Santa Barbara, Acte 2 | ||||||
Chapitre 3 : In Memmoria... |
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Cimetière de Santa Barbara.
En
cette très belle fin de matinée du mois d'août, Santa Barbara semblait avoir
retrouvé ce petit supplément d'âme qui faisait de cette ville, ancienne
colonie espagnole, l'une des plus belles stations balnéaires de la Californie.
Le feu à l'extérieur de la ville avait enfin été vaincu par de courageux
soldats du feu. Certes, les dégâts d'un point de vue écologique étaient
considérables, mais les habitants de la ville savaient qu'ils allaient y faire
face : n'avaient-ils pas, des années plus tôt, résisté à l'explosion d'une
plate forme pétrolière appartenant aux Capwell, n'avaient-ils pas su lutter
contre cet impressionnant incendie ? Non, ils se savaient presque protégés
des véritables catastrophes, comme si leur cité appartenait un peu à un autre
monde...
Le
passage à un autre monde... C'est bien ce qui est en train de se passer pour
une des plus illustres et plus riches familles de la ville : les Lockridge.
En effet, c'est aujourd'hui que, dans un coin à l'écart et ombragé du cimetière,
se tiennent les obsèques de Minx, l'ancienne chef de file de cette famille hors
norme. Mais avec elle, c'est toute une partie de l'histoire de Santa Barbara qui
est en train de se tourner. Minx Lockridge, avec peut être Channing Capwell, était
l'une des rares personnes à avoir connu l'époque où notre ville n'était qu'un
lieu calme et paisible, où le passé paraissait ne pas être si lointain.
Contrairement aux nouvelles familles qui étaient venu s'installer ici, Minx
savait que Santa Barbara rimait avec classe et non pas strass et paillettes. Et
puis et surtout, elle était de ces femmes qui savaient dire non aux hommes, qui
savaient gérer des sociétés, bien avant que l'on parle d'égalité des sexes.
Minx était une maîtresse femme. Et avec elle disparaissait une partie de notre
mémoire.
Curieusement,
peu de personnes étaient venues lui rendre un dernier hommage. Peut-être parce
qu'elle avait souhaité une cérémonie des plus intimes et que Lionel, son
fils, avait tenu à respecter sa volonté. Peut-être parce qu'il ne restait que
très peu de monde à Santa Barbara qui avait connu la femme qu'elle était.
Peut-être parce qu'en raison de son caractère, nombreux étaient ceux qui
avaient fini par s'éloigner d'elle, la jugeant trop acide, trop méchante avec
l'âge.
Et
tandis que le prêtre lisait un passage de la Bible pour recommander l'âme de
Minx à notre Seigneur, Lionel regardait fixement le cercueil de sa mère qui
lui faisait face. Conformément aux volontés de sa mère, il avait publié un
très simple article dans le journal de Warren : The Santa Barbara
Conscience. Il avait aussi exigé qu'on n'écrive aucun article retraçant
la vie de sa mère. Lionel, en fils aimant et reconnaissant, avait réalisé
chacun des derniers souhaits de sa mère.
Et
là, alors qu'elle s'en retournait auprès de l'homme qu'elle avait épousé
dans les années trente, T. McDonald Lockridge, et pour lequel elle avait juré
de se battre pour conserver la famille unie, Lionel ne parvenait à pas à
croire à sa mort. Minx ne pouvait pas mourir ; à ses yeux, elle était
indestructible. Elle avait su résister à tant d'épreuves. D'abord, elle avait
fait face à la mort de son mari, et accepté sans plier le fardeau d'être à
la tête de la famille. C'était elle qui, le plus souvent dans l'ombre, avait
dirigé les affaires de la famille. Parfois, bien sûr, elle avait commis des
erreurs, mais elle avait toujours su y faire face. Elle avait aussi toujours su
se battre, y compris dans les dernières années de sa vie, contre leur ennemi
de toujours : les Capwell. Evidemment, elle avait fait des erreurs et
conspiré pour le bien des Lockridge : Lionel n'avait aucune difficulté à
se souvenir de son plus lourd secret. Elle avait eu une fille hors mariage,
Cassandra, et elle avait choisi de l'abandonner. Et puis, il y avait aussi l'échange
des bébés. Lionel avait mis longtemps avant de lui pardonner ce mensonge. Mais
avec le temps, il avait fini par comprendre son geste. Car, sans Minx, Lionel n'aurait
jamais pu retrouver son fils : et aujourd'hui, Sophia et lui partageaient
bien plus que d'agréables souvenirs, ils avaient un fils, Brick Wallace, un
petit-fils, Johnny, une famille...
Lionel
regarda autour de lui. Assis à ses côtés se tenait sa femme, sa nouvelle épouse,
Gina DeMott Lockridge. De l'autre côté, Sophia Wayne Capwell, son ancienne maîtresse,
son amie, sa meilleure amie. Puis, lentement, son regard passa sur toutes les
personnes qui assistaient à la cérémonie. Il salua d'abord Graham Allen, le médecin
de Minx depuis de longues années, puis Maxwell Hammer qui avait racheté pour
elle aux Capwell la villa Lockridge, Soeur Teresa qui avait accompagné Minx, et
quelques intimes qui fréquentaient la villa. Lionel regrettait profondément de
ne pas avoir pu réunir sa famille autour de lui et autour de sa mère. C'était
un échec à ses yeux, la preuve indéniable que la famille Lockridge n'allait
pas survivre. Sans Minx, la famille n'existait plus. Augusta avait déserté le
continent, Warren se trouvait au Moyen-Orient avec B.J., et Laken, Dieu seul
savait où elle se trouvait. Lionel songea alors à Julia, sa belle-soeur, qui
en ce moment se trouvait au Memorial entre la vie et la mort. Il ne voulait pas
croire que son amie risquait de mourir. Julia lui apparaissait si forte, comme
Minx.
