Lockridge. Après enquête on a pu les retirer de la liste. Je me souviens aussi de Peter Flint. Peter qui le faisait chanter sur son homosexualité. A cette époque-là, je ne vois pas Peter tuer quelqu'un de sang froid. Et surtout pas sa poule aux oeufs d'or. Surtout qu'à cette époque, il ne fréquentait pas encore Kelly. Je le raye donc de ma liste.

Mason s'arrêta un instant devant un Christ en croix, le fixant durant quelques secondes avant de reprendre son étrange va-et-vient.

- Ensuite, qui pouvait lui en vouloir autant ? Lindsay Smith... Santana, les amants trompés... Non, je ne pense pas que Santana soit derrière ce crime. Mais alors qui ? Qui pouvait en vouloir autant à Channing pour le tuer ?

- Qui ?

Mason s'appuya contre une colonne; le contact froid de la pierre sur le front l'apaisa.

- Mes souvenirs sont trop anciens... Et surtout, ils sont faussés par les résultats des différentes enquêtes. Je dois retrouver quelqu'un qui a assisté à la scène. Quelqu'un de suffisamment proche de nous pour avoir été convié à la fête, et de suffisamment éloigné pour ne pas avoir été soupçonné et même interrogé lors des différentes enquêtes. Ni Ted, ni Kelly ne peuvent m'aider. Leurs souvenirs sont comme les miens : un mélange de nos souvenirs en commun. Santana peut-être. Non plus. Un des amis de mon père, invité à la réception... Je ne me souviens à peine de leurs visages, alors de leurs noms...

Mason releva la tête, et face à lui se tenait un tableau représentant Saint Philippe, aux côtés de Jésus lors de la multiplication des pains, aux noces de Cana. Et si Dieu ou Mary lui envoyait un signe...

- Philip...

- Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Philip était au service de mon père depuis des années. C'est lui qui donna à Channing le billet. Philip doit se souvenir des invités. Et surtout, je n'ai jamais vu son nom dans un des dossiers des enquêteurs...

Mason quitta précipitamment l'église et, sans se soucier de ses vêtements déchirés et sales, il quitta le couvent de Goletta.

- Je dois retrouver Philip...

 

Aéroport de Santa Barbara.

A la sortie de son avion, Pearl récupéra ses bagages et s'engouffra dans un taxi. Cela lui faisait étrange de se retrouver ici, après toutes ces années. Il avait quitté la ville, comme cela, tout simplement parce qu'il sentait qu'il n'y avait plus sa place. Aujourd'hui, il lui fallait renouer avec le passé et ses souvenirs pour se lier avec la famille Capwell. Comme par le passé. Des noms et des visages lui revenaient en mémoire. Cruz Castillo, son ami. Julia, son amie. Et Kelly... La belle et douce Kelly Capwell.

Alors que le taxi roulait vers la villa Capwell, sur les hauteurs de la ville, Pearl ferma les yeux et songea un moment à Kelly. A ce qu'aurait pu être leur vie si elle avait partagé les mêmes sentiments que lui.

- Kelly...

Pearl repoussa très vite toutes nouvelles pensées. Il ne voulait se tourner vers les regrets. Il voulait se concentrer sur l'instant présent et continuer à vivre comme il l'avait toujours fait. Pearl et sa vie de nomade. Aux yeux de tous, il était toujours passé pour un excentrique et pourtant avec Kelly, il aurait bien aimé poser ses valises, comme on dit.

Le taxi traversait la ville; il quitta l'artère principale pour prendre une route secondaire, afin de gagner les quartiers résidentiels. Déjà des petits immeubles succédaient aux grands buildings et ensuite de petits pavillons, parsemés çà et là. De sa fenêtre, Pearl regardait le paysage sans le voir. Ce n'est que lorsque le taxi s'engagea sur la route menant aux propriétés Capwell et Lockridge qu'il réalisa réellement qu'il était de retour à Santa Barbara. Il remarqua alors les ravages des flammes, sur les nombreux arbres qui grandissaient sur la colline.

Le taxi franchit l'immense grille qui délimitait la propriété. Pearl prit une profonde respiration. Même si on s'y attend, on n'est jamais vraiment préparé à renouer avec ses souvenirs. Il régla la course, récupéra ses deux sacs de voyage et sonna à la porte de la villa. En attendant qu'on lui ouvre, Pearl caressa lentement le bois finement sculpté de la porte de la villa. Pearl ne reconnut pas l'employée qui lui ouvrit. Elle lui annonça que Monsieur Capwell était dans la salle à manger. Pearl s'avança et, après avoir posé ses sacs dans l'atrium à côté de la fontaine, il gagna la salle à manger.

En rentrant dans la grande pièce, Pearl remarqua tout de suite les changements. La villa avait été entièrement redécorée. Elle paraissait plus sobre, plus à l'image d'une villa méditerranéenne.

La salle à manger était plongée dans le noir, seules quelques bougies l'éclairaient. Pearl remarqua tout de suite Channing Capwell. Il buvait un verre face à un immense tableau, représentant la famille au grand complet.

- Monsieur Capwell.

Channing détourna la tête.

- Pearl.

- Bonsoir, Monsieur Capwell

- Bonsoir.

Les deux hommes se serrèrent la main.

- Je suis content de vous revoir, Pearl. Cela doit faire une éternité.

- Plusieurs années.

- Vous voulez boire quelque chose ?

- Merci. Comme vous.

Channing s'éloigna et alla lui servir un verre d'alcool. Pearl se mit à nouveau à détailler le portrait de la famille. Il ne manquait aucun membre. Sophia, Eden, Kelly, Mason et Ted. Pearl les regarda attentivement les uns les autres. Ils donnaient tous l'impression de joie et d'unité. Et Pearl savait que ce n'était pas toujours le cas au sein de cette famille un peu particulière.

- Joli tableau, Monsieur Capwell.

- Merci.

Pearl avait tout de suite remarqué l'étrange calme qui régnait dans la villa. Pour avoir eu par moments des nouvelles de la famille, Pearl savait que C.C. vivait seul à présent dans sa villa.

- C'est un joli souvenir de famille, maintenant que je vis tout seul. Ils m'ont tous abandonné. Ted, le premier, pour porter secours aux pauvres d'Afrique. Eden, qui est partie se faire soigner à Saint Domingue. Et Kelly, qui a voulu commencer une nouvelle vie à New York, loin de sa famille. Et même Sophia est partie; elle veut être libre, soit-disant...

- Ils vous reviendront, Monsieur Capwell. Ils reviennent toujours.

- Je ne sais pas... Parfois je me demande si ce n'est pas un peu à cause de moi... D'autres fois, je me demande même si ce n'est pas mieux qu'ils soient partis...

Brusquement, les traits de C.C. changèrent. Il n'allait pas se laisser aller plus longtemps et surtout pas devant un étranger.

- Avez-vous trouvé les documents de votre père ?

- J'ai cherché dans son bureau à Boston et à Washington, je n'ai rien trouvé qui puisse vous intéresser.

- Merde.

La colère montait au visage de Channing; il avait placé beaucoup d'espoir en ces documents. Mais, une nouvelle fois, il allait devoir se battre tout seul. D'ailleurs, cela ne l'étonnait pas vraiment de la part de Winnie, comme il se faisait appelé avant, de s'éclipser avant le combat. C'est ce qu'il avait déjà fait avec Grant...

- Ce qui est étrange, c'est qu'à Washington, j'ai eu la nette impression que son bureau avait déjà été fouillé.

- Comment cela ?

- Eh bien, d'habitude mon père n'est pas du genre à laisser traîner des papiers, et quand je suis passé à son bureau, j'ai pu remarqué que bon nombre de ses documents étaient mal rangés... Comme si quelqu'un était venu chercher quelque chose.

- L'armée ?

- Je ne sais pas. Sa secrétaire n'a pas su me dire qui était venu deux jours auparavant. Elle m'a juste parlé d'un homme qui, pour différentes recherches, désirait voir mon père. Elle n'en sait pas plus, si ce n'est qu'il s'est senti mal à un moment, lorsqu'il regardait de vieilles photos de mon père.

- C'est étrange. Tout ceci ne me dit rien de bon. D'abord l'incendie. Puis votre père qui disparaît, et maintenant vous me dites qu'on a fouillé son bureau. Je suis certain que par le biais de cet incendie, on cherche à m'atteindre.

- Vous pensez que tout est lié...

- Bien sûr.

Channing s'arrêta quelques secondes, le temps que son esprit analyse la situation et interprète les événements les uns avec les autres.

- Bien sûr que tout est lié. Cette attaque n'est pas dirigée contre votre père, comme je le pensais, mais bel et bien contre moi et ma famille.

