Santa Barbara, Acte 2 | ||||||
Chapitre 30 : Plongeon dans le passé... |
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On
m'avait dit : "Faut écouter son père."
Le mien a rien dit, quand il s'est fait la paire.
Maman m'a dit : "T'es trop p'tit pour comprendre."
Et j'ai grandi avec une place à prendre.
Qui a le droit, qui a le droit,
Qui a le droit d' faire ça
A un enfant qui croit vraiment
C' que disent les grands ?
On passe sa vie à dire merci,
Merci à qui, à quoi ?
A faire la pluie et le beau temps
Pour des enfants à qui l'on ment.
Journal intime de Channing Creighton Capwell Junior.
Je
sais pertinemment ce que tout le monde voudra savoir en premier : que je précise
le moment où tout a basculé. Je sais que l'histoire ne retiendra que cette
sombre image de moi. Elle occultera l'être pour ne retenir que les actes, ce
que la justice des hommes jugera essentiel. Mais avant d'être cette part de moi
que l'on retiendra, je voudrais que l'on se souvienne qu'avant d'être Channing
Creighton Capwell Junior, j'étais un enfant, puis un adolescent... et que je
suis devenu l'héritier Capwell, parce que c'est cela aussi ce qu'on attendait
de moi : être l'héritier de cette famille. Je suis né pour être cette
ombre. A-t-on vraiment le choix d'être celui que l'on souhaite ? Il me
plait à croire que cela est possible pour certains, mais pas pour tous. Cela ne
pouvait être le cas pour moi. Honnêtement, je n'ai pas vraiment eu le choix.
Et pour ceux qui me connaissent vraiment, ils pourront jurer que ce n'est pas
une excuse, mais une réalité. Simplement une évidence. Je suis né, j'ai été
élevé, j'ai été formé pour tenir ce rôle.
Pourtant,
l'histoire avait parfaitement bien commencé.
Et pourtant, si j'avais vraiment porté attention aux signes, j'aurais dû me rendre compte que les choses ne sont jamais telles qu'elles paraissent être. J'aurais dû m'en rendre compte... C'est un leurre de le croire. Et c'est un crime de le laisser croire. Surtout à un enfant. D'abord, pourquoi m'avoir donné le prénom de notre père, moi qui ne suis pas le fils premier né. Pourquoi ? Simplement parce que Pamela n'y a pas pensé. Non. Cela serait trop simple. Surtout lorsqu'on connaît les véritables intentions de cette femme. Parce que Sophia l'a demandé ? Bien évidemment que non. La véritable raison, c'est parce qu'elle a su guider C.C. à cette évidence. Pour ancrer ma naissance dans la réalité. Et donner une légitimité à l'être que je suis. Mais la vie ne fonctionne pas de cette façon. Le fait d'avoir fait de moi un autre Channing Creighton Capwell ne fait pas de moi un Capwell de sang, comme peuvent l'être Mason, Eden et les autres...
Les
autres... Ont-ils un jour senti, tout comme moi, que le jeu était truqué dès
le départ ? Je crois, sincèrement, que la seule personne à la villa qui
ait compris est Mason. Il a su lire, je pense, clairement entre les lignes.
Est-ce par crainte de perdre son héritage ? Enfin, je reste intimement
persuadé qu'il savait vraiment l'être que j'étais, non que je suis, au fond
de moi.
Je
crois que cette question est la question fondamentale. Pour
Hamlet, c'est le célèbre To be or not to be that is the question.
Pour Channing Junior, cela pourrait être : qui est-il vraiment ? Ou
a-t-il, à un moment donné de sa vie, été vraiment lui-même... Je reste
persuadé qu'après toutes ces années, c'est la seule question qui restera sans
réponse. Et cela n'a rien à voir avec le fait que je sois pas un Capwell, mais
un simple Wallace... C'est bien au-delà. D'ailleurs, je n'ai moi-même pas de réponse
précise à donner. Je crois que le plus souvent j'ai été celui qu'on
attendait de moi. J'étais ce fils, cet héritier que C.C. espérait tant; j'ai
essayé de me forger un double à son image. Et même si ce n'était pas
vraiment moi, souvent j'ai pris du plaisir à être ce Channing Junior là. Je
me souviens de ces manipulations, de ces complots, de toutes ces fois où j'écrasais
sous la domination de mon nom, les petites gens... Comme j'ai pris du plaisir à
laisser croire à Warren Lockridge que nous pouvions être, lui et moi, l'espoir
de paix de nos familles. Toutes ces petites intrigues, je dois le reconnaître, m'ont
bien amusé... Et Peter Flint... Si facile à manipuler, si prévisible...
