Santa Barbara, Acte 2

Chapitre 33 : Echec au roi...

 Accueil   Home  

J'ai eu tort, je suis revenue
dans cette ville loin perdue
où j'avais passé mon enfance.
J'ai eu tort, j'ai voulu revoir
le coteau ou glissaient le soir
bleus et grises ombres de silence.
Et je retrouvais comme avant,
longtemps après,
le coteau, l'arbre se dressant,
comme au passé.
J'ai marché les tempes brûlantes,
croyant étouffer sous mes pas.
Les voies du passe qui nous hantent
et reviennent sonner le glas.
Et je me suis couchée sous l'arbre
et c'étaient les mêmes odeurs.
Et j'ai laissé couler mes pleurs,
mes pleurs.

 

Maison de Mason et Julia Capwell.

La nuit régnait en maître absolu sur toute la baie de Santa Barbara. Depuis un moment déjà, Julia connaissait un sommeil agité; son esprit et son corps semblaient véritablement souffrir de l'absence de Mason qui avait quitté le lit conjugal quelques heures plus tôt. Dans le lointain, une horloge sonna la demie de 3 heures. Réveillée par le vide glacial à ses côté, Julia se redressa dans le lit, quelque peu effrayée de ne pas sentir la présence de Mason à ses côtés. Aussitôt, elle s'empara de sa robe de chambre et partit à la recherche de son époux. Guidée par un rayon de lumière, elle le retrouva sur la terrasse de leur villa.

Mason, enveloppé dans un drap, était assis à une table, entouré d'une multitude de livres et de documents.

Julia remarqua tout de suite la présence de la bouteille de whisky à ses côtés. Pour l'heure, elle semblait pleine. Et appuyée contre le montant de la baie vitrée, elle le regarda travailler.

Mason s'activait à préparer la ligne de défense de Gracie Lively : même s'il ne s'occupait pas personnellement de sa défense, il avait promis à Gracie et son avocat de les aider.

Soudain, après avoir lu et relu la déclaration en vue de l'ouverture du procès, Mason ouvrit la bouteille et en remplit son verre. Il le garda un moment entre les mains et regarda minutieusement le précieux liquide, alors que Julia, à quelques pas de lui, sentait le froid s'engouffrer en elle. Julia ne bougeait pas. Mason, lui, se leva et se dirigea vers l'extrémité de la terrasse où il renversa l'alcool dans un massif de fleurs. Le soupir de soulagement qu'il entendit derrière lui fit se retourner Mason.

- Je te cherchais, je me suis sentie seule dans le lit...

Surpris le verre à la main, Mason choisit son arme de défense préférée.

- J'arrosais les plantes !

- J'ai vu.

Mason se rapprocha de la table. Il prit plusieurs pages et les tendit à Julia.

- Je rédigeais les lignes de défense pour le procès de Gracie. Si tu veux les lire...

- Merci. Comme je te l'ai déjà dit, et contrairement à toi, je ne peux pas comprendre son geste. Tu pourras me dire tout ce que tu veux, à mes yeux et indépendamment de la loi, elle est coupable.

Mason reposa son verre et observa sa femme. Depuis qu'il l'avait croisée et aimée, Julia n'avait pas changé, elle restait cette femme forte, indépendante, où le monde était soit noir, soit blanc. Il ne pouvait pas y avoir de gris. Et il en était de même pour les êtres : on était bon ou mauvais. Un instant, il se demanda de quel côté penchait aujourd'hui la balance pour lui... Mason savait qu'il errait de l'autre côté de la barrière, du mauvais côté, et qu'il n'avait jamais fait l'effort de, non pas conduire Julia à lui, mais de lui montrer l'existence du chemin pour marcher jusqu'à lui.

- Le manque d'amour...

- Pardon, Mason ?

- Je disais : le manque d'amour... C'est ce sentiment qui nous façonne, qui conditionne Gracie.

- Mason, non... Il me semble que nous lui avons tout pardonné par amour... Il est des limites qui sont infranchissables. Et là, à mon sens, elle a franchit LA limite.