- Mais pourquoi se servir de mon père ? Et surtout, pourquoi cet incendie qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques ?

- Parce que cette personne sait qu'il existe un lien étroit entre les Bradford et les Capwell. Parce que c'est par mes amis qu'on cherche à m'atteindre... Pearl, avez-vous remarqué autre chose de particulier ?

Pearl réfléchit quelques instants.

- Non, rien de spécial. Il ne me semble pas avoir été suivi... Alors cela expliquerait...

- Quoi ?

Channing, tendu à l'extrême, fit claquer son verre lorsqu'il le reposa sur la table.

- Après avoir quitté Washington, je suis parti à Newport. Ma famille a toujours eu une résidence d'été, près de celle des Kennedy. Personne ne peut faire le lien entre ma famille et la maison, car elle vient du côté de ma mère. Cependant, quand je suis arrivé, les gardiens m'ont parlé d'un potentiel acquéreur qui aurait aimé visiter la villa. Bien sûr, elle lui a interdit l'accès, car la maison n'est pas à vendre.

- Il a laissé un nom ?

Pearl réfléchit.

- Elle m'a parlé d'un Jack... Jack Lee. C'est Jack Lee...

- Jack Stanfield Lee... C'est le nom de mon ancien avocat, et il est mort aujourd'hui... Ce n'est pas possible...

Les traits de Channing s'assombrirent encore. Un revenant surgi du passé, voilé ce qu'il devait affronter. La lettre anonyme qu'il avait reçue quelques jours plus tôt lui revint en mémoire. «Je dois payer pour les crimes de ma famille...» Serait-il possible qu'on soit au courant pour Michael et Grant ? Cela fait si longtemps...

- Jack Lee est mort depuis des années maintenant. C'était un de mes avocats, et c'est lui qui a rédigé l'accord entre l'armée et les Entreprises Capwell.

- Voila donc le lien...

Le regard de Channing se porta sur l'immense portrait de sa famille. Ils étaient tous là, réunis en paix, et maintenant, lui le patriarche de cette famille devait commencer à trembler pour chacun d'eux, mais aussi pour sa société. Son regard passa de Kelly à Eden, les plus fragiles de son clan... Un bref moment, il songea à Kelly et à tout ce qu'elle avait traversé suite à l'accident mortel de Dylan; il ne pouvait pas laisser de telles choses se reproduire. Il devait se défendre et passer à l'attaque.

- Pearl, est-il possible que votre père ait caché des documents à Newport ?

- C'est possible.

- Très bien, dans ce cas, demain, je fais affréter mon jet privé pour qu'il vous y conduise et pour que vous me rameniez les papiers de votre père.

- Ce n'est pas la peine, Monsieur Capwell, les papiers sont déjà ici à Santa Barbara.

- Ici...

- Oui, après le vol de son bureau, j'ai préféré les mettre en sécurité avec moi. Ils doivent être dans ma chambre, à l'hôtel Capwell.

- Très bien, Pearl. Dans ce cas, je vous y retrouve demain afin qu'on les étudie ensemble.

- D'accord, alors à demain.

- A demain, Pearl.

Pearl posa son verre et quitta la pièce, après avoir serré la main de Channing Capwell. Channing le regarda s'éloigner, puis son regard se tourna à nouveau vers le tableau. Ses yeux semblaient percer l'esprit de chacun des membres de sa famille.

- J'espère qu'à l'heure actuelle vous êtes tous en sécurité...

Channing distinguait nettement les épais nuages noirs qui s'amoncelaient sur lui et sa famille. Il allait devoir se battre; cela ne lui faisait pas peur. Mais il se sentait si seul, si seul pour affronter des démons, vieux de plusieurs années...

 

A bord du Kallysta.

Réunis sur le pont du bateau Lockridge, après avoir pris leur pause déjeuner, Sophia, Lionel et George discutaient des problèmes actuels de Armonti's.

Sophia ne paraissait pas pour le moment réaliser l'ampleur de la catastrophe qui pourrait s'abattre sur elle.

- Sophia, comme je vous l'ai déjà dit et redit, vous risquez de perdre le contrôle de la société.

- Ce n'est pas possible, je possède encore 35 % des parts, et puis je suis la Comtesse Armonti. C'est mon ex-mari qui m'a légué la société, est-ce que cela ne compte pas ?

George reposa son verre de vin.

- Pas dans le monde actuel. Les investisseurs n'ont que faire des liens sentimentaux avec les sociétés; la seule chose qu'ils regardent, c'est de faire des bénéfices... Un point c'est tout.

- Sophia, George a raison...

Sophia se prit la tête dans les mains pour réfléchir.

«Pourquoi le sort s'acharne-t-il sur moi ainsi ? Mon cancer se réveille. On veut me voler ma compagnie. Et tout ceci en même temps. De toute façon, ma décision est prise. Je ne peux pas faire autrement...»

Sophia regarda George, puis Lionel.

- George, je sais que vous avez toujours tout fait pour moi et la société.

George posa sa serviette et fixa attentivement Sophia.

- Il faut aujourd'hui que je vous fasse part d'une décision importante, que vous n'allez peut-être pas comprendre. Mais à vous je vous dois la vérité.

- Tu es certaine que c'est le bon moment, Sophia...

Pour toute réponse, Sophia posa sa main sur le bras de Lionel.

- Je vous écoute.

- Demain, au conseil extraordinaire, j'annoncerai que je vais prendre quelques mois de repos...

- En pleine bataille, c'est de l'inconscience, Sophia... Vous risquez de perdre la confiance des autres actionnaires et Dieu sait que vous allez en avoir besoin.

- Je sais... George, ce que je vais vous dire doit absolument rester entre nous. Hormis Lionel, personne n'est au courant.

La voix de Sophia tremblait à présent.

- George, mon... mon cancer est revenu, plus solidement ancré que par le passé. Si je veux le battre... il... il faut impérativement que je subisse un traitement et que je prenne du repos. Je n'ai pas d'autre choix.

La main de Lionel prit celle de Sophia et la serra fort pour lui donner force et courage.

- Si je veux battre la maladie, il faut que je m'arrête plusieurs mois.

Stupeur et douleur se lisèrent sur le visage de George.

- J'ai déjà tout prévu. Daniel McBride, l'avocat des Capwell, et celui de Lionel ont rédigé des papiers pour une passation de pouvoir entre Lionel et moi.

- Ce n'est pas possible....

- Malheureusement si... Lionel et vous, George, durant mon absence, vous aurez à charge de défendre ma compagnie pour moi.

- Oui, oui... Mais...

- George, si je veux vaincre la maladie, j'ai besoin de partir l'esprit tranquille. Lionel a déjà, contraint et forcé, accepté de me remplacer. J'ai besoin de savoir que vous serez là pour le seconder.

- Bien sûr, mais...

La conversation dura encore longtemps, mais Sophia obtint ce qu'elle voulait. Lionel et George allait défendre Armonti's. Et pendant ce temps, elle pourrait quitter Santa Barbara pour l'Europe, où elle pourrait suivre un nouveau traitement...

 

Villa Lockridge.

- Je te promets, maman, que je te raconterai. La seule chose que je peux te dire, c'est que l'autre femme de Lionel était là.

- Laquelle ?

- Les deux, Augusta et Sophia. Je les déteste...

A nouveau, on sonna à la porte.

- Maman, on sonne, je te rappelle. Au revoir.

Gina raccrocha et se dirigea vers la porte. Elle était bien contente de cette diversion, car elle ne pouvait pas raconter sa journée à sa mère. Elle était encore sous le choc du retour d'Augusta et de la lecture du testament de sa belle-mère. Elle enrageait. C'étaient ses rêves qui se brisaient une nouvelle fois. Ses rêves de richesse, de pouvoir, de percer le secret de Minx... C'est certain, Minx lui avait joué un très sale tour, mais elle n'avait pas dit son dernier mot. Non, elle n'allait pas se laisser posséder par une morte.

- Non, ce n'est pas fini, Minx... J'ai peut-être perdu cette bataille, mais pas la guerre. Quand j'aurais découvert ton secret, Augusta ou pas, il n'y aura personne pour te protéger. Surtout pas cette maudite Augusta... Comme si je n'avais pas assez à faire avec l'installation de Sophia sur le voilier...

Arrivée à la porte, Gina l'ouvrit et... Et ses bras retombèrent lourdement le long de son corps. Elle n'en croyait pas ses yeux.

Augusta Lockridge se tenait devant elle, plusieurs valises autour d'elle. Et sans dire le moindre mot, elle s'avança et franchit le seuil de la villa, de sa villa. Quelques secondes plus tard, Gina reprit ses esprits.

- Qu'est-ce que vous faites là ?

- Qui, moi ?