Mason, tellement rongé de l'intérieur par sa crainte de l'abandon. Je crois
que j'aurais pu le mener au pire si je l'avais vraiment voulu... Lui et moi,
nous sommes en réalité si proches l'un de l'autre. De tous mes frères, c'est
certainement de lui dont je me sens le plus proche.
Il
a toujours fallu que je cache mes angoisses et mes doutes au fond de moi. Je ne
pouvais avoir aucun confident dans la villa. Aux yeux de Sophia, je restais la
preuve indélébile de sa faute. Aux yeux de Channing, j'étais l'héritier...
A travers moi, il voyait la continuité de la famille; elle allait lui
survivre au travers de moi. Je pouvais ressentir à tout moment le poids de sa
fierté dès lors qu'il posait ses yeux sur moi. Aux yeux de Mason, j'étais le
rival, celui qui avait pris la place qui lui revenait de droit. Je savais que
tant que je resterais en pole-position, pour lui, je restais l'homme à abattre.
Pour Eden, j'étais un modèle, ou peut-être l'incarnation de ce qu'elle devait
dépasser pour exister aux yeux de notre père. Quant à Ted et Kelly, j'étais
simplement un grand frère ni plus ni moins.
Et
c'est certainement aux yeux du reste du monde à Santa Barbara que se matérialisait
le magnétisme de mon destin. Je reviens encore et toujours sur le sujet, mais c'est
pourtant la vérité, j'étais l'héritier Capwell. Pour s'en rendre compte, il
vous aurait suffit de voir au travers des yeux de Santana Andrade, lorsque je m'approchais
d'elle. J'étais un soleil, un astre lumineux source de vie pour la majorité
des personnes que je côtoyais : l'héritier d'un nom, d'un empire. Sur mon
nom, les portes des plus grandes écoles, les salons des plus grandes familles,
s'ouvraient. Un univers rempli de possibles s'étendait à mes pieds. Mais le
voulais-je vraiment ? Sincèrement, je ne saurais le dire. Je crois que
bien plus que moi, la seule personne capable de répondre à cette question
serait Lindsay Smith. Mon brave et tendre Lindsay. Il est l'une des rares
personnes que j'ai profondément aimées et avec qui je me suis montré moi-même.
Je lui ai confié mes doutes, montré mes failles. Il connaissait mes fêlures.
Et je l'aimais... Je garde l'empreinte du souvenir de chacune de nos rencontres
dans le souterrain, à la faculté... Il m'offrait un sentiment de liberté... A
ses côtés, je n'étais ni Channing Junior, ni cet autre de sang qui vivait en
moi. Mais un jour, il a fallu mettre un terme à notre histoire...
Sans
ma rencontre avec mon mentor, je crois que je n'aurais pas pu survivre à la
perte de Lindsay. Et à présent que j'ai bien plus de recul, je sais que
Lindsay n'aurait pas pu m'aider et me conduire sur le chemin qui doit être le
mien, comme a su le faire Marcello.
Ah,
Marcello Armonti... La rencontre la plus fondamentale de toute ma vie.
Sans vous mentir, je peux écrire qu'il y avait ma vie d'avant et ma vie d'après
la rencontre avec Marcello. C'est lui qui est mon véritable père... Davantage
même que ne l'a jamais été C.C.. C.C. ne voyait en moi que la continuité du
nom Capwell. Marcello a su faire grandir le véritable moi, dont tout le monde
ignorait l'existence. Marcello est rentré dans ma vie, longtemps après la mort
de Sophia. A cette époque, je m'amusais à être Channing Junior : je me
montrais odieux avec ceux que je jugeais inférieurement à moi, je rabaissais
Mason, je torturais Warren et je simulais une belle histoire d'amour avec
Santana... J'étais l'image poussée à son extrême de ce qu'aspirait C.C..
Heureusement,
Marcello, un soir d'orage, alors que je veillais tard au Santa Barbara Yacht
Club, est venu me trouver. Il a tout de suite su trouver les mots justes pour m'atteindre.