- Peut-être... Mais quand tu l'entends parler du vide autour d'elle, quand elle décrit ce sentiment d'absence de vie en elle; il en est presque palpable... J'arrive à le voir, j'arrive à le ressentir. Parce que je le porte en moi. Je suis comme elle. Je porte en moi le même mal, le même démon... L'absence d'amour nous rend littéralement différent de vous. C'est quelque chose, un peu comme une cicatrice, que nous portons au plus profond de nous et qui conditionne chacun de nos actes. Je l'ai en moi Julia, et je n'y peux rien. Et toi non plus tu n'y peux rien. Tout comme nous n'y pouvons rien pour Gracie. Il est trop tard pour elle, tout comme il est trop tard pour moi... Nos blessures sont trop profondes pour qu'on puisse espérer une guérison... Et sur mes blessures, point de sutures...

- Mason, je suis là, à tes côtés... Avec tout l'amour du monde...

- Je le sais, Julia. Et je le ressens. Mais, nous avons une soif insatiable de l'amour qui nous a fait défaut. Gracie voulait exister, être vivante, et pour cela un jour elle a eu un enfant, et un autre jour elle a tué. Et moi, j'ai peur de ce que je pourrais être vraiment capable de faire.... J'ai peur Julia. Alors pour effacer cette peur de mon esprit, je me suis mis à boire... Et je ne veux pas que Brandon connaisse ce sentiment... Il peut être encore sauver...

Des larmes amères roulaient sur les joues de Mason. La carapace de l'aîné des enfants Capwell se fêlait en plusieurs endroits. Seule Mary, la douce Mary, avait eu dans le passé le privilège de voir Mason Capwell à nu.

En entendant ces mots, le coeur de Julia s'ouvrit : Mason était à elle. Elle n'avait aucune crainte à avoir de la part de Gina ou d'une autre, Mason était à elle... Et en cette seconde, il venait de lui faire la plus belle, la plus grande déclaration d'amour : il lui avait confié sa peine. Il venait de déposer à ses pieds le masque de sa souffrance et, ensemble, ils allaient porter ce fardeau.

- Je vous aime, Mason Capwell. N'en doutez jamais. Et je vous aime parce que vous êtes un bon père pour Sam, un bon mari pour moi... Je vous aime parce que vous méritez l'amour que je porte... Parce que vous êtes un homme bon...

Julia s'avança vers son mari, le prit dans ses bras et l'embrassa fougueusement.

Lentement, le drap qui habillait Mason glissa le long de leur corps. Mason porta Julia jusqu'à un transat où ils s'allongèrent et laissèrent leurs corps se prouver la force de cet amour.

Toutefois, au fond de l'esprit de Mason, une petite voix résonnait : en dépit de tout l'amour de Julia, de tout l'amour de Samantha, cela ne pourrait peut-être pas être suffisant pour combler tout le manque d'amour qui avait asséché son coeur...

 

Galerie d'art, New York.

La neige avait cessé de tomber. Kelly Capwell avait décidé de se rendre à pieds à la soirée de vernissage proposé par une galerie d'art. Elle, qui avait grandi sous le soleil californien, appréciait particulièrement ces jours de neige; la vie suspendait son cours et le silence qui en découlait l'emportait bien loin de ses souvenirs de Santa Barbara. Kelly resserra les pans de son manteau. Encore quelques minutes et elle se retrouverait plongée dans un monde fait de faux semblants qu'elle avait finis par connaître et apprécier.

Peu de personnes attendaient devant l'entrée de la galerie. Kelly se présenta à un agent de sécurité, lui tendit son invitation V.I.P. et on la conduisit à l'intérieur des vieux entrepôts réaménagés en galerie d'art. Et Kelly se retrouva plongée dans un univers proche de celui qu'elle avait connu à Santa Barbara. Discrètement, Kelly se faufila loin du groupe de photographes venu couvrir la soirée.