Gina se détourna, en prenant grand soin de laisser la porte ouverte, alors qu'Augusta, retrouvant ses marques, s'installait dans le salon.

Oui, vous...

- Moi ? C'est plutôt à moi de vous poser cette question. Allez, prenez mes bagages et montez-les dans les appartements de ma belle..., non de Minx.

- Jamais. Vous n'avez rien à faire ici. Ici, c'est chez moi.

- Chez vous. Ah Ah Ah !!!

Augusta quitta son voile en peau de panthère, le jetant négligemment sur le canapé blanc.

- Chez vous... Ce que vous êtes drôle Gina. Après toutes ces années, vous avez su garder le même culot.

- Pardon. Vous venez chez moi, vous débarquez comme ça et il faut que je vous accueille les bras ouvert, et c'est moi qui ai du culot...

Les yeux de Gina lançaient des éclairs. Si elle pouvait, elle fusillerait sur place sa rivale.

- Je vous laisse cinq minutes si vous voulez pour faire le tour, pour voir comment j'ai aménagé ma villa, et puis je vous conseille de déguerpir au plus vite. J'ai déjà une garce sur le Kallysta, je n'en veux pas d'une autre à la maison.

- Gardez votre salive pour plus tard, Gina. Il faut que je vous explique ce qu'a dit l'avocat. En tant qu'exécuteur testamentaire de Minx, c'est moi qui gère les biens Lockridge et la villa fait partie de cette longue liste.

Les deux femmes, face à face, se dévisageaient; Augusta le sourire aux lèvres, Gina les yeux remplis de colère.

- Je vais m'installer ici pendant quelques temps, jusqu'au retour de Warren. Alors je vous prie de monter mes affaires dans ma chambre et de me préparer un bain.

- Sortez...

- Gina, je suis ici chez moi. Non seulement j'ai tout pouvoir sur l'héritage Lockridge, et en plus Lionel se félicite de mon retour.

- Dehors...

Augusta rayonnait, sûre de sa victoire. Minx avait eu raison de la faire revenir : elle sentait qu'elle éprouverait du plaisir à se battre contre Gina.

- Voyons Gina, je suis chez moi... C'est vous qui vivez sous mon toit...

- Non, ce n'est pas possible...

Déjà Gina goûtait à l'amertume de la défaite. Augusta avait raison, c'est elle que Minx avait choisi pour gérer le patrimoine de la famille, en l'absence de Warren et de Laken.

- Alors Gina, ce bain...

- Allez vous faire voir... Ne comptez pas sur moi pour vous faciliter la tâche. Je ne vous aime pas...

- Non, c'est vrai ?

Petit à petit, Gina faiblissait. Mais, bien qu'elle se sentait vaincue, elle voulait encore marquer des points, c'est pourquoi elle tenta une dernière attaque.

- Et que je ne vous vois pas tourner autour de Lionel, sinon je vous jure que je vous mets dehors... Je vous le promets, Augusta.

- Ah, Lionel !!! Je pense qu'il a déjà fort à faire avec Sophia, non ? Quoique cela pourrait être drôle, Lionel et nous trois sous le même toit. Il y aurait la maîtresse, l'ex-femme et la femme...

- Allez au diable, Augusta.

Gina partit à l'étage, vaincue.

Fière de sa victoire, Augusta fit signe à un livreur de lui monter ses bagages, elle lui indiqua les appartements de Minx.

Seule, dans le salon, elle regarda alors un vieux portrait de Minx. Sa belle-mère avait su lire clairement en elle : en dépit des années et de son mariage avec Tonell, elle était restée une Lockridge jusqu'au bout des ongles. Augusta se servit une boisson fraîche. Depuis sa dernière cure de désintoxication, elle n'avait plus bu une goutte d'alcool, sauf du champagne, mais cela ne comptait pas.

- Me voilà, Minx. Je suis revenue, et je vous promets de la mettre dehors en un tour de main.

Tout en songeant à Minx et à sa vie ici, Augusta ne pu s'empêcher de songer à sa vie avec Lionel. Certes, chaotique, mais tellement vivante, excitante, épicée... Elle se souvenait de leurs disputes, de leurs retrouvailles, de leurs années de bonheur. A savourer sans modération, tel du champagne.

Grâce à cette comparaison, Augusta sentit de vieux souvenirs renaître en elle.

- Je crois, Gina, que vos heures en tant que Madame Lionel Lockridge sont comptées...

Soudain, elle se rua sur le téléphone et, de mémoire, elle composa un numéro.

- Allô ?

- Oui, c'est Augusta Lockridge. Pourriez-vous me livrer trois douzaines de bouteilles de champagne ?... Oui, oui à la villa... Oui, je suis revenue... Je vous remercie.

Après avoir raccroché, une onde de plaisir inonda l'âme et le coeur d'Augusta. Le passé allait renaître dans cette villa, le coeur de la villa allait revivre.

- Accrochez-vous, Gina, les Lockridge sont de retour...

Et Augusta monta vers ses nouveaux appartements...

 

Villa Lockridge.

A peine installée sur le sofa du salon de son ancienne maison, Augusta savourait pleinement sa première victoire sur Gina DeMott. Leur premier affrontement venait de se terminer sur un KO net de sa rivale, la victoire était d'autant plus facile que Minx lui avait fourni toutes les armes sur un plateau. Et puis, il lui restait encore les codicilles secrets, au cas où Gina et Lionel ne divorceraient pas.

Alors qu'elle était en train de planifier ses prochaines journées, Augusta entendit la sonnette de la villa. Elle se leva et alla ouvrir, non sans un certain plaisir d'être devenue ou redevenue la maîtresse de la propriété Lockridge. Quelle ne fut pas la surprise de voir pour Augusta, sa soeur Julia. La surprise fut aussi totale pour Julia, qui ignorait tout du retour à Santa Barbara d'Augusta. Après un moment de stupeur où ni l'une ni l'autre n'osa bouger, elles se tombèrent dans les bras, heureuses de se retrouver ensemble.

- Augusta... Je ne savais pas...

- Comme je suis contente de te revoir, Julia.

Elles restèrent un moment étroitement serrées l'une contre l'autre. Puis, venant de derrière Julia, une petite main se glissa entre les soeurs.

- Maman...

Augusta s'écarta et s'accroupit.

- Voila ma petite nièce préférée...

Samantha, surprise de voir une tête qu'elle ne connaissait pas, se colla contre sa mère.

- C'est tatie Augusta, Sam...

- Ah non, pas tatie, simplement Augusta... Je ne suis pas si vieille, après tout.

- Hum...

Augusta s'écarta, prenant du recul pour regarder sa soeur. Certes, elle avait quitté la ville pendant de longs mois, mais elle avait, au fil du temps, conservé un oeil sur la vie de Julia. Augusta avait appris pour l'accident, pour la perte du bébé, mais elle n'avait pas voulu voir sa soeur. Son retour se devait d'être secret.

- Je suis navrée pour l'hôpital, je ne me suis pas sentie d'aller te voir. Je n'en n'avais pas la force.

- Ce n'est pas grave. C'est fini maintenant. Mais laisse-moi te regarder, tu n'as pas changé depuis tout ce temps.

- Toi non plus, d'ailleurs... Allez rentre, viens t'installer et tu me diras ce que tu viens faire chez l'autre mégère.

Julia prit son sac posé à ses pieds et suivit Augusta dans la villa. Sam marchait à petits pas derrière elles. Elle s'amusa tout de suite avec des jouets de Creighton, le fils de Gina et de Channing, qui traînaient au pied d'un fauteuil.

Les deux soeurs s'assirent face à face l'une de l'autre, trop heureuses de se retrouver. Personne n'osait prendre la parole de peur de briser cet instant. Des querelles les avaient certes éloignées, mais elles avaient su conserver un profond et réel attachement l'une pour l'autre. Et pourtant, Julia ne comprenait ni sa soeur, ni son style de vie. Et il en était de même pour Augusta.

- Alors Julia, que viens-tu faire ici ?

- Lionel ne t'a rien dit. Il sait que tu es là ? Il va faire une de ces têtes en te voyant ! Et avec Gina, comme cela se passe ?...

- Une seule question à la fois. Oui, j'ai vu Lionel. Je l'attends d'ailleurs, car je lui ai préparé une petite surprise. Quant à Gina, elle doit déjà bouder dans sa chambre, après notre second face à face de la journée.

- Comment cela ?

- Minx m'a nommée comme étant son exécuteur testamentaire, et c'est donc moi qui doit veiller aux respect de ses dernières volontés et réaliser, si je puis dire, son rêve post mortem....

- Gina doit tirer une de ces têtes.

Simultanément elles furent prise d'un fou rire : imaginer Gina, obligée de se plier à la volonté d'Augusta...