Lionel
se détourna vers Gina. Derrière l'épais voile noir qui masquait son visage,
il n'arrivait pas à saisir son regard. Il savait que Gina n'avait jamais
vraiment aimé sa mère, et que cette dernière le lui avait bien rendu. D'ailleurs,
Minx n'avait jamais aimé aucune des femmes qu'il avait aimées. Ni Sophia, ni
Augusta n'avaient trouvé grâce à ses yeux. Il se souvient de leurs batailles :
lors de la romance de Ted et Laken, lors de la libération de Joe Perkins, lors
de l'arrivée de Brick Wallace. Il se souvenait de ces joutes verbales qui se
terminaient le plus souvent par la promesse d'une nouvelle dispute. Lionel
regrettait peut-être plus que toute absence, celle d'Augusta. Il ne saurait
bien définir pourquoi, mais Augusta lui manquait. Cruellement.
Il
se rapprocha de Sophia. Ils s'étaient aimés, détestés et maintenant, ils
avaient su trouver le parfait équilibre. Une profonde et sincère amitié les
unissait. Sa douce Sophia, qui venait tous les jours le soutenir, malgré ses
visites à Julia, et malgré les reproches de C.C.. D'ailleurs, ce dernier
assistait lui aussi aux obsèques, à la demande expresse de Minx. Quelques
minutes plus tôt, avant le début de la cérémonie, Lionel, obéissant aux
ordres de sa mère, lui avait remis une épaisse enveloppe. Lionel ignorait tout
de son contenu, et C.C. paraissait très surpris que sa grande rivale lui lègue
un quelconque souvenir.
En
même temps, Lionel observa furtivement Channing Capwell. Face à lui, à l'écart
de tous, il enrageait de voir celle qu'il aimait plus que tout, assise aux côtés
de son rival. Et dire qu'elle osait même par moments lui tenir la main. C.C.
fulminait. Il pouvait tout accepter, mais pas cela : être à nouveau trahi
par Lockridge. Il s'était déjà marié avec une de ces ex-femmes, et ils élevaient
ensemble son fils, c'était déjà suffisant. Mais là, il dépassait les
bornes. D'ailleurs, si ce n'était pas un enterrement, C.C. aurait peut-être ri
pour extérioriser sa colère : Lionel se trouvait assis entre deux de ses
ex-femmes.
Le
regard de Lionel s'en retourna vers le cercueil de bois clair. Dans quelques
minutes, Minx allait rejoindre les ancêtres Lockridge. Lionel ferma les yeux ;
il allait se réveiller, cela ne pouvait être qu'un horrible cauchemar. Minx n'était
pas morte. Elle avait résisté au tremblement de terre de 1984, caché dans un
sarcophage égyptien. Elle avait résisté à la destruction de la villa
familiale par un incendie en 1990. Elle avait résisté aux attaques des Capwell
durant des années. Elle n'avait pas failli à la mort de T. McDonald. Elle ne l'avait
pas repoussé lorsqu'il avait été emprisonné pour le meurtre de Sophia. Minx
ne pouvait pas mourir...
Des larmes coulaient le long des joues de Lionel. Il pleurait la mort de sa mère, sur l'absence d'Augusta, sur l'éclatement de sa famille, et sur sa solitude. Car même s'il était marié avec Gina, il savait qu'il n'y avait pas d'amour entre eux. Ils s'étaient mariés pour Creighton. Heureusement, il y avait ce petit bout dans sa vie. Lui, qui n'avait pas pu élever Warren et Brick, connaissait enfin les joies de la paternité auprès de cet enfant, auprès du fils de Channing Capwell...
Chambre de Julia Wainwright Capwell.
L'équipe
médicale qui suivait Julia, jour après jour, quitta la chambre. Pour le
moment, ils ne parvenaient pas à expliquer ni les raisons de ce coma, ni la
forte activité cérébrale qui, par moment, se lisait sur les différents
appareils. Selon eux, Julia pouvait être pleinement consciente, dans ces
moments-là. Ce qui leur paraissait à la fois un grand signe d'espoir et la
preuve indéniable du chemin que la médecine a encore à parcourir. Pour les spécialistes
de l'hôpital, Julia ne tarderait pas à sortir de son coma ; ils
justifiaient la prolongation de cet état, au-delà de toutes explications médicales,
par le refus de son subconscient de faire face à la perte de son enfant. C'était
aussi simple que cela.
Et
ils n'étaient pas si loin de la réalité. Car, effectivement, Julia avait
lentement glissé dans une autre réalité, dans un Santa Barbara parallèle. Et
cela, Mason ne pouvait ni le voir, ni le croire, et encore moins le toucher du
doigt. Pour lui, Julia ou son âme errait dans une autre dimension, dans un
monde de souffrance, dans les ténèbres, et si elle restait ainsi, silencieuse
et immobile, c'est simplement parce qu'elle s'était perdue. Julia était perdue
pour lui. Et puis, la connaissant, Mason avait conscience qu'elle cherchait
aussi à lui faire payer l'accident. C'est comme cela que Julia fonctionnait.
Elle le tenait responsable de l'accident, responsable de la mort de leur enfant,
responsable, responsable... Dans sa tête, ce mot se répétait à l'infini.
Responsable. Responsable. Tout était de sa faute. Il avait bu. Beaucoup trop
bu. Il n'avait pas vu la voiture de pompiers qui roulait vers la Villa Capwell.
Il n'avait pas su l'éviter. Il avait tué leur enfant...
-
Oh, Julia qu'ai-je fait...
A
nouveau, il ne put s'empêcher de pleurer.
-
Tout est de ma faute... Je suis coupable...
Lentement,
avec une infinie précaution, il s'approcha du lit. Il s'accroupit à son
chevet, et pris amoureusement sa main dans la sienne.
Depuis
des jours et des nuits, il n'avait pas quitté cette chambre. Il ne voulait pas
la quitter. Il voulait être là à son réveil, pour voir s'il y avait encore
de l'amour dans son regard. Il se souvenait de toutes leurs anciennes disputes,
et elles étaient nombreuses, mais jamais il n'avait cessé de lire de l'amour
dans ses yeux. Lorsqu'elle était enceinte de Samantha et que lui était marié
à Victoria Lane, il avait toujours ressenti cette attraction entre eux.