Tout de suite, une toile attira le regard de Kelly. Composée de photos de regards, l'oeuvre d'art couvrait la globalité de la palette des émotions au travers de regards d'hommes, de femmes et d'enfants. Kelly s'arrêta un moment pour la détailler. Elle se sentit littéralement happée par l'oeuvre de l'artiste, un jeune artiste français du nom de Nicolas, certains regards ravivant des émotions de son passé. Figée devant la toile, elle en oubliait les présences autour d'elle. Soudain, le temps se figea...

Un souffle glacé surgissant du passé entoura Kelly et la ramena brutalement à Santa Barbara, une éternité plus tôt. Après les premières notes de musique, la voix reconnaissable de Jeffrey Osborne emplit la galerie. Observée par une masse d'yeux braqués sur elle, Kelly sentait le sol s'ouvrir sous ses pieds. A celle de Jeffrey Osborne, d'autres voix se mêlaient, celle de Joe Perkins, son tendre amour, mais aussi celle de Peter Flint...

Alors que son coeur battait la chamade, Kelly, prise de vertiges, se rua vers la sortie dans une course effrénée, indifférente au monde qui se mit alors à la dévisager...

 

Bibliothèque de Santa Barbara, bureau de Bridget Dobson.

Augusta Lockridge prit place devant Bridget Dobson.

- Merci d'avoir accepté de répondre à ma demande, Bridget.

- En avais-je vraiment le choix, Augusta ! Votre demande d'aide était si impérative !!

- Bridget, nous savons vous et moi que vous n'êtes pas femme à vous laisser commander, surtout pas par une femme comme moi...

- Détrompez-vous, Augusta. Certains diraient qu'il y a un peu de moi en vous... A lire les péripéties des Lockridge dans les journaux, Jerome et moi retrouvons une certaine part de notre vie de couple...

- Ah ! ! Ah ! ! N'essayez pas de m'abuser, Bridget. Lionel et moi sommes si hilarants, outrageants, imprévisibles et si non-conventionnels que personne ne peut s'identifier à nous...

- Augusta, votre ego vous perdra un jour. Si jamais j'écrivais ma biographie, vous seriez surprise de voir à quel point vous et moi nous nous ressemblons... Un peu comme si j'avais créé le personnage d'Augusta pour parler de ma vie...

Augusta ne put s'empêcher de sourire. Tout en terminant sa tasse de café, elle se jurait qu'elle était unique. A part Lionel et elle, qui pouvait s'amuser avec un cercle de vérité ? Non, Augusta choisit de croire que Bridget lui mentait.

- Très bien, Bridget. Puisque nous sommes un peu jumelles, pouvez-vous m'en dire plus sur ces photos, vous qui êtes un peu la mémoire vivante de Santa Barbara ?

Bridget prit entre ses doigts les trois photos en noir et blanc que lui avait subtilement glissées Augusta. Son regard s'arrêta sur chacun des visages; Bridget sentit les souvenirs affluer en elle. Elle songea un instant à toutes les intrigues de l'époque... A toutes ces intrigues que les anciens occupants de son poste n'avaient pas su voir. Elle songea au manque total d'imagination du directeur de la société à l'époque : New World Memories... Si elle avait conservé son poste, Bridget était certaine que Santa Barbara serait différent...

- Vu l'âge de C.C., je dirais que ces photos ont été prise il y a plus de trente ans, Bridget.

- Effectivement.

Bridget marqua une pause, laissant le temps aux souvenirs de refaire surface. Augusta lui parlait, mais elle n'écoutait plus.

- La première photo a été prise sur les terres Capwell, à peu près à l'endroit où se dresse aujourd'hui votre bureau à Pacific Sud. A l'époque, les Capwell voulaient faire tout autre chose. Sur la première photo, on trouve Channing et son frère Grant. Il y a aussi Franco Parisi et Hal Clark.

- Et sur la troisième ? Celle où l'équipe semble être au complet...