- Et toi, petite soeur, que viens-tu faire là ?

- Lionel m'a invitée à habiter là. Il ne veut pas que je reste seule depuis l'accident.

- Ah, Lionel, un vrai Saint Bernard avec ses femmes. Et bien Gina aura deux Wainwright pour le prix d'une...

- Ah non, maintenant que tu es revenue, je ne vais pas rester là. J'aurais l'air de quoi...

Augusta explosa de rire : son rire moqueur résonnait dans toute la pièce.

- Ah, sacré Lionel. Sophia sur son bateau. Toi qui vient habiter là. Moi qui suis de retour à la villa et dans sa vie... Et Gina qui va rester toute seule...

- Non, non, Augusta, je ne vais pas rester..

- Ah si, c'est un ordre !

Le vrai visage d'Augusta refaisait surface. Elle allait exploiter au mieux la situation : la déstabilisation de Gina en serait encore plus facile. Elle allait être obligée de vivre sous le même toit que l'ex-femme de son propre mari, et avec la femme et la fille de l'homme qu'elle aime en secret.

- Cela sera très drôle... Et puis nous avons tant de choses à nous raconter.

C'est alors que le téléphone portable de Julia sonna. Elle hésita avant de décrocher, mais elle finit par le faire, songeant qu'il pouvait s'agir de Mason. Ce n'était que Gracie qui lui faisait part d'un coup de fil d'un certain Pearl Bradford, qui était revenu à Santa Barbara et qui cherchait à la joindre.

- Je vais te laisser Julia, j'ai deux petites choses à préparer, mais demain, je te promets, on passe la journée toutes les trois avec Sam.

- D'accord.

- Tu peux prendre la chambre de Laken. Tu seras bien, elle a une vue sur le parc. Et puis aussi, tu auras ta propre salle de bains, avec ta fille cela sera plus facile.

Augusta se leva, embrassa sa soeur et partit.

- A demain, Julia, et si Gina te cherche, viens me trouver. N'hésite pas à lui dire qu'elle est ici chez moi.

Du haut des escaliers, Gina espionnait toute la conversation; elle enrageait. Après Sophia, Augusta, c'était au tour de Julia de débarquer dans sa vie. Quelle femme serait la suivante ? Elle songea à Pamela, et la liste serait complète.

Gina et Augusta regagnèrent leur appartement. Restée avec sa fille, Julia décida de contacter Pearl à la villa Capwell, comme lui avait dit Gracie.

- Allô, pourrais-je parler à Pearl ?

Après quelques secondes, elle reconnut une voix amicale.

- Salut Julia.

- Bonjour Pearl.

Après s'être donné des nouvelles de leurs vies respectives, Pearl apprit la nouvelle à Julia

- Connor McCabe est venu à la villa, et il a arrêté Channing Capwell suite à l'incendie.

- Connor... Channing arrêté... Et Mason qui a disparu...

Très vite, l'esprit pratique de l'avocate se remit en marche...

 

Appartement de Minx.

Augusta termina de verser la dernière bouteille de champagne dans la baignoire de Minx. Puis, elle alluma des bougies, savamment disposées dans toute la pièce. L'effet était parfait.

- Voilà, je crois que tout est prêt, comme dans mon souvenir...

Augusta gagna ensuite la chambre à coucher, où elle retira son peignoir. Elle se regarda un instant dans la glace. Toujours longiligne, Augusta Lockridge pouvait se féliciter de n'avoir pas pris un centimètre depuis l'année de son mariage avec Lionel, mariage qui datait de 1960. Elle caressa lentement son ventre, certes elle n'avait plus les muscles de ses vingt ans, mais elle restait néanmoins une jolie femme. D'ailleurs, les années passant accentuaient ce côté féline qui émanait d'elle. Oui, Augusta Lockridge avait tout de la panthère : les formes parfaites, des muscles souples et agiles, une vivacité d'esprit excellente, et surtout des griffes acérées...

Après avoir passé un bikini de sa jeunesse, celui qu'elle portait lorsqu'elle avait séduit Peter Flint, puis Joe Perkins, Augusta prit dans son sac une cigarette. Elle chercha son porte cigarette en ivoire et s'installa confortablement sur le lit. Lionel n'allait plus tarder maintenant. Subtilement, elle lui avait laissé un message sur son portable pour l'avertir que le passé se réveillait en sa demeure familiale.

Augusta profita de ces minutes pour lire attentivement des documents laissés par Minx. Tout était clair : le plan à suivre lui paraissait parfait, même si sur certains points, Augusta allait y ajouter sa petite touche personnelle.

Lionel finit par arriver à la villa. Il chercha à peine Gina qui avait quitté les lieux, pour soit-disant un rendez-vous d'affaire. Lionel n'y crut pas, mais ce soir, il n'en n'avait rien à faire. La maison était silencieuse. Il monta à l'étage et comme le lui indiquaient des pétales de fleurs, il gagna les appartements de Minx. Il frappa à la porte.

- J'arrive. Ferme les yeux, s'il te plait.

Lionel sursauta de surprise en entendant à nouveau la voix d'Augusta. Elle était partie il y a si longtemps, et bien qu'il l'avait revue et touchée plus tôt dans la journée, Lionel n'arrivait pas à s'imprégner de ce retour. Toutefois il s'exécuta. C'était bien de sa femme de lui préparer une petite surprise. Un sourire se dessina sur ses lèvres, tandis qu'il songea au passé...

La porte finit par s'ouvrir doucement et un parfum qu'il n'avait pas respiré depuis des années lui caressa les narines. Oui, pour son plus grand bonheur, Augusta était bien revenue à la maison. Son Augusta...

- Chut...

Elle lui prit les mains et Lionel se laissa conduire, enivré par le parfum épicé qui se dégageait des tendres liens qui le retenaient.

- Fais attention... Et surtout garde les yeux fermés.

- Que je fasse attention, c'est facile. Je ne vois rien...

Augusta guida pas à pas Lionel vers la salle de bain. Là, elle l'arrêta et le laissa immobile. Pendant ce temps, elle disposa des bougies tout autour de son ex-mari, formant ainsi un cercle de feu. Augusta rayonnait : heureuse de jouer à ce petit jeu, heureuse d'être revenue auprès de Lionel.

Immobile dans le cercle de feu, Lionel attendait. Le cercle de la vérité... Un jeu auquel ils ont joué pendant des années. Celui qui se trouve dans le cercle doit répondre aux questions et dire obligatoirement la vérité. Augusta fit boire une gorgée de champagne à Lionel, exactement à l'endroit où elle avait posé ses lèvres. Le rouge à lèvre passa d'Augusta au verre, puis du verre à Lionel.

- Bienvenue chez toi, Lionel.

- C'est à moi de te souhaiter la bienvenue.

- Ne bouge pas.

Lionel raffermit ses appuis sur le sol.

- Avant de passer à la surprise suivante, tu dois répondre à trois questions.

- D'accord.

- Est-ce que je t'ai manqué ?

- Bien sûr... Tu m'as toujours manqué dès que tu n'étais plus avec moi...

- Bien répondu. Te voila avec trois femmes, sans prononcer un seul prénom, y en a-t-il au moins une qui compte vraiment ?

Lionel fit semblant d'hésiter, mais au sourire qui se dessinait sur ses lèvres, Augusta su avec certitude qu'elle arrivait en tête de liste.

- Hum, j'hésite.... Celle du bateau... Celle de la maison... Ou la revenante. Je dois dire que la revenante m'attire plus que par le passé. Je la trouve plus... surprenante, plus imprévisible...

- Flatteur...

Augusta finit de boire la coupe de champagne, puis elle laissa les dernières gouttes se déverser sur la nuque de son ex-mari.

- Augusta, tu es en train de jouer avec le feu...

Lionel tenta de s'approcher de sa femme, mais elle le stoppa net.

- Si tu triches, le jeu s'arrête.

Lionel se replaça au centre du cercle.

- Attention, c'est la dernière question. Pour te guider, sache que j'ai recréé autour de toi notre cercle de la vérité. Donc tu n'as pas le droit au mensonge.

- Le cercle de la vérité... Hum..

Augusta s'assit sur le rebord de la baignoire, prête à glisser dans son bain de champagne comme ils le faisaient, année après année, pour le réveillon du nouvel an.

- Lionel, es-tu prêt à jouer avec moi sans te poser la moindre question quant aux conséquences ? Prêt à reprendre une vie non conventionnelle, telle qu'elle l'était du temps de notre mariage ?

Et sans réfléchir, Lionel répondit par l'affirmative. Et au même moment, Augusta se glissa dans le champagne.

- Alors, viens me rejoindre.