Très vite, j'ai réalisé qu'il avait raison. Et après chacune de nos
rencontres, je me sentais vivant. VIVANT. Je n'avais plus besoin de jouer une
comédie, d'être celui que je devais être... Je pouvais être moi.
Oui,
je pouvais enfin être moi, libéré de toutes contraintes, de toute éducation...
J'étais libre d'être... Vous ne pouvez pas imaginer le bien que j'ai ressenti.
Dans ma relation avec Marcello, il n'y avait pas de devoir, pas d'obligation,
juste la formidable envie d'être ensemble. Et puis, un jour, il a fini de m'éveiller,
il m'a montré la part de vide qui existait en moi, la part de souffrance qui
habite chacun d'entre nous.
J'ai
vu l'étendue du mal qui me mangeait de l'intérieur, ce mal dont j'ignorais
jusqu'à l'existence...
Et
il m'a montré aussi le remède.
Pas
à pas, j'ai suivi le chemin que Marcello m'indiquait, et lentement je me suis
dirigé vers celui que j'étais ou celui que je devais être. Et l'évidence m'est
apparue.
Il
ne pouvait, dès lors, en être autrement...
Sans
les conseils et le soutien de Marcello, je crois que je n'aurais pas pu terminer
la route. Heureusement que sa présence est restée à mes côtés; grâce à
lui j'ai pu faire abstraction de l'enfant que Santana attendait de moi, j'ai pu
me détacher de l'amour que j'éprouvais pour Lindsay, j'ai pu me concentrer sur
mon principal objectif : ma vengeance.
Inexorablement,
les pièces du puzzle se sont mises en place. Nous avions tous un rôle à
jouer. De Kelly à Peter, en passant par ma mère et Lionel, comme dans une pièce
de théâtre, il ne fallait qu'aucun personnage ne rate sa réplique, et surtout
pas les seconds rôles.
J'ai
encore gravé en moi le détail, seconde par seconde, de cette soirée de
juillet 1979. Ma mémoire ne me fait pas défaut... Et en cet instant où ma
vengeance va enfin s'achever, je m'aperçois que je n'ai nullement fait fausse
route. Mon seul et unique regret est que, certainement, je vais entraîner, bien
malgré moi, mon fils dans la chute Capwell... Il est l'ultime sacrifice que je
dois faire pour me venger de mon père, de ma mère et de tous ces autres qui,
à un moment ou à un autre, se sont joués de moi...
Marcello, je sais que tu peux entendre mes paroles. D'ailleurs, c'est au travers des yeux d'Eden que je te vois... Je suis là, à tes côtés, et ce soir, nous allons toi et moi parvenir au terme de notre projet. Passé ce soir, nous retrouverons enfin, toi et moi, la paix au plus profond de notre coeur, au plus profond de notre âme... Il en sera définitivement fini de Channing Capwell Junior. Je peux voir que ta main ne tremble toujours pas. De mon côté, je te promets que ma main, qui guide la main d'Eden, ne tremblera pas non plus. Nous sommes si étroitement liés à présent, ma soeur et moi. Je peux sentir ma force et ma présence dans chacun de ses battements de coeur. Je ne sais ce qu'il m'a manqué la première fois, dans le bureau Capwell... Mais quoique que cela peut être, je suis certain que cela ne m'attendra pas aujourd'hui. Tout est en place. Kelly est partie. Ted est absent. Mason se débat auprès de Santana. Brick est toujours inconscient. Brandon est plongé dans un coma après avoir vu mon visage sur le masque d'or. Lui seul, en ce jour, sait que je suis derrière ce grand projet... Et si jamais il se réveille, il ne pourra rien empêcher. Sophia est là, à notre merci, prête à enfin payer pour ses crimes. C.C. est à ses côtés; j'ai toujours su qu'il fallait que lui aussi paye. Il ne peut pas être innocent ! Lindsay est ailleurs. Mon amour ne pourra changer le cours du destin. Augusta s'est trouvée un autre projet et sa famille n'est plus en danger. Quant à Lionel, ce père de sang, il faudra lui aussi qu'il endure le poids de son crime... Mais, pour l'heure, Marcello, nous sommes réunis sur ce ponton de bois, Sophia, C.C., toi et moi pour mettre un terme à cette mascarade, vieille de plus de trente ans...