- Vous avez raison : on peut vraiment parler d'équipe, avec toutes les tensions que l'on peut avoir. Au centre, la seule femme est Pamela. C'est elle qui scinde en deux l'équipe. D'un côté, vous avez Channing, alors que tout le reste de l'équipe est de l'autre côté. On a Hal Clark, le géomètre en charge du projet. Franco Parisi, qui a l'époque s'occupait de vendre le projet. Harland Richards et Paul Galveston, qui apportaient les fonds nécessaires. Cette photo, bien que tout le monde sourit, sonne la fin du projet. Quelques jours plus tard, Hal sera assassiné par Pamela. Le groupe se séparera sans que le projet ne soit mené à son terme.

- A-t-on une idée précise du projet ?

- Pas vraiment. D'après ce que j'ai pu lire ici où là, il aurait s'agit de travailler sur l'extraction de minerais ou de pétrole, je ne sais pas vraiment.

Augusta resta un moment songeuse. Il lui manquait encore d'autres éléments.

- Bridget, sur la dernière photo qui est la plus récente, on retrouve Franco et C.C., accompagnés d'autres personnes...

- Effectivement.

Bridget prit la dernière photo qui était en couleurs.

- Là, c'est Franco et C.C. qui se tiennent par les épaules. A côté, vous avez Paul Galveston, sa femme Ruth et un associé, Gregory Sumner, ainsi que Harland Richards.

- Le sénateur Sumner ?

- Oui. A cette époque, ils ont essayé de relancer le projet. Mais, à cette époque en Californie, on commençait à parler écologie. Contre le projet, il y avait une ligue qui les suspectait de vouloir rejeter de l'arsenic dans la nature. C'est à peu près au même moment que Franco disparut sans laisser de trace.

- Alors qu'il n'était pas si loin ! A l'époque, a-t-on envisagé des suspects ?

- Personne. On ne savait même pas qu'il pouvait s'agir d'un meurtre. Après la fin du premier projet, Franco est retourné s'installer à Las Sirenas. A plusieurs reprises, C.C. allait le voir. Je sais qu'il est revenu à Santa Barbara un jour, avec son fils Robert. Il y eut aussi des disputes avec Gregory Sumner, et ce dernier est parti s'installer plus au nord, à Knots Landing... J'ai toujours cru que l'ambition démesurée de Sumner avait mis un terme à l'amitié entre Franco et C.C.. Je crois que seul un membre de cette équipe peut vraiment nous dire ce qu'il s'est passé. Personnellement, je vois mal Channing tuer Franco. Je verrais bien Pamela... A cette époque, tout le monde la croyait morte. A présent qu'on sait qu'il n'en est rien, je l'imagine bien revenir mettre son grain de sel dans le projet auquel elle a participé.

- Dans le retour de l'épouse morte, on peut aussi envisager Sophia, qui serait revenue assassiner son ancien amant, tuer Franco par erreur... Elle est tout sauf une sainte !

- Franchement, Augusta, vous la voyez abattre Franco de sang froid ?

- Pour ce que je l'apprécie, je vous dirais oui. Mais c'est vrai qu'elle n'est pas si fougueuse que cela, la douce et tendre Sophia ! Alors qui ?

- En 1976, je ne vois pas qui aurait pu tuer Franco et l'enterrer sur les terres Capwell.

- Un enfant Capwell. Je vois bien ce monstre de Channing Junior !!

Augusta finit par reprendre les photos et quitter le bureau de Bridget Dobson, la tête pleine d'interrogations. Qui avait intérêt à tuer en 1976 Franco Parisi ? Elle poursuivit sa liste de suspects. Elle était certaine qu'il s'agissait d'un intime des Capwell, voire un Capwell de sang...

- Channing, je suis certaine que tu connais l'identité du coupable... Et Pamela aussi le sait !!

 

Villa Capwell.

Channing avait passé une très mauvaise nuit; il n'avait pas pu connaître le moindre moment de repos, obsédé par l'explosion de sa famille. Il se résignait en dépit de leurs si émouvantes retrouvailles, lors du mariage de Warren et de B.J., à sentir Sophia s'éloigner de lui. Il se résignait aussi à reconnaître qu'il avait commis une lourde erreur en considérant Mason comme l'un de ses autres enfants; non, ce fils qu'il avait eu avec Pamela ne changerait pas et resterait une erreur : son comportement avec Brandon en restait la preuve. Mais au-delà de tout, C.C. avait connu une nuit de réelle torture à cause de Ted et d'Eden. Il souffrait de voir Ted lui échapper, devenir indépendant; Channing n'arrivait pas à concevoir que son dernier fils puisse prendre des décisions aussi diamétralement opposées des siennes.