Lionel ouvrit les yeux, et le spectacle qu'il avait sous les yeux l'enchanta : le cercle de la vérité, le bain de champagne, et Augusta et son maillot de tigresse. Sans hésiter, Lionel enleva ses chaussures et rejoint Augusta dans la baignoire.

- Tu ne peux pas savoir, Augusta, comme tout ceci m'a manqué.

- Si, j'imagine un peu tu sais...

- Personne ne sait aussi bien s'amuser que toi.

Augusta lui tendit une coupe qu'il plongea aussitôt dans la baignoire et la renversa sur la tête de son ex-femme. Augusta en retour lui sourit. Son retour s'annonçait excellent.

Puis, ils levèrent leur verre en même temps.

- Lionel, je bois à la santé de ta femme, la pauvre Gina qui doit se ronger les ongles de jalousie. Je bois à la santé de ta maîtresse qui doit se morfondre seule, sur son bateau. Et je bois à ma santé, moi ton ex, qui sait te faire ce que personne d'autre n'ose faire ! !

- A la tienne, chérie.

Ils burent très vite leurs coupes et Lionel embrassa avec fougue son ex femme.

- Je n'ai pas été aussi heureux depuis des années...

- Quoi, Gina ne te contente pas... Ah Ah Ah ! Cela ne m'étonne pas d'elle. Hormis le fric, elle n'a aucun plaisir. Heureusement que je suis revenue, alors..

- Heureusement, oui, que tu es de retour dans ma vie.

Réveillant le passé, ils passèrent un long moment, à jouer, à se chamailler comme par le passé. L'un et l'autre rayonnaient de bonheur, de plaisir... Et lorsque Gina rentra de son rendez-vous avec Tom Patterson, elle entendit, bien évidemment, des gloussements et des rires en provenance des appartements de Minx.

- Après la sainte nitouche de Sophia, voila que l'autre garce d'Augusta refait surface... ce n'est pas possible. Ils me dégoûtent...

Gina s'éclipsa vers la cave et ouvrit la porte d'entrée du tunnel. Il fallait qu'elle clarifie les dernières révélations de son détective. Elle approchait du but, elle en était certaine. Plongée dans les secrets des Lockridge qui, bizarrement, commençaient à rejoindre ceux des Capwell, Gina en oublia complètement Lionel et Augusta et Lionel et Sophia...

 

Villa sur les hauteurs.

Alors que le soleil plongeait dans l'océan, Michael errait encore le long de la piscine de la splendide villa qui lui servait de prison. Depuis qu'il était retenu prisonnier ici, il n'avait pour seul plaisir que de se promener autour de la villa. Il ne supportait pas d'être dans une des pièces, humilié par le regard d'un des gardes qui ne le quittaient jamais. Au moins dehors, il avait la sensation d'être plus libre, de ne pas être constamment sous surveillance.

Nullement intéressé par la vue et par le splendide coucher de soleil face à lui, Michael, depuis plusieurs jours, songeait sans cesse à un moyen pour échapper à la vigilance de ses gardes. Il avait déjà fait des petites tentatives qui s'étaient toutes soldées par un échec. Cependant, il ne perdait pas espoir. Lui, un des plus grands militaires du pays, ne resterait pas longtemps prisonnier d'un inconnu, aussi intelligent fut-il.

Tout en marchant, Michael Bradford cherchait discrètement les gardes. Il en avait déjà repéré quatre. Tous étaient bien sur armés et équipés de radios. Et comme il inspectait l'autre partie de la propriété, celle en direction de la colline, il remarqua une certaine activité au niveau du lourd portail de bois. Celui-ci finit par s'ouvrir, laissant ainsi pénétrer un van dans la propriété. Des hommes se précipitèrent autour du véhicule. De son poste d'observation, Michael ne pouvait guère en voir davantage, car les branches de palmiers lui masquaient la vue. Lentement, il se déplaça du côté opposé, espérant que cette agitation soudaine lui apporterait la possibilité de s'éclipser discrètement. De temps à autre, Michael jetait un rapide regard derrière lui; pour le moment, il lui semblait que personne n'avait remarqué son absence. Il sauta du haut du rebord de la piscine, dans un petit bosquet de buis. Il songea un instant attendre ici la tombée de la nuit, avant de reprendre son évasion. Mais il se ravisa aussitôt : mieux valait pour lui s'enfuir le plus vite possible. Il laissa cependant s'écouler une minute avant de progresser au milieu des arbustes.

Michael avançait lentement, prenant mille précautions pour ne pas faire le moindre bruit. Il s'arrêta une seconde et regarda la villa, qui maintenant se tenait à plusieurs mètres de lui. Ensuite, son regard se porta sur l'épaisse clôture qui délimitait la propriété. Au-delà, songea Michael, se tenait la liberté. Sa liberté. Caché derrière un arbre, Michael prit son souffle avant de s'élancer en courant sur les derniers mètres, à découvert, qui le séparait de la liberté. A peine eut-il fait deux ou trois pas que, dans son dos, un coup de feu retentit. Il s'arrêta net.

- On cherche à nous fausser compagnie, Général ?

Il reconnut tout de suite la voix. Le chef était revenu. Il n'avait quitté la propriété que pendant quatre jours tout au plus. Sans se retourner, il entendit le bruit de pas qui venait vers lui.

- Voyons, Général, vous devriez savoir que ce n'est pas bien, pas bien du tout de me fausser compagnie.

Avec peine, Michael déglutit. Il se retourna.

- Sincèrement, je ne vois pas de quoi vous parlez. Je me promenais, tout simplement.

- Tout simplement... Ah Ah Ah... Et vous pensez que je vais vous croire.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. Il y avait une telle haine dans celui de son geôlier. Une telle rage.

- Venez Général, j'ai quelque chose à vous montrer.

D'un simple mouvement de la tête, le chef de la bande ordonna à ses hommes d'entourer le prisonnier. Encerclé par cinq hommes, le Général n'avait plus qu'à obéir. De toutes façons, avait-il vraiment le choix ?

Michael s'avança, rageant intérieurement d'avoir gâché une si belle opportunité de se faire la belle. Maintenant que le chef était revenu et qu'il l'avait lui-même surpris en train d'essayer de lui fausser compagnie, il savait que dans l'avenir, cela serait encore bien plus difficile.

Alors qu'il remontait le chemin menant à la villa, le chef, entièrement vêtu de noir, alluma une cigarette. Il savourait pleinement son plaisir. Il était revenu de Boston avec le sentiment d'avoir accompli sa mission. Il était certain que bientôt, il remporterait la victoire sur Capwell. Et alors, il n'aurait plus besoin de ce pleutre Général. Il pourrait lutter à visage découvert contre son vieil ennemi. Il lui devait une revanche sur lui, et sur Eden et Cruz aussi. Mais chaque chose en son temps. D'abord, il devait mettre à terre les Entreprises Capwell. Ensuite, il pourrait s'occuper de son véritable objectif : prendre sa revanche sur Eden Capwell et Cruz Castillo.

- Non, ne restez pas là, suivez-moi.

Le Général obéit et suivit son geôlier à l'intérieur de la villa. L'air, à l'intérieur, était étouffant. Personne ne fermait les volets durant la journée et personne non plus ne mettait la climatisation en marche.

- Asseyez-vous.

Sans broncher, le Général prit place dans un lourd fauteuil d'osier dans le salon. Il n'y avait pas grand-chose comme meuble : quelques chaises, une grande table couverte de papiers, d'armes et de munitions, et une télévision posée à même le sol. L'homme en noir l'alluma et glissa une cassette vidéo dans le magnétoscope posé par terre.

- Vous ne m'avez pas fait venir pour regarder la télé, j'imagine.

Rassuré par le fait qu'il n'allait pas être froidement exécuté pour sa tentative d'évasion, Michael Bradford retrouvait un peu de son caractère.

- Taisez-vous et regardez.

Un écran neigeux succéda à l'écran noir. En premier, il entendit des voix, des cris plutôt. On criait des ordres. Puis, petit à petit, l'image avança et des ombres se précisèrent. Sous la menace de plusieurs armes, deux hommes, torses nus, le visage masqué sous de la toile de jute, étaient assis au centre d'une pièce sombre. Les deux hommes ne bougeaient pas. Assis sur leurs genoux, les mains dans le dos, ils apparaissaient comme des otages. Plus aucun son ne filtrait. Puis, une main arracha les deux sacs. Le Général ne reconnut pas leur visage tant ils étaient marqués par des traces de violence. Les yeux au beurre noir, les lèvres en sang, les joues tuméfiées, voilà le portrait des deux hommes qu'il avait devant lui.

Michael avala sa salive.

- Je dois comprendre que c'est le traitement que vous me réservez.