Personne autour d'eux n'était dupe, même s'ils faisaient de leur mieux pour
sauvegarder les apparences. Seul Sonny Sprockett, son double, avait peut-être réussi
à le détourner d'elle. Et encore, il n'en était pas sûr. Julia lui
appartenait. Non, en réalité, c'était lui Mason Capwell qui lui appartenait.
Mary, sa douce Mary, avait ouvert son coeur, et y avait déposé son amour pour
Julia. Mary lui avait appris à aimer, simplement pour qu'il aime Julia en
retour.
-
Oh, Mary, qu'ai-je fait de tout ton amour, de toute ta confiance ? Je n'étais
pas digne de toi. Je ne suis pas digne de Julia, non plus...
Mason
lâcha la main de Julia. Ce simple contact le torturait. Cela le démangeait de
l'intérieur. Un démon était rentré en lui, il ne le quittait pas, et faisait
en sorte qu'il détruise tout ce qui comptait à ses yeux. Sa stupide
jalousie...
Mason
s'approcha de la commode et se servit un copieux verre de whisky. C'était un
des infirmiers de nuit qui, monnayant finance, lui procurait des bouteilles d'alcool.
Sans ce soutien, Mason se sentait incapable d'accompagner Julia. Sans l'alcool,
il ne supportait l'expression de reproche qu'elle arborait parfois. Le whisky
avait ce don étrange d'endormir sans culpabilité et de faire taire sa
conscience. Sa conscience qui, à chaque fois qu'il s'éloignait de Julia,
refaisait surface et s'appliquait à le faire souffrir jusqu'à ce qu'il s'en
retourne vers elle. C'est pour cette raison qu'il avait acceptée de lui faire
un second enfant, parce qu'il voulait qu'elle soit certaine de son amour. Et
aussi pour que plus jamais elle ne se détourne de lui. Et à présent, il avait
une nouvelle fois tout gâché...
Il
se resservit un second, puis un troisième verre d'alcool.
-
J'ai tout gâché... J'ai détruit cette unique chance de trouver la paix. C'est
comme lorsqu'on devait se marier pour la seconde fois. J'ai tout gâché en
couchant avec Gina.
Mason
s'accrochait à son verre d'alcool, seule bouée de secours dans le monde dans
lequel il vivait. Il buvait depuis ses 14 ans. Depuis, jamais l'alcool ne l'avait
trahi. Il avait toujours répondu à ses attentes, il avait même, pour un
temps, réussi à lui faire oublier Mary.
-
Mary...
Ses
yeux se posèrent à nouveau sur les appareils qui maintenaient Julia en vie. Il
ne les supportait plus. Il n'en pouvait plus d'entendre à longueurs de journées
ses bips, de voir ces lumières clignoter...
-
Julia, je t'en prie, reviens-moi... Je ne supporte pas de te voir comme cela...
Mason
regagna le chevet de sa femme. Ses mains tremblaient.
-
Julia, pardonne-moi. Il faut que tu me pardonnes... Tu dois vivre... Tu entends,
tu dois vivre. Je te quitterai, je ne t'approcherai plus jamais, ni toi ni
Samantha, je le jure, comme cela je ne vous ferai plus de mal. Mais tu dois
vivre... Je ne supporterai pas de te perdre, pas ainsi, pas par ma faute...
A
genoux, Mason implorait Dieu, le diable de lui rendre sa femme.
- Je promets de quitter la ville, définitivement. Qu'on vienne prendre ma vie pour sauver la tienne...
Chambre de Julia Wainwright Capwell.
Allongée,
immobile sur son lit d'hôpital, Julia paraissait dormir. Ses traits ne
traduisaient pas la souffrance qu'endurait son corps. Son visage ne portait
aucune marque de l'accident. Calme et sereine, c'est ainsi qu'elle apparaissait
à Mason et à l'équipe médicale. Oubliées les longues heures de l'opération,
oubliée la perte de son bébé. Julia paraissait avoir tout oublié. La réalité
était tout autre.
Depuis
l'opération, Julia était plongée dans un profond coma. Et son âme torturée
errait dans un monde à la frontière de l'étrange. Un monde où, jour après
jour, l'attendait Mary DuVall, l'ange gardien de son époux.
Julia
n'était plus surprise de voir surgir au détour d'un nuage, Mary. A chaque
fois, elle plongeait dans un monde différent : un parc, un jardin d'enfants,
la maison de son enfance... Julia en venait même à espérer ses rencontres.
Elle y trouvait du plaisir. Elle aimait la présence de Mary, elle aimait
discuter avec elle. A ses côtés, le fardeau de sa souffrance semblait un peu
moins lourd à porter.
Allongée,
immobile sur son lit, Julia ne se rendait pas compte de la présence de Mason.
Elle ne percevait pas sa souffrance. Ses prières ne parvenaient pas jusqu'à
elle. Dans ce monde-là, qui était le nôtre, Julia n'avait plus sa place. Elle
avait lentement glissé vers un havre de paix, une île où elle pansait ses
blessures avant de revenir.
D'ailleurs,
elle sentait son corps qui s'éloignait de cette chambre. Elle flottait, non,
elle volait vers une destination inconnue. Au fond d'elle, elle savait qu'elle
allait retrouver Mary. Cette fois-ci sa folle course la conduit au State Street
bar, en 1985. Le bar a conservé son décor de l'époque. Elle se retrouve
assise à une table, toute seule. La pièce est complètement remplie de fumée ;
Julia ne peut rien voir. C'est alors qu'elle entend une voix d'homme, qu'elle
reconnaît tout de suite : c'est celle de Mason. Au même moment, toute la
fumée se dissipe. Mason, vêtu d'un costume froissé, s'avance vers elle. Julia
lui sourit ; Mason ne semble pas l'avoir reconnue. Il s'approche d'une
autre table où est assise une autre femme. Julia la reconnaît tout de suite,
puisque c'est elle. Enfin c'est la Julia Wainwright de 1985. Mason s'assoit à
la table. Julia se souvient. C'est leur toute première rencontre.