- Comment a-t-il pu livrer notre famille de la sorte avec ce maudit Lockridge !

Channing s'appuya contre une statue. Il s'obligea alors à chasser toutes pensées de son esprit pour ne se concentrer que sur la prochaine bataille à livrer contre Pamela. Du haut de la terrasse de la sa villa, il admirait l'étendue de la propriété.

- Oh, Eden... N'ai crainte, je ferais tout pour te protéger. J'ai déjà cru te perdre une fois, je ferais mon possible pour que cela n'arrive pas une seconde fois...

Channing fut dérangé par l'arrivée d'une employée qui l'avertit que Daniel McBride venait d'arriver.

- Je vais m'habiller. Faites-le attendre dans le bureau.

Le maître de la villa resserra les pans de son peignoir brodé à son initial, d'un large "C" en or, et se dirigea vers ses appartements.

 

Bureau de la villa Capwell.

Dans le bureau, l'ambiance était au travail. Tout autour de Daniel s'étalaient livres de droit, documents, compte-rendus de transactions, relevés financiers... Il ne lui restait que trop peu de temps pour trouver le moyen de sauver les Entreprises Capwell.

- Daniel, avez-vous trouvé une solution ?

Channing venait de pousser la porte, sans que Daniel ne s'en rende compte.

- Rien de décisif, monsieur Capwell...

- Daniel, je ne vous laisserai pas de seconde chance...

 

Jardin de la villa Capwell.

Channing terminait de vérifier les préparatifs de la réunion à venir : tout avait été installé selon le désir de Pamela. Les tentes du traiteur se situaient à proximité de leur lieu de réunion : Pamela avait exigé de se retrouver autour de la vieille fontaine du jardin, là où Kelly et Jeffrey avaient prononcé leurs voeux.

Channing laissa un moment son regard se perdre sur les jeux de lumière et d'eau. Bien que le temps comptait plus que jamais, il voulait profiter de ces secondes d'éternité sur ses terres : ici, il subsistait encore l'espérance d'une famille, de la famille et de l'héritage Capwell.

Julia arriva la première, accompagnée de Samantha et de sa nounou. Consciente de l'enjeu et de l'absence de Mason, Julia voulait montrer à Channing que la famille restait soudée autour de lui, face aux événements.

- Julia, je vois à votre regard que vous n'avez pas vous non plus trouvé de solution...

Channing n'attendait pas de réponse.

 

Daniel arriva un moment plus tard, accompagné de son amant. Les deux hommes avaient les traits tirés, preuve de plusieurs nuits de fatigue. Daniel s'approcha de Julia et tous deux s'entretirent d'éventuelles possibilités. Channing n'eut pas besoin ni de les écouter ni de les observer pour savoir qu'ils n'avaient pas trouvé de moyens pour contrecarrer le chantage de Pamela. Channing ferma les yeux et songea à ce que tout le monde ignorait sur Pamela. Soudain, des souvenirs refirent surface. Il se revit ici, des années plus tôt, entouré de Pamela, de Franco Parisi et de Hal Clark. A l'époque, ils partageaient tous le même rêve... Puis, lentement, la fissure s'était développée et aujourd'hui Hal était mort, tué par Pamela; Franco était mort, tué par... Non, il ne parvenait toujours pas à se l'avouer.

Perdu dans ses pensées, il n'entendit pas arriver par le jardin Augusta Lockridge. Elle venait de l'autre côté de la propriété. Curieusement, à l'époque, ils avaient tout fait pour que leur voisin reste dans l'ignorance du vaste projet qu'ils orchestraient.