L'homme en noir s'approcha de lui. Il se pencha très près de lui, leurs visages n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

- Pas la peine de le cacher, je sais que vous avez peur !!!

- C'est ce qui va m'arriver si je ne vous dit pas où se trouvent les papiers... Parce que si c'est le cas, vous pouvez commencer tout de suite, je n'ai pas peur de prendre des coups.

- Ne me tentez pas...

L'homme recula. Il prit une chaise et s'assit face au Général.

- Je vous présente entres autres Ted Capwell. C'est celui de droite.

- Ted Capwell... Le fils de...

- Oui. Le dernier fils de Channing. Il est actuellement retenu en otage en Irak, comme vous pouvez le constater sur cette vidéo, qui est bien entendu réalisée sans trucage.

- Qu'est ce qui me le prouve ?

- Rien. Si ce n'est votre bon sens. Je disais donc, Ted est retenu en otage, suite à un ordre signé de la main même du Général Michael Baldwin Bradford.

- Hein ?

- Dans l'ordre que je tiens ici.

Il sortit alors un papier d'une de ses poches.

- Le Général Bradford a donné l'ordre d'arrêter Ted et de l'interroger pour qu'il livre le nom des rebelles avec lesquels il travaille.

- Mais je n'ai jamais signé un tel document ! C'est un faux et vous le savez très bien. Cela ne se passera pas comme cela !

Furieux, le Général se leva de son fauteuil.

- Restez assis.

- Non.

- Restez assis, où il pourrait vous arriver bien pire encore.

- Vous ne me faites pas peur, vous savez. Vous voulez détruire Channing Capwell, c'est votre problème, mais ne comptez pas sur moi pour vous aider. Jamais je ne cautionnerai ce que vous commanditez, jamais je ne cautionnerai le kidnapping de Ted Capwell. Jamais. Vous voulez que je vous dise où sont les papiers pour les détruire, n'est-ce pas ? C'est hors de question. Je fais pleinement confiance à Channing, il va se battre et surtout il va gagner. Il va vous détruire, et dès qu'il en aura fini, je ne donne pas cher de votre peau...

- Vous avez fini ?

A son tour, l'homme se leva.

- Parce que moi, je n'ai pas terminé...

Il s'approcha du Général. Il semblait si faible devant son geôlier.

- Tenez, regardez.

L'homme lui glissa une photo entre les doigts. Michael la reconnut tout de suite. Il était habillé en militaire au côté de Grant Capwell. Michael pâlit...

- Où... Où... Ce n'est pas possible...

- Vous voulez peut-être que je vous montre les suivantes.

- Non....

- Pardon, vous pouvez parlez plus fort ? Je n'ai rien entendu.

Michael leva les yeux sur l'homme en noir.

- Je n'ai pas entendu.

- Non.

- Parce que je connais votre petit secret à vous et à Grant. Je suis sûr que l'armée américaine verrait cela d'un bon oeil.

- Vous êtes une ordure.

Face à lui, l'homme lui souriait.

- Où sont les papiers ?

- Dans mon bureau de ma maison à Newport. C'est là que je garde tous mes papiers personnels.

- Voilà qui est mieux. Je vous laisse la photo, elle vous rappellera de vieux souvenirs...

- Vous êtes une ordure de la pire espèce. Vous êtes sans coeur....

- Sans coeur... Si vous saviez que c'est grâce à mon coeur que j'ai appris vos petits secrets... Ah Ah Ah Ah ! ! !

Un rire glacial résonna dans la pièce, laissant sans force le Général Michael Bradford...

 

Villa Capwell.

Trônant derrière son bureau, Channing Capwell consultait des dizaines de dossiers. Face à lui, de temps à autre, son regard se portait sur l'imposante maquette du projet de Pacific Sud. Pour l'heure, tout son être se concentrait sur la réalisation de ce nouveau projet. Il recherchait un architecte à qui confier le projet, des entreprises capables de passer le plus rapidement possible de l'étape projet à l'étape réalité. Certes, Daniel McBride et Pilar Alvarez lui avaient offert une aide inespérée, mais à présent, il devait reprendre la main et conduire le projet jusqu'à son aboutissement. Pacific Sud lui offrait une chance inespérée, celle de changer l'image des Entreprises Capwell et surtout celle de lui ouvrir de nouvelles portes, celles du XXIème siècle.

Channing repoussa loin de lui une pile de documents.

- Incapables de comprendre ce qu'on attend...

Channing se leva et s'approcha de la baie vitrée qu'il avait faite ouvrir lors de la restauration de la villa. La pièce était idéalement positionnée dans la villa. Devant lui, s'étendait maintenant le parc de sa propriété. Au premier plan, il pouvait admirer la roseraie construite par sa grand-mère, et au-delà, le parc et ses restes calcinés.

- Tant de gâchis pour m'atteindre... Heureusement, la villa n'a pas été détruite...

Perdu dans ses pensées, Channing n'entendit pas frapper à la porte du bureau.

- Monsieur Capwell, ces messieurs désireraient vous parler.

- Pardon ?

- Ces messieurs veulent vous parler.

- Très bien, merci. Entrez Connor, je vous en prie.

Derrière sa domestique se tenait le policier Connor McCabe, suivi de trois autres policiers en uniforme. Le groupe de la police pénétra dans la pièce, et Channing se replaça derrière le bureau, instaurant volontairement une barrière entre lui et le commun des mortels. Derrière ce meuble, Channing gouvernait non seulement les Entreprises Capwell, mais aussi le monde qui s'étendait à ses pieds.

- Que me vaut l'honneur de votre visite ?

Fidèle à sa réputation, Channing fixait intensément du regard Connor, l'ancien petit-ami de Kelly. Connor n'avait pas supporté le départ et la rupture de Kelly et, à plusieurs reprises, il était venu à la villa pour crier sa colère et son malheur. Depuis, Connor se concentrait sur le travail, profitant avec grande satisfaction de l'incendie pour approcher à nouveau le maître des lieux, et peut-être Kelly.

Connor finit par détourner le regard et le posa sur la maquette de Pacific Sud.

- Joli projet, Monsieur Capwell. J'espère que vous pourrez le mener jusqu'à son terme.

- Je te remercie de ton intérêt pour mes affaires, Connor. Mais, je ne pense pas que vous vous soyez tous déplacé pour me parler de Pacific Sud.

Connor semblait encore plus mal à l'aise. Channing Capwell ne lui offrait aucune possibilité de lui faciliter la tâche.

- Non, bien sûr.

Au même moment, on frappa à nouveau à la porte du bureau. Pearl pénétra dans la pièce sans y être convié et se présenta devant Channing Capwell.

- Entrez Pearl, je vous attendais.

- Monsieur Capwell, je suis venu avec les documents... Peut-être que je vous interromps...

- Non, pas du tout, Pearl. Mais laissez-moi vous présenter le lieutenant Connor McCabe de la police de Santa Barbara, et trois de ses collègues.

Pearl serra la main des policiers, tout en se présentant à eux.

Lorsqu'il serra la main de Connor, il sentit une certaine retenue chez lui. Connor détailla Pearl. Au moment de leur relation, Kelly lui avait parlé de lui, de l'ambiguïté de leur relation, des attentes de Pearl... Connor sourit intérieurement : voila deux des prétendants éconduits de la douce Kelly Capwell, éconduits car ni l'un ni l'autre en dépit de leur gentillesse et de leur amour n'arrivaient à la hauteur de Joe Perkins ou de Jeffrey Conrad.

- Connor, si c'est en rapport avec l'incendie, faites-moi un rapport, je le lirai plus tard.

- C'est en rapport avec l'incendie, mais...

Connor s'avança vers le bureau, tout en fuyant Capwell du regard.

- Mais... Mais, je ne peux pas vous faire un rapport. C'est que... Que...

Channing Capwell avait replongé dans l'étude d'un dossier.

- Que ? Pouvez-vous abréger Connor, je n'ai pas que cela à faire. Je vous ai connu plus bavard, à une époque.

Connor rougit. Channing faisait allusion à une entrevue des plus gênante pour lui, où croyant qu'il confessait son amour à Kelly, il n'avait que parlé à une porte derrière laquelle se trouvait Channing Capwell. Blessé dans son amour propre, Connor réagit vivement et ensuite attaqua.

- Certainement, et je ne serais pas le seul à reconnaître être impressionné par le puissant Channing Capwell, puisque je sais de source sûre que même vos enfants ont des difficultés à parler avec vous.

- Venez-en au fait...

L'ambiance dans le bureau était des plus électriques.

- Bien.

- Monsieur Capwell, permettez-moi de vous annoncer que suite à l'incendie, de forts taux de plomb et d'arsenic ont été retrouvés sur le sol et dans l'eau à proximité des bâtiments.