Julia
sourit, elle n'en croit pas ses yeux. Elle est remontée dans le temps. De la
table voisine lui viennent des brides de conversation. Il semblerait qu'elle et
Mason se livrent à leurs toutes premières joutes verbales dont ils ont le
secret. A l'époque, ils se chamaillaient au sujet de l'affaire concernant les
prostituées de Ginger Jones. Et lorsque Mason lui annonce qu'elle est assise à
sa table qui lui tient lieu de bureau, la brume envahit à nouveau la pièce.
Julia
force sa vue pour voir au-delà. Lentement, elle se dissipe.
La
voilà revenue dans son bureau. Celui qu'elle occupait, il y a des années,
lorsqu'elle travaillait pour le procureur. Julia tourne la tête et elle se
voit, debout, en train de lire un dossier. Elle est enceinte. Julia se souvient.
Nous sommes en 1987, et elle assure la défense de Brick Wallace, alors accusé
du viol de Hayley Benson Capwell. A cette époque-là, elle attendait Samantha,
l'enfant qu'elle avait conçu sous contrat avec Mason. Des larmes s'échappent
de ses yeux. C'est alors que Mason entre dans la pièce. Il se dirige vers elle
et lui parle du procès. Il est évident qu'ils s'aiment. Mais à l'époque,
Mason est marié avec Victoria Lane, et elle est elle aussi enceinte. Ni Mason,
ni Julia, ne peuvent cacher l'attraction qui existe entre eux. C'est une vague d'amour
et de tristesse qui inonde alors Julia. Elle se déverse sur elle et emporte
tout sur son passage. Elle se souvient combien elle l'aime, combien il leur était
difficile de faire en sorte que tous ignorent leur secret. Et alors que des
larmes brouillent sa vue, la brume revient à nouveau.
Julia
sent son corps qui se déplace. La voilà face à toute la famille Capwell, lors
de la cérémonie dédiée à Mason, après l'explosion du couvent de Goletta.
Elle est là, face à eux, en train de pleurer, de crier, de hurler : Mason
est vivant. Elle en a la certitude : son coeur continue de battre, Mason ne
peut être que vivant. Et aujourd'hui encore, elle ressent toute la violence de
ce déchirement, de cette absence. Durant ces quelques mois où Mason était
mort, elle avait tellement souffert... tellement...
Dans
son rêve, Julia ne peut s'empêcher de murmurer : Mason...
Happée
par la brume, Julia disparaît pour une autre destination. Cette fois-ci, elle
se retrouve à nouveau face à la Julia de 1988. Elle est à la villa Capwell, vêtue
de sa robe de mariée. Mason est là, ainsi que Michael Donnelly, qui doit les
marier. Julia s'entend dire non à nouveau. Elle ne veut pas épouser Mason.
Comme elle lui en voulait à l'époque de l'avoir trahie avec Gina. Comme elle
voulait lui faire payer... Et comme tout cela n'avait en fait aucune importance.
Elle aurait voulu lui dire à l'époque, mais sa fierté l'en empêchait.
Sa
fierté. Combien de fois l'avait-elle empêché de dire qu'elle aimait Mason ?
Des centaines de fois. Et pourtant, elle l'aimait. De toutes ses forces... Elle
l'aimait depuis leur premier affront. Depuis qu'il était jaloux de Jack
Stanfield Lee, qu'il était jaloux de David Laurent, de David Raymond. Elle l'aimait
tellement qu'elle avait accepté de faire un enfant avec lui. Elle, la féministe
convaincue, elle, qui n'avait pas besoin d'un homme et qui l'avait crié haut et
fort. Elle l'aimait.
Alors
qu'elle pleurait à chaudes larmes, Julia ne remarqua pas tout de suite le
changement de décor. Elle était à présent dans une écurie. Elle n'avait pas
besoin d'en voir davantage pour savoir quelle scène allait suivre. Dans un
instant, son double allait prendre une fourche, et une grenouille allait ouvrir
la porte, puis ce serait au tour de Mason. Il tiendrait un bouquet de fleurs à
la main, et il viendrait lui demander sa main. Oh, comme elle l'aimait...
A
nouveau, un nouveau nuage de brume l'enveloppa. Lorsqu'il se dissipa, Julia se
retrouva devant la tombe de Channing Capwell Junior. Il faisait sombre. Il
faisait froid. Et pour la première fois, le décor autour d'elle n'était pas
entièrement blanc. La pierre tombale avait une étrange couleur grise, comme si
le mal se cachait derrière elle. Immobile, Julia attendait. Elle ne comprenait
pas pourquoi elle était là. C'est alors qu'elle sentit une présence derrière
elle. Elle se retourna et fut bien contente de voir Mary qui venait vers elle.
-
Bonjour Mary...
-
Bonjour Julia.
Julia
tendit la main vers la jeune femme. Elle avait besoin de la sentir, de la tenir.
-
Pourquoi sommes-nous venues ici ?
-
Parce que c'est ici qu'est enraciné le mal de vivre de Mason. Parce que c'est
ici que se tient la raison de sa souffrance, de sa dépendance à l'alcool.
Julia
sentit un poids s'abattre sur ses épaules.
-
Ce que tu ressens en ce moment, c'est la pression qu'a toujours eue à porter
Mason. Je ne suis pas là pour juger, mais pour comprendre. Regarde Julia.
Regarde...
La
tombe s'effaça un moment, et l'image de Mason en train de boire s'y substitua.
C'était juste avant l'accident. Mason se servait verre après verre. Julia
trembla. Elle savait que dans quelques minutes, il y aurait l'accident. Elle
sentait la colère de Mason, elle éprouvait son besoin d'alcool. Elle tremblait
pour lui, il se cherchait des excuses...
-
Je sais que tu lui en veux. Comme moi, et comme tous les autres, on lui en veut
de se réfugier dans l'alcool. Tu ne dois pas le nier, Julia. Si tu savais comme
je lui en ai voulu moi aussi. Combien je les détestais au début... Il était
si arrogant, si... si Capwell. C'est lors du procès de Ted que j'ai ouvert les
yeux. Alors que ma soeur accusait Ted de viol, j'ai entraperçu sa souffrance.