A l'écart de tous, Channing les dévisageait. Il n'attendait plus que Ted, puisque Kelly n'avait pas répondu à ses appels; Eden restait introuvable; quant à Mason, il ne faisait plus partie de cette famille. C.C. se refusa à songer à la nuit dernière. Il devait se concentrer sur Pamela. Cependant, il ne put s'empêcher de songer à Sophia. Sa douce Sophia... A plusieurs reprises, il avait essayé de la joindre. Mais il avait fini par apprendre qu'elle avait pris l'avion de la société pour partir au Canada avec Brick et sa famille, mais aussi avec Lionel Lockridge...

Ted finit par arriver, accompagné de Warren. Channing faillit défaillir. Il n'en pouvait plus de le voir celui-là. Il s'apprêtait à lui ordonner de quitter ses terres, lorsque le regard de Ted l'arrêta.

 

Channing les laissa un long moment s'installer, prendre un verre, discuter entre eux; C.C. voulait s'assurer qu'ils pouvaient réellement l'aider et le soutenir... et comprendre ce qu'il avait à leur dire.

Son regard se perdit dans le lointain, bien au-delà de la villa qui, en toile de fond, occupait une grande part de la vue qui s'offrait à lui. Channing se torturait l'esprit pour trouver la fraction de temps où tout avait basculé.

- J'imagine que nous sommes au complet...

Le silence se fit naturellement autour de Channing. Tout le monde s'arrêta, suspendu aux lèvres du maître des lieux.

- J'aurais sincèrement voulu que les choses soient autrement... Et si on m'avait laissé le choix et la liberté de construire mon équipe, elle n'aurait certainement pas réuni la moitié d'entre vous...

Tout en parlant, Channing luttait pour effacer de son esprit des images du passé : ses disputes avec Hal, Pamela tuant de sang froid Hal, Franco fou de colère menaçant de faire exploser la villa, Kelly en larmes...

- Vous n'ignorez pas que ma famille est actuellement au bord du gouffre. Channing Junior, mon Channing, m'a été enlevé il y a des années, Kelly a choisi de vivre à New York, loin d'anciens souvenirs qui lui font encore trop de mal. J'ai demandé à Mason de quitter définitivement cette famille, sa place n'est pas parmi nous et elle ne l'a jamais été. Je réalise aujourd'hui même l'erreur que cela a été de l'élever auprès de moi, près de mes autres enfants. Eden est à la croisée des chemins... Le poids qui la terrasse est en réalité une partie de mon propre fardeau.

- Papa, nous sommes tous là, de Mason à Kelly... Nous sommes tous derrière toi.

- Non, Ted... A partir du moment où vous prenez des décisions sans m'en faire part, vous ne pouvez prétendre être avec moi.

Le sang frappait les tempes de Ted. En dépit des années, en dépit des disputes et des scandales, Channing n'apprenait toujours pas !

A ses côtés, Warren le retint de s'exprimer à nouveau.

Channing fixait le dernier de ses enfants : cette confiance en Mason ne le surprenait pas. Depuis qu'ils étaient enfants, Ted avait trouvé en son frère aîné un bon camarade de jeu. Et avec le temps, cela avait perduré, une liste de preuves lui revenait en mémoire. Channing se refusa de penser à cette époque là.

- Quand je regarde cette villa, la villa de mes ancêtres, je ne peux que songer à l'avenir, à mes enfants, et aux enfants de mes enfants... Je sais qu'une longue lignée me suivra. Mais pour cela, il faut arriver à refermer le passé derrière nous et tourner la page. Et nous ne pourrons nous concentrer sur l'avenir que lorsque ce qui était à la terre retournera à la terre.

Channing ferma les yeux une seconde. Il se surprit à chercher la main de Sophia. Mais elle n'était pas là.