- Du plomb et de l'arsenic ? Et bien sûr, il y aurait un lien entre ces taux et l'incendie. Et donc un lien avec les Entreprises Capwell.

- Cela reste encore à prouver. Mais selon les associations écologistes, ce lien est évident.

- Et ?

Channing posa son dossier et s'intéressa vraiment aux propos de Connor.

- Et...

- Et, une plainte à été déposée contre vous, et comme le procureur craint que vous ne quittiez la ville...

- Que je quitte Santa Barbara ?

- Oui.

Channing fronça les sourcils. Son cerveau commençait à établir des connections.

- C'est absurde. Jamais je ne fuirais...

- Peut-être... Mais face à cette inquiétude, le procureur de la ville, soutenu par le gouverneur et harcelé par les associations écologistes, a décidé de vous convoquer sur le champ pour un interrogatoire.

- Pardon ?

Channing s'approcha de Connor. Ses traits se transformèrent. La colère et la rage se lisaient sur son visage.

- Pardon...

Les deux hommes n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

- Monsieur Capwell, je suis venu pour vous conduire au bureau du procureur.

- Dites le clairement, vous êtes venu m'arrêter. Et j'imagine que vous y trouvez du plaisir... Voyons, Connor ne faites pas cette tête-là, Kelly a repoussé vos avances et, indirectement, vous vous servez de cet incendie pour vous venger...

- Je n'ai pas ce pouvoir, Monsieur Capwell. C'est le procureur qui a choisi cette possibilité.

- Allez, c'est bon, je n'ai pas pour habitude de me défiler. Puis-je passer un coup de fil ?

- Non, vous le ferez du poste.

- Bien. Pearl, joignez Julia pour qu'elle prenne ma défense, et qu'elle me retrouve chez le procureur.

Puis en regardant Connor :

- Et bien allons-y. Mais je vous jure Connor que vous me payerez cet affront. Je vous le promet.

Channing, narguant Connor, se tourna vers les policiers.

- Vous voulez peut-être me passer les menottes ?

Les policiers regardaient Connor, attendant de leur chef un signe pour la politique à suivre.

- Ce n'est pas la peine, Monsieur Capwell..

- Si c'est pour ma réputation, c'est très aimable de votre part. Cela ne m'empêchera pas de vous le faire payer très vite, quand je serai de retour.

Sous l'oeil de Pearl, Connor escorta Channing Capwell. Surpris par cette démarche, Pearl n'avait rien dit. Connaissant Channing, il savait qu'il serait capable de se défendre. Aussitôt, Pearl prit le téléphone et composa le numéro de Julia Capwell.

 

Salle de réunion d'Armonti's.

Très nerveuse, Sophia Armonti pénétrait dans l'ascenseur afin de gagner l'étage de la direction de sa société Armonti's. Elle savait qu'aujourd'hui elle allait mener une difficile bataille : on essayait de prendre le contrôle de sa compagnie et elle allait tout faire pour empêcher ce sinistre individu de réussir son coup. Parallèlement, Sophia luttait dans sa chair pour vaincre le cancer qui la rongeait à nouveau. Depuis quelques temps, elle passait de très mauvaises nuits : de violents accès de douleur la réveillaient.

Alors que l'ascenseur commençait sa montée vers le 34ème étage de l'immeuble, Sophia s'accrocha au bras de Lionel. Coup du sort, Sophia se retrouvait totalement seule pour affronter la maladie et pour défendre sa compagnie. L'homme qu'elle aimait depuis 1960 avait choisi de s'éloigner d'elle : malgré toutes les belles étapes de leurs vies, et en dépit de toutes leurs batailles, Channing s'était détourné d'elle.

- Ca va ?

- Oui, cela va aller.

Lionel posa sa main libre sur celle de Sophia. Il la regarda avec une infinie tendresse. Il y a une éternité de cela, ils s'étaient aimés. Puis, vint le temps de la haine. Et maintenant qu'ils s'étaient retrouvés, ils se comportaient comme un couples d'amis qui avaient traversé toute une vie côte à côte.

- Tu sais qu'Augusta est revenue s'installer à la villa.

- Je m'en doutais un peu. Quand je l'ai vu monter sur le bateau, j'ai vu dans ton regard une petite étincelle... Je suis très contente pour vous; et j'espère que vous vous retrouverez.

- Merci.

- A la fois pour toi et aussi parce que je pense que Gina pourrait bien nous faire une attaque...

Devant cette évidence, Sophia ne put s'empêcher de sourire. Quant à Lionel, il n'eut pas le temps de prendre la défense de son épouse, car les portes de l'ascenseur s'ouvraient. Comme ils traversaient le couloir menant à la salle de réunion, ni Sophia ni Lionel ne prêtèrent attention à la femme qui dévisageait Sophia Armonti. Ses yeux noirs, identiques à la couleur de sa chevelure, restaient rivés sur Sophia. Et même si durant une fraction de secondes, leurs regards se croisèrent, Sophia ne parut pas la reconnaître.

Tant qu'elle se trouvait dans le couloir en même temps que Sophia Armonti, elle ne bougea pas. Certes ses jambes tremblaient légèrement, elle n'avait pas revu la Comtesse depuis de longues années, mais si elle choisit de rester immobile, c'était simplement pour pouvoir l'observer. L'observer le plus longuement possible. Intérieurement, le feu de la colère et de la vengeance italien bouillonnaient en elle; elle arriva à le contenir néanmoins, certaine que d'ici quelques minutes, elle pourrait lui laisser libre cours.

Dès que Lionel referma la porte du bureau de Sophia, son oncle s'avança vers elle. On guida son fauteuil pour qu'il se place devant elle, et lui lança un regard chargé de reproches.

- Qu'aurais-tu fait si elle t'avait reconnue ?

- Je ne sais pas. Je voulais la voir. Juste la voir, pour m'assurer que je suis bien aussi forte que je le pense.

- Et ?

Venise passa derrière le fauteuil de son oncle et le poussa en direction de la salle où, dans quelques instants, allait se tenir la réunion extraordinaire du conseil d'administration.

- J'irai jusqu'au bout de ma vengeance. Elle nous a tous oubliés, toi, moi, notre famille. Alors, oui, j'irai jusqu'au bout de ma vengeance et je lui prendrai tout : son nom, son titre et sa société...

- C'est bien, Venise.... N'oublie pas que c'est elle qui a choisi de tourner la page, de te chasser de sa vie...

- Je sais tout ceci, mon oncle. N'ayez aucune crainte.

Venise s'agenouilla devant son oncle, elle lui déposa un baiser sur le front.

- Mais plus que tout, je veux me venger aussi pour toi. Pour toi. Où était Sophia quand tu as eu ton accident cérébral ? Ici, avec ceux qu'elle considère comme sa famille... Même après tout ce que tu as fait pour elle... Alors, elle va payer...

Dans la salle du conseil, la tension était à son comble. Aaron Zimmerman et Arthur Welling rentrèrent les premiers, accompagnés par George, le fidèle bras droit de Sophia. Comme à leur habitude, les deux hommes prirent place l'un à côté de l'autre. A eux deux, ils représentaient les petits actionnaires de la société, soit 15% de la compagnie. George avait passé toute la matinée en leur compagnie, essayant de percer avec eux l'identité du nouvel actionnaire.

Les trois hommes s'installèrent, et George but le verre d'eau devant lui. Il avait la gorge sèche, comme prise dans un étau. Il lui semblait qu'il était seul à songer au pire, il se sentait comme le capitaine d'un navire qui fonçait droit sur les récifs, et personne autour de lui ne donnait l'impression de s'en rendre compte. Tous les jours, il prenait contact avec le directeur de Cosmetic's Art, une société d'investisseurs spécialisés dans les industries cosmétiques, afin de connaître à l'avance son choix en cas de renouvellement de confiance à Sophia. Bien sûr, ce dernier ne lui avait rien promis; tout le monde connaîtrait son choix en temps et en heure. Pour la première fois, George s'attendait à le voir venir en chair et en os au conseil d'administration.

Pour le moment, ils n'étaient que les habitués. Aaron, Arthur et Mort Fielding, un actionnaire texan qui détenait, suite au décès de son épouse, 10% des parts. Mentalement, George faisait les comptes : Aaron et Arthur détenait 15% via les petits porteurs, Sophia Armonti en détenait 35, Mort 10 et Cosmetic's Art 10 aussi; ce qui laissait sous-entendre que dans le pire des cas, le mystérieux actionnaire détenait 30% des parts. Sophia pouvait être renversée du siège de la présidence.

George regarda sa montre et, au même moment, Sophia, accompagnée de Lionel Lockridge, pénétra dans la salle de réunion. Tout de suite, il remarqua les traits tirés qui marquaient le visage de Sophia. George respira, leur dernier entretien semblait avoir porté ses fruits et Sophia paraissait réaliser l'ampleur du drame.