Mason souffrait tellement d'être différent des autres enfants Capwell. Seul
Ted semblait l'aimer et l'aider.
-
Oui, je lui en ai voulu d'avoir ce besoin de boire. De boire... Et le pire c'est
qu'il semblait ne pas se rendre compte du mal que cela faisait...
-
Et si nous, nous ne savions pas nous rendre compte de son mal à lui... Regarde
encore, Julia...
A
nouveau, la tombe s'effaça et Julia vécut le dernier face-à-face entre Mason
et Channing. Et soudain, la souffrance de Mason explosa, elle se matérialisa
devant les yeux de Julia.
-
Julia, je sais les sentiments qui grondent dans ton coeur. Je sais que tu lui en
veux. Je sais que tu lui reproches la mort de votre enfant. Je t'assure que je
ne lui cherche pas des excuses... Je cherche ton pardon…
-
...
Julia
pâlit : pardonner à Mason. Jamais encore elle n'avait songé à cela.
-
Mason n'est pas comme tous les hommes. Il n'est pas différent, mais fragile. Il
a toujours été comparé à Channing Junior. Il fallait qu'il soit meilleur que
lui, parce qu'il n'était pas le fils de Sophia. Pendant des années, il devait
rivaliser avec un héros. Après sa mort, il fallait qu'il dépasse les espérances
que Channing avait mises en son fils perdu, qu'il devienne plus grand et plus
fort qu'un fantôme. Aujourd'hui, alors qu'il est abandonné par tous ses
enfants, Mason doit être Kelly, Eden et Ted à la fois. Tout en sachant qu'on
se tourne vers lui, non pas pour ses qualités, mais parce qu'il ne reste que
lui. Et que de toutes façons, quoiqu'il fasse, cela ne sera jamais bien... C'est
le destin de Mason. Alors pour l'aider, il a choisi l'alcool. Plutôt que de se
détacher de ce père qu'il aime et qu'il déteste à la fois, il a choisi l'alcool
comme soutien, comme réconfort, comme amante...
Mary
lâcha la main de Julia, se mit face à elle et plongea ses yeux dans les siens.
-
Aujourd'hui, Julia, tu as le pouvoir de le détourner de l'alcool et de le
sauver. Pour cela, Mason a besoin de ton pardon. Avant de te montrer cette
facette de Mason, j'ai voulu te montrer votre amour. Son destin est entre tes
mains. Tu dois réussir là où j'ai échoué.
-
Je ne pourrai pas... Je ne pourrai pas...
-
Je pourrais te parler pendant des heures de l'enfance de Mason. Te prouver noir
sur blanc que tout n'est pas de sa faute, mais cela ne changera rien. Mason est
alcoolique. Je le sais. Et tu le sais. Aujourd'hui, son âme repose entièrement
entre tes mains, Julia. A l'époque, moi, je n'ai pas voulu faire ce choix et
lui pardonner. Si je suis venue jusqu'à toi, c'est pour que toi, tu réussisses
là où j'ai échoué...
-
Mary, je ne pourrai pas... Malgré tout l'amour que j'éprouve pour lui, je ne
pourrai pas. J'ai peur. Pas pour moi, mais pour Samantha... J'ai peur...
-
Viens, suis-moi, je vais te montrer quelque chose...
La
brume les enveloppa toutes les deux, et Mary conduit Julia à la villa Capwell,
peu de temps après que Channing ait chassé Pamela. C'est un petit garçon en
larmes, assis contre la fontaine de l'atrium qu'elles découvrent. Sans qu'elles
se déplacent, les années passent, et le petit garçon grandit. Mason n'a pas
bougé, il est toujours en pleurs, malheureux, et un autre garçon, son frère,
se moque de lui. Des mots résonnent dans la pièce. Raté. Bâtard. Mauviette.
Minable...
Allongée, immobile sur son lit d'hôpital, Julia ne peut empêcher une larme de couler...
Villa Capwell.
A
peine revenu de l'hôpital où il s'était une nouvelle fois disputé avec Mason
par porte interposée, Channing avait regagné sa villa. Depuis le début de l'incendie,
il ne passait plus qu'en coup de vent à son bureau au siège des Entreprises
Capwell car, comme à son habitude, dès que des nuages noirs s'annonçaient au
devant de sa société ou de sa famille, Channing préférait se retirer dans sa
villa, qui lui servait alors de blockhaus. Sa villa l'avait toujours protégé
contre toutes les attaques, et surtout à ses yeux, elle représentait toutes
les valeurs sacrées de la famille. L'immense villa Capwell de style espagnol
avait été construite par ses ancêtres, qui était venus s'installer en
Californie à l'époque de la ruée vers l'or. La villa, telle qu'elle était
aujourd'hui, était le fruit du travail de son grand-père, Nathaniel Capwell. C'est
lui qui l'avait agrandie, embellie, et qui avait eu l'idée de l'immense atrium,
avec la fontaine et les colonnades. Pour Channing, cette immense villa, c'était
l'écrin qui renfermait les diamants...
Il
poussa la lourde porte en bois sculptée et, sans croiser quelqu'un en chemin,
il se rendit dans son bureau. La pièce n'avait jamais changé. Même après le
meurtre de son fils chéri, il n'avait pas touché à la décoration. Il ne le
pouvait ; cela eut été faire acte de trahison. C'est dans ce même bureau
que son père Emmet l'avait initié au monde des affaires, et fait de lui son héritier.
C'est dans ce même bureau où il avait forgé et façonné Channing Junior pour
qu'il prenne sa suite. C'est toujours dans ce bureau où il se repliait en cas
de crise. Même le meurtre de Channing Junior n'avait rien changé...