- A cette époque, nous étions quelques jeunes fous à croire que le pétrole ne durerait pas éternellement. Sur les conseils d'autres investisseurs, nous avons sondé le sol, ici au bord de l'océan, et nous avons découvert un nouveau minerai, de l'uranium, qui dans certaines conditions pouvait produire de l'énergie. J'avais embauché Hal Clark comme géomètre. C'était lui qui était chargé des recherches et de mettre en place les possibilités d'extraction. Franco était là pour vendre le projet à d'autres investisseurs. Il avait une tel faculté à s'exprimer... D'autres et moi-même apportions les capitaux pour cela soit réalisable. Et puis un jour, Hal est mort. Aujourd'hui, nous savons qui est responsable. De fil en aiguille, la mort de Hal sonna la fin d'une époque pour notre grand projet. Ce n'est que des années plus tard, bien après la mort de mon père, que ma route à Las Sirenas, recroisa celle de Franco Parisi. Le monde avait alors changé, et notre projet nous semblait loin d'être illusoire. Je recontactais d'autres personnes, et l'ancienne équipe se ressouda. Malheureusement pour nous, Franco avait changé. Il se disait ruiné suite au premier arrêt du projet, et indirectement il me tenait responsable de sa situation. Sa haine se concentrait sur moi. A l'époque, je me sentais coupable de sa situation. Alors, je l'aidais du mieux que je pouvais, et mon aide augmentait sa colère. A cette époque, Pamela, je le sais, est revenue à la charge à Santa Barbara. Elle voulait récupérer Mason, soit-disant. En réalité, son dessin était tout autre. Elle réussit à s'allier avec Franco. Un soir, il vint à la villa avec la ferme intention de tous nous détruire. Ce n'était pas la première fois qu'il agissait de la sorte. Cette nuit, il nous prit tous en otage, à l'exception de Mason.

Channing marqua une nouvelle pause. Devant ses yeux, il revivait la scène. Kelly était en pleurs dans l'atrium. Personne ne parvenait à la calmer. Elle hurlait le nom de Sophia. Ted avait réussi à s'endormir dans les bras de Rosa. Eden, fière, restait à ses côtés, défiant du regard la folie de Franco.

- J'aimerais vous dire que cette nuit-là, nous aurions pu avoir d'autres choix, mais cela n'a pas été le cas...

Des rires vinrent troubler le récit de C.C.. Au bout de l'allée, Mason et Brandon approchaient. Surprise et colère se lurent sur le visage de Channing. Il siffla entre ses dents.

- Incapable de respecter sa parole, il est bien le digne fils de sa mère !

Mason s'arrêta et retint Brandon. Il sentait toute la violence de son père qui se concentrait sur lui. Il choisit de l'ignorer, prit Brandon par la main et le conduisit par un autre chemin en direction de la villa.

Channing, après son départ, resta un long moment silencieux. La magie des souvenirs était rompue.

- Cette nuit-là, nous n'avons pas eu d'autres choix. Et Pamela le sait. Elle vient aujourd'hui réclamer son du, en voulant accuser l'un d'entre nous du meurtre de Franco. Et pour protéger les miens, je n'ai pas d'autres solutions que d'accepter le terrible marchandage qu'elle m'impose.

Tout le monde écoutait Channing. A présent, il ne parlait plus que de l'héritage Capwell; il semblait avoir refermé, avec l'arrivée de Mason, l'accès à ses souvenirs.

 

Théâtre, Las Sirenas.

Dans le vieux théâtre de la ville, Eden / Lisa était venue se réfugier. Kirk marchait sur ses traces, bien entendu. Elle prit place sur un vieux fauteuil au velours rouge délavé et fixait intensément la scène. Elle laissa Kirk s'asseoir à proximité d'elle. Dans un premier temps, elle avait besoin d'être seule.

Ses doigts se refermèrent sur une vieille photo de Robert qu'elle avait trouvée dans les restes de son ancienne maison. Il était si beau. Les souvenirs avaient afflué, mais elle chassa très vite ce doux sentiment de nostalgie. Robert n'importait pas. Sa mémoire se concentrait sur une autre époque. A cette époque, elle ne connaissait que son père Franco.

Eden / Lisa ferma les yeux et s'obligea à se concentrer. Elle revoyait une fontaine, des murs  de couleur orangée et, au lointain, une jeune fille semblait pleurer. Soudain, la violence d'une détonation la sortit de sa rêverie... Ses mains tremblaient. La peur et la colère lui étreignaient les entrailles... Eden / Lisa se mit à pleurer. Puis Kirk vint la rejoindre et essaya de la consoler...