Sophia s'installa à sa place, après avoir salué chacun des membres du conseil d'administration et après avoir personnellement présenté Lionel Lockridge à tous.

- Messieurs, nous voici donc réunis pour une assemblée extraordinaire. Comme je vous l'ai dit, nous sommes ici à la demande express d'un nouveau membre, qui n'a pas jugé bon de se faire connaître avant cette séance... George, pouvons-nous commencer ou bien faut-il attendre ?...

- Je crains qu'il ne faille l'attendre, puisque seule sa requête figure à l'ordre du jour.

Sophia se leva alors. Elle se sentait prête, non pas à partir, juste à laisser les commandes du navire dans les bras des seules personnes en qui elle avait pleinement confiance : Lionel et George. Elle en avait longuement discuté avec eux. Il n'y avait pas d'autres choix possibles. Elle voulait faire une pause pour pouvoir subir un nouveau traitement contre son cancer. Elle avait déjà tout préparé : officiellement, elle prenait un peu de vacances en Europe et, en réalité, Sophia partait pour Paris, afin de subir un traitement expérimental. Seuls les deux hommes connaissaient son secret. Et elle avait exigé que cela reste ainsi.

- Messieurs, je vais saisir cette opportunité pour vous faire part d'une décision que j'ai été contrainte de prendre.

Tous les regards se portèrent sur Sophia Armonti.

- Je sais parfaitement que cela va vous surprendre, surtout en de pareils moments, mais je suis certaine du bien fondé de ma décision...

Tous les actionnaires se regardaient; personne ne comprenait ce qui était en train de se passer. Seul George gardait la tête baissée.

- J'ai décidé...

Soudain, la porte principale de la salle s'ouvrit et Venise entra dans la pièce. La jeune femme était seule. Aussitôt, tous les regards se portèrent sur elle. Venise s'avança et s'appuya sur le dossier d'un fauteuil de libre, précisément celui qui faisait face à Sophia.

Lentement, mesurant chacun de ces gestes, elle déposa sur la table un épais protège-document de cuir rouge, frappé aux armoiries de la famille Armonti. Les yeux noirs de Venise brillaient et lançaient de nets éclairs vers Sophia. Tout le monde put remarquer l'air qui se chargeait d'électricité. Au bout de quelques secondes qui parurent interminables, George prit la parole.

- Bonjour Madame, je suppose que vous êtes...

- Le nouvel actionnaire. Oui, c'est exact.

George se leva et s'approcha de la jeune femme. Il lui tendit une main, que Venise mit un moment avant de serrer.

- Je me présente, je suis George, le bras droit de la présidente Madame Sophia Armonti. Vous avez ici réunis les principaux actionnaires de la société. Voici d'abord Aaron Zimmerman et Arthur Welling qui représentent l'ensemble de nos petits porteurs. Et à gauche de Madame Armonti, Monsieur Fielding.

Lorsque George les présenta, chacun des actionnaires inclina la tête pour souhaiter la bienvenue au nouveau membre.

- Nous vous attendons afin de régler l'ordre du jour, puisque c'est à votre demande que nous sommes aujourd'hui réunis.

Face à eux, personne ne remarqua la pâleur du visage de Sophia. Quelque chose dans le son de sa voix, dans sa façon de se tenir, lui rappelait vaguement quelque chose ou quelqu'un, mais pour le moment, elle n'arrivait pas à mettre un nom ou un visage sur cette impression.

- Merci George pour ces présentations. Je suis venue me présenter à vous pour différentes raisons. La première, c'est simplement parce que je pense que votre présidente actuelle, non seulement ne gère pas au mieux vos intérêts, mais m'a usurpé la place.

Tout le monde passait de Sophia à la mystérieuse femme, cherchant sur les visages des clés pour comprendre ce qui était en train de se passer. George recula et retourna à sa place.

- Je suis donc venue pour reprendre ce qui me revient légitimement de droit.

- Et quel serait ce droit légitime qui vous ferait prendre ma place ? Cette société, je la tiens de feu mon mari, le Comte Armonti...

Alors qu'elle s'exprimait, un flot de souvenir surgit dans l'esprit de Sophia. En une seconde, elle revit la magnifique villa de Toscane, le Comte le jour de leur première rencontre, de leur mariage... Puis ce furent des visages qui se dessinèrent. Bien sur Marcello, l'enfant adoptif du Comte, qui les avait présentés l'un à l'autre. Puis, une jeune fille... Venise Armonti, la fille de la jeune soeur du Comte...

- Venise, c'est toi ?

Enfin, Sophia l'avait reconnue. Elle lui facilitait la tâche; elle allait enfin pouvoir passer aux choses sérieuses : sa vengeance.

- Oui, Sophia c'est bien moi. Venise Armonti...

Passé l'instant de surprise, Sophia se dirigea vers sa nièce.

- Venise, comme je suis contente de te revoir...

- Tant mieux. Pourtant, si tu en avais tant envie, j'étais en Italie pendant toutes ces années. Je n'ai pas beaucoup bougé tu sais...

Le ton, la réplique, stoppèrent net Sophia. Il n'y avait aucune chaleur dans ces paroles.

- J'étais en Toscane, dans la villa familiale, celle que tu as abandonné...

- Et c'est pour cela que tu reviens... pour te venger... de moi...

- Exactement. Je suis venue pour te reprendre ce que tu m'as volé, mon héritage, mon nom et mon titre...

- Mais... Mais...

- Tais-toi. Tu m'as dépouillé de mon héritage et aujourd'hui, je viens tout de reprendre.

Sophia blanchissait à vue d'oeil. Elle ne comprenait pas. Elle revoyait la jeune fille, abandonnée par sa mère, qui vivait sous le toit du Comte, en Toscane. Le Comte n'avait jamais accepté que sa soeur fasse un enfant hors mariage. S'il avait accepté l'enfant, il n'avait plus jamais voulu revoir sa soeur, Francesca Armonti. Même le jour de sa mort, il avait refusé de rendre hommage à celle qui avait terni le blason Armonti. Il l'avait dépouillée de ses biens et de ses titres pour devenir à lui tout seul l'unique propriétaire d'Armonti's.

- Tu veux te venger de moi, mais je ne suis pour rien dans ce qui t'es arrivé, dans ce qui est arrivé à Francesca. Je n'y suis pour rien...

- Si, tout est de ta faute. Si tu n'étais pas parue si exemplaire, si parfaite au yeux du Comte, il aurait fini par pardonner à ma mère. Mais avec toi à ses côtés pour lui distiller ton venin, ce n'était pas possible....

- Arrête, Venise, tu dis n'importe quoi. Ah oui... Oui, je me suis toujours occupée de toi, pendant toutes ces années. Je t'ai aimé comme ma fille...

- Ah Ah Ah...

Le rire de Venise glaça le sang de Sophia.

- C'est exact, comme ta fille. Et comme avec tes vrais enfants, tu n'as pas hésité à m'abandonner, sans plus jamais te soucier de ma vie. Plus jamais.

- Ce n'est pas vrai ! ! !

Des larmes commençaient à rouler sur les joues de Sophia : des larmes amères, terribles, parce que les propos de Venise comportaient un semblant de vérité. Après son retour à Santa Barbara, Sophia avait complètement occulté cette partie de sa vie, inconsciente du mal qu'elle pouvait alors faire à ceux et celles qui l'aimaient de l'autre côté de l'océan.

- Si, c'est vrai. C'est la vérité, Sophia. Ose dire le contraire.

Sophia reculait, tandis que Venise s'approchait d'elle.

- C'est la vérité ! ! !

- Non...

- Alors, dis-moi où tu étais pendant toutes ces années. Te souciais-tu de moi ? De Marcello ? Grand Dieu, non, tu étais bien plus occupée à aligner les hommes dans ton lit !...

- Ce n'est pas vrai...

- Arrête de sangloter, je ne m'apitoierais pas sur ta pauvre vie. Je suis venue pour me venger. Nous venger, moi et Marcello.

- Marcello ! ! !

Soudain Venise se retourna et un homme en fauteuil roulant s'avança vers Sophia. En dépit des années, Sophia reconnut tout de suite son beau-fils, ce psychiatre qui l'avait soutenue après sa noyade, après la mort de Channing Junior. Marcello... Son ami...

Elle ne put que murmurer au milieu des larmes.

- Marcello...

- Hein, Sophia, où étais-tu pendant que Marcello, ton ami, a eu son attaque cérébrale ? Où étais-tu...

C'en était trop pour la pauvre Sophia qui s'évanouit au pied de Venise...

Chapitre 8