Channing
s'installa dans son fauteuil de cuir, dos à l'immense bibliothèque qui
masquait le passage secret vers la propriété des Lockridge. Il prit le journal
du jour, du 8 août, et il chercha avec empressement l'article de Deana Kincaid
au sujet de l'incendie. Au fur et à mesure de sa lecture, ses traits se
crispaient sous l'effet de la colère. Elle l'accusait de tous les crimes, sans
la moindre preuve. Elle le présentait comme un homme avide de pouvoir et de
puissance, prêt à tout pour augmenter sa fortune, capable pour cela de détruire
une très grande partie de la côte californienne, et d'être à l'origine d'une
des plus grandes catastrophes écologiques de ces dernières années. D'après
elle, l'incendie, qui a pris sur les terres Capwell, n'a d'autres objectifs que
de rendre soit le terrain constructible pour y bâtir une nouvelle chaîne d'hôtels,
soit pour transformer ces terres vierges en champ de puits de pétrole.
-
Quelle garce...
Channing
enrageait. Avant même l'enquête, aux yeux de l'opinion publique, il était
reconnu coupable. Depuis son arrivée à Santa Barbara, Deana Kincaid ne
cessait d'écrire des articles contre les Capwell. Channing se promit de faire
une enquête sur cette femme car, à force, elle risquait de lui nuire et aussi
de discréditer son poulain aux élections. Alors qu'il réfléchissait à un
plan d'action, il n'entendit pas frapper et entrer son avocat.
Daniel
McBride, le nouveau capitaine de l'équipe d'avocat des Entreprises Capwell, pénétra
dans le bureau. Il fixa un instant Channing Capwell, avant de faire remarquer sa
présence.
-
Mauvaise journée, Monsieur Capwell
Channing
leva les yeux de son journal.
-
Dany, entre, je t'en prie. Depuis ce maudit incendie et l'accident, on ne peut
pas dire que mes journées soient agréables.
Daniel
s'avança et s'installa sur un des deux fauteuils qui faisaient face au bureau.
Il remarqua tout de suite que son patron était au courant pour le nouvel
article de Deana Kincaid.
-
Je vois que vous êtes déjà au courant pour les nouvelles attaques de Deana.
-
Dany, quoiqu'il se passe à Santa Barbara, je suis toujours au courant... Mais
laissons là ce torchon, et raconte-moi les dernières nouvelles.
-
Comme vous me l'avez demandé, j'ai essayé de joindre l'armée au sujet des
papiers pour l'occupation de votre terrain. Ils n'ont aucun document.
-
Hum ! !
-
De ce fait, les Entreprises Capwell et vous pourrez être reconnus coupables
pour l'incendie et la catastrophe écologique. D'ailleurs, deux nouvelles
associations écologiques viennent de déposer plainte contre les Entreprises
Capwell. Je crains qu'un procès soit inévitable.
-
Comme si j'avais bien besoin de cela en ce moment ! Et pour l'incendie ?
-
La bonne nouvelle, c'est que l'incendie est aujourd'hui éteint. Certes les dégâts
sont considérables, mais hormis trois pompiers blessés, et encore légèrement,
il n'y a pas de victimes humaines.
-
Et pour l'enquête ?
-
J'ai le rapport entre les mains.
Daniel
sorti une pochette de sa mallette et la tendit à Channing Capwell.
-
Il est daté d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus de l'enquête préliminaire, mais
du rapport définitif des pompiers, en attendant celui de la police
scientifique. D'après eux, il est clair que l'incendie a pris sur la parcelle
44, celle que vous prêtiez à l'armée. Ils ont pu constater deux à trois
foyers, qui pourraient être des points de départ de l'incendie.
-
Cela pourrait donc être un incendie criminel, s'il y a plusieurs foyers ?
-
Oui, et cela pourrait bien jouer en votre défaveur. Car la présence de
plusieurs foyers éliminerait directement l'incendie accidentel, et vous
incriminerait naturellement.
-
Mais, s'il s'agit d'un incendie criminel et que ce n'est pas moi qui aie mis le
feu, cela veut dire que quelqu'un d'autre l'a fait. Quelqu'un qui me veut du
mal... Continuez Daniel.
-
Ce qui dérange le plus les pompiers et ils l'ont bien souligné dans leur
rapport, c'est que de nombreux produits toxiques inflammables, tels que l'arsenic,
se trouvaient dans les bâtiments construits sur la parcelle. Ces produits
seraient donc à l'origine des explosions que nous avons entendues le premier
jour de l'incendie, mais ils seraient aussi responsables d'une seconde éventuelle
catastrophe écologique, dont l'ampleur reste à mesurer.
-
Qu'est ce que l'armée faisait avec de tels produits sur mes terres, et surtout
si près de la ville ?
-
Enfin, je crois que l'enquête policière ne va pas vous ménager. Et il qu'il
va falloir que vous répondiez en tant que directeur des Entreprises Capwell à
de nombreuses questions dont je n'ai pas les réponses.
-
Et moi non plus.
C.C.
se leva de son siège. Il se tourna un instant vers la bibliothèque. Il
contourna son siège et prit appui sur le dossier.
-
Moi non plus Daniel, je n'ai pas toutes les réponses, mais je me charge de les
trouver. Je saurai qui est derrière cet incendie...
-
Que voulez-vous que je fasse avec l'armée ? Je ne crois pas qu'engager des
poursuites tout de suite soit la meilleure des défenses...
-
Non, je me charge de l'armée...
C.C.
serra le dossier entre ses mains. Il avait déjà une idée en tête.
-
Et pour l'aspect écologique, Daniel, vous m'avez parlé d'une personne qui
pourrait nous aider.
-
Oui, elle s'appelle Pilar Alvarez.
Tandis
qu'il la présentait, Daniel sortit un autre dossier sur sa mallette.
-
Elle travaille aujourd'hui au bureau du gouverneur, sur l'environnement. Elle a
pendant plusieurs années dirigé une puissante association écologiste à Los
Angeles. Son plus gros coup, si je puis dire, à l'époque, a été de faire échouer
l'obtention d'un permis de forage dans la baie, aux Pétroles Ewing. C'est là
qu'elle a connu Karen MacKenzie, qui l'a fait entrer au bureau du gouverneur.
-
Très bien, Daniel. Faites en sorte qu'elle travaille pour moi à présent. Ne
regardez pas à la dépense, si je peux l'avoir dans mon équipe.
-
Très bien, je m'en charge tout de suite.