 

Jardin de la villa Capwell.

- Après la disparition de Franco, je mis un terme à ce projet. Je me concentrais alors sur l'avenir de mes enfants, et en particulier sur celui de Channing Junior. Puis, en 1979, Eden tomba follement amoureuse de Robert, dont je finis par découvrir qu'il était le fils de Franco. Mon coeur s'arrêta. Je fis de mon mieux pour les séparer, mais rien n'y fit. Eden partit même un temps s'installer à Las Sirenas. Heureusement, la mort de Raoul Mondragon mit un terme à cette comédie. Mais quelques années plus tard, le meurtre de Channing Junior vint tout bouleverser. Robert et lui, je le savais à l'époque, se détestaient. Channing prenait plaisir à le rabaisser et posséder tout ce que les Parisi avaient pu posséder. Quand vint le meurtre de mon fils, j'ai cru que Robert était venu venger son père. C'est pour cela que je fis partir Eden vers l'Europe. Si l'un d'entre nous devait être protégé, c'était sans nul doute Eden. Il fallait l'éloigner le plus possible de la vengeance de Robert... Il faut comprendre que je ne croyais pas au début en l'accusation de Joe. Mais il me fallait un coupable pour que je puisse de mon côté me concentrer sur Robert Barr...

Augusta n'en croyait pas ses oreilles. Channing, depuis le début, les manipulait tous. Et Augusta restait certaine que Channing ne leur disait pas tout en ce moment; il distillait non pas la vérité, mais sa vérité pour les lier à lui...

- Channing, tout cela est bien beau, mais je ne vois pas ce que nous pouvons faire...

- Augusta, vous ne voyez pas que Pamela veut nous détruire tous ! Avec Pacific Sud, vous êtes liée à moi et elle voudra tout prendre...

- Tout cela s'est passé il y a des années. Je veux bien croire qu'elle est folle, mais de là à vouloir s'attaquer à...

- Augusta et vous tous, Pamela a la ferme intention de prendre et de détruire la moindre parcelle de terre, le plus petit bout de pierre, qui a appartenu aux Capwell. Et sachant que l'un de mes enfants est impliqué dans la mort de Franco, malheureusement, lui donne ce pouvoir.

- Et pourquoi ne pas la laisser abattre ses cartes, quitte à aller jusqu'au procès ?

- Vous délirez, mon brave Daniel... Au prix où je vous paye, je ne comprends pas que vous puissiez me faire une telle remarque.  Je préférais plutôt que vous me trouviez un moyen légal ou non d'en finir une bonne fois pour toute avec elle !

C'est à ce moment qu'une forte musique se fit entendre. Tous les regards se tournèrent vers l'autre extrémité de l'allée, à l'opposé de la fontaine, à l'opposé de l'endroit où ils se trouvaient tous.

Augusta, quant à elle, focalisait son regard sur Channing. Dans les méandres de son esprit, différentes pièces trouvaient une place : Eden serait responsable de la mort de Franco Parisi, le propre père de son premier grand amour... Tout cela effectivement expliquerait bien des choses : son étrange comportement depuis quelque temps, son attachement à Robert Barr, sa fuite vers Paris, le besoin de C.C. de la protéger tout en sachant qu'elle seule est vraiment capable, en période de crise, de prendre des dispositions pour sauver l'empire Capwell...

- Comme quoi, il faut toujours gratter sous le vernis... Sainte Eden, priez pour nous...

Alors qu'Augusta se perdait dans des suppositions les plus farfelues, son regard fut attiré par une vive lumière blanche en haut du chemin qui dominait une partie du jardin. Le long des murets de pierre, elle remarqua plusieurs personnes lorsque soudain, elle s'écria :

- Mon Dieu, ce n'est pas possible ! Elle est vraiment folle...

Alors, l'ensemble des regards se porta sur la direction qu'indiquait Augusta Lockridge.

Chapitre 34