Daniel
McBride rangea ses affaires et quitta la pièce. Resté seul, C.C. continuait de
réfléchir à son plan d'action.
-
D'abord un problème à la fois. Je vais m'occuper de retrouver les papiers que
j'ai signés avec l'armée pour la location de ce terrain. Ensuite, je
chercherai à savoir qui se cache derrière cet incendie et qui veut détruire
les Entreprises Capwell.
C.C.
décrocha le combiné du téléphone et composa de mémoire un numéro, même si
cela faisait plusieurs années qu'il n'avait pas parlé à son ami.
-
Allô ?
-
Allô.
-
Pourrais-je parler à Monsieur Baldwin Bradford II.
-
Je suis désolé, mais il n'est pas là.
-
Vous savez s'il est à Washington ?
-
Je ne peux pas vous répondre. Vous voulez lui laisser un message ?
-
Oui. Dites-lui de rappeler au plus vite Channing Capwell. Merci.
C.C. raccrocha. Son regard se voila un moment. Se pourrait-il que Michael soit impliqué dans l'incendie ? Si c'était le cas, cela voudrait dire que les choses sont plus graves qu'il ne le pensait...
Hôpital de Santa Barbara.
Assise
sur les sièges de la salle d'attente des soins intensifs de l'hôpital, Sophia
tentait d'occuper du mieux qu'elle pouvait la petite Samantha. La petite fille,
depuis plusieurs jours, réclamait de voir son père et sa mère. Elle ne
comprenait pas qu'elle ne pouvait pas les voir.
-
Mamy, dis, je peux aller dans la chambre de maman ?
-
Pas maintenant, ma petite chérie...
Sophia
déposa un baiser sur les cheveux de sa petite fille. Elle essaya de la serrer
contre elle, mais Samantha se refusa à son étreinte.
-
Quand, mamy, pourrais-je la voir ?
-
Je ne sais pas... Je ne sais pas...
Sophia
tenta une nouvelle fois de se rapprocher de sa petite fille. Elle essaya à
nouveau de l'étreindre, à la fois pour réconforter l'enfant, et à la fois
pour se donner du courage. Car, pour Sophia, la journée était dure. Elle
soutenait son ami Lionel dans le deuil qui frappait sa famille, elle s'occupait
de Samantha pendant l'absence de ses parents, elle se faisait beaucoup de soucis
pour Mason et pour Julia, et, plus que tout, elle se sentait terriblement seule
pour affronter de face toutes ces épreuves. Channing lui manquait. La force qui
émanait de lui lui manquait. Sophia, en ces heures pénibles, regrettait le
soutien de Channing. Par moment, elle s'abandonnait toute seule, rêvant qu'elle
posait sa tête sur son épaule, et tandis qu'il lui caressait amoureusement les
cheveux, il lui murmurait tendrement à l'oreille : ne te fais pas de
soucis, Sophia, je m'occupe de tout.
Sophia
retrouva la réalité, lorsque Samantha se libéra de ses bras. La petite fille
quitta sa chaise et s'approcha de la porte. Elle appuya sa tête contre. Sur
petites jambes, elle s'étirait le plus possible pour essayer de regarder par la
petite fenêtre de la porte. Mais elle était encore beaucoup trop petite. Elle
commença à parler, entrecoupée de sanglots.
-
Papa... Maman... Ouvrez-moi...
-
Je ne veux voir personne...
La
voix forte et pleine de colère de Mason se fit entendre. C'était comme le cri
d'une bête aux abois.
-
Laissez-nous seuls.
Dans
son délire, il n'avait pas reconnu la voix de sa petite fille.
Samantha
trembla. Elle se sentait complètement abandonnée. Pour elle, ses parents ne l'aimaient
plus ; elle avait fait quelque chose de mal. Elle s'appuya contre la porte
et la tambourina de ses petites mains.
-
Papa, papa, papa...
Samantha
pleurait, criait son abandon. Son monde autour d'elle s'écroulait. Elle ne
comprenait pas qu'en une semaine, on lui interdisait de voir sa maman et son
papa.
De
l'autre côté de la porte, elle entendait par moment son père parler. Elle ne
comprenait pas le moindre mot de ce qu'il disait. Et cela augmentait son
malaise. Elle le savait là, derrière cette porte.
Sophia
se leva et rejoignit Samantha. Elle frappa à la porte de la chambre de Julia.
-
Laissez-nous...
-
Mason, c'est Sophia, je suis avec Samantha... Elle aimerait te voir.
-
Non, je ne peux pas. Je suis coupable... Tout est ma faute... Ma faute.
Ses
paroles finirent en un cri de désespoir.
-
Mason, on a besoin de toi. Samantha a besoin de toi.
-
Non, tout est de ma faute. Je lui ai fait du mal... tellement de mal.
-
Papa ! ! !
-
Allez-vous-en. Laissez-nous seuls.
Sophia
prit Samantha dans ses bras. La petite fille sanglotait et tremblait. Sa
souffrance était tellement grande. Sophia serrait très fort sa petite fille,
elle essayait de lui transmettre la force de son amour. Doucement, elle l'éloigna
de la porte de la chambre de sa mère : rester ici ne lui servait à rien ;
ici, pour Samantha, tout n'était que souffrance.
-
Pourquoi papa ne veut pas me voir ? Il ne m'aime plus ?
-
Oh, si ma chérie, il t'adore..
-
Alors pourquoi, il ne veut pas me voir ? J'ai fait quelque chose de mal ?
-
Non, non mon trésor. Tu n'as rien fait de mal... C'est juste...
Sophia
se détacha de Samantha et la regarda dans les yeux.
-
C'est juste que souvent les grandes personnes agissent de façon étrange, d'une
façon que les petites filles et les petits garçons ne peuvent pas comprendre.
Ton papa est triste, et quand il est triste, il veut être seul...
-
Pourquoi papa est triste, c'est à cause de maman ? Ils vont se séparer...
Maman va mourir...
Samantha
pleurait à chaudes larmes.
-
Chut mon trésor, il ne faut pas pleurer... Tout va s'arranger. Je te le
promets.
-
Je veux voir ma maman... Je veux voir ma maman... Pourquoi elle ne veut pas me
voir ?
-
Chut mon bébé. Je t'ai déjà expliqué, ta maman dort profondément, et on ne
peut la réveiller pour le moment. Il faut attendre qu'elle se réveille...
-
Oui, mais si on me laisse entrer, je ferais pas de bruit. Je promets que je ne
la réveillerais pas...
-
Je sais ma petite fille, mais on ne peut pas. Il n'y a que ton papa et les
docteurs qui peuvent voir ta maman.
Tout
en lui parlant, Sophia avait reconduit Samantha sur une chaise dans la salle d'attente.
-
Tu sais ce que tu vas faire ? Tu vas faire un joli dessin pour ta maman et
pour ton papa, et juste avant de partir, on le glissera sous la porte.
-
Oh, oui !
Samantha,
docile, s'installa sur la chaise et dessina sa maman et son papa qui tenait la
main à une jolie petite fille. Elle dessina aussi la plage, l'océan et une
maison qui ressemblait à la sienne. Elle ajouta des gros coeurs un peu partout.
Elle voulait que son papa sache qu'elle l'aimait, que même si elle avait commis
une bêtise, elle restait sa petite Samantha.
-
Oh, quel joli dessin.
Sophia
le prit, se leva et comme promis, elle le glissa sous la porte. Elle s'attarda
une seconde derrière la porte, espérant que Mason viendrait prendre le dessin
et surtout qu'il ouvre la porte pour rejoindre sa fille. Il y avait tant de
choses que Sophia voulait lui dire. Lui dire qu'elle était là, que sa famille
était là autour de lui. Lui dire qu'il n'était pas seul. Lui dire qu'il n'était
pas responsable, que c'était un accident. Lui dire qu'il avait une petite fille
qui se languissait de lui. Une petite fille qui était si malheureuse et qui ne
comprenait pas. Lui dire qu'il était en train de faire comme son père, qu'il
était en train de fermer son coeur à l'amour, qu'il était en train de se
replier sur lui, de s'isoler, et de repousser toutes les mains qui se tendaient
vers lui...
Voyant que Mason restait sourd à son appel, Sophia rejoignit Samantha. Elles rangèrent papier et feutres, et ensemble, la main dans la main, elles quittèrent les soins intensifs. Tout en partant, Samantha se retourna à plusieurs reprises, espérant vainement que la porte finirait par s'ouvrir et que derrière elle, elle verrait le visage de son père et de sa mère...
Marina de Santa Barbara.
Alors
que de nombreux touristes se promenaient le long des quais de la ville, admirant
ici et là les nombreux yachts et voiliers de luxe, Gina Lockridge, assise à
une table du Santa Barbara Yacht Club, sirotait une boisson fraîche. Elle avait
parcouru de nombreux magasins de State Street, à la recherche d'une robe de
grands couturiers qu'elle pourrait porter lors de la réouverture du musée.
Bien entendu, elle avait exigé les plus grands créateurs, mais aucuns des
magasins qu'elle avait visité n'avait su lui proposer la perle rare. Gina n'en
revenait toujours pas. Personne n'avait su comprendre précisément ce qu'elle
recherchait. Toutefois, même si elle n'avait pas trouvé sa robe, elle était
repartie avec une nouvelle paire de chaussures en véritable peau de crocodile,
un nouveau sac recouvert de perles, et bien sûr un tout nouveau bracelet,
savant mélange d'or et d'acier, auquel elle avait bien évidement rajouté le
collier qui allait avec. Après tout, ce n'était pas tous les jours qu'on
enterrait sa belle-mère, il fallait bien fêter, à sa façon, l'événement.
Assisse
face à l'océan, Gina souriait au soleil, aux passants, ravie d'avoir joué à
la Grande Dame dans ces magasins où, des années plus tôt, alors qu'elle ne s'appellait
que DeMott, on refusait de la servir. Après avoir été, à deux fois, Madame
Channing Capwell et maintenant Madame Lionel Lockridge, personne ne pouvait se
permettre de lui interdire l'accès de sa boutique, de son restaurant. Même si
tout le monde en ville savait que Gina Capwell Lockridge, comme elle exigeait qu'on
l'appelle, était le pire des cyclones.
Vétue
d'une robe aux multiples couleurs, Gina était loin de l'image de la belle-fille
éplorée. Minx était morte, cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Gina ne
pensait seulement qu'au coffre de la vieille dame, qu'elle avait réussi à détourner :
ce coffre qui renfermait une génération de secrets. Et puis, dans quelques
jours, aurait lu l'ouverture du testament de Minx et il lui faisait nul doute
que Lionel hériterait d'une colossale fortune, même si la fortune Lockridge était
loin d'égaler celle des Capwell. Avec l'arme qu'elle détenait à présent,
Gina avait la certitude que des millions de dollars allait combler ses journées
de solitude.
Elle
but une gorgée de son cocktail et arrangea ses lunettes de soleil. Autour d'elle,
elle surprenait de temps à autre un regard dans sa direction. Gina appréciait.
Elle aimait être admirée, dévisagée discrétement par un homme installé à
une table voisine et, plus que tout, elle aimait, elle, surprendre le regard
empli de jalousie de l'autre femme. Elle aimait cela.
Perdue
dans ses rêverie, elle se fit surprendre par un jeune homme à chemise hawaïenne
qui s'installa à sa table.
-
Madame Lockridge.
-
Monsieur.
Le
jeune homme lui serra la main qu'elle lui tendit. Elle avait une poigne d'homme,
qui laissait bien paraître son caractère : Gina était une maîtresse
femme, capable de prendre son destin entre ses mains sans l'aide d'un homme.
-
Je suis Tom Patterson, vous m'avez contacté à mon bureau.
Gina
parut surprise de le voir en une telle tenue. Et il le comprit à son regard.
-
Désolé pour la tenue, mais je suis en train de filer un homme, et quant à la
tenue, c'est pour les besoins de l'enquête.
Tom
Patterson était un détective privé bien connu à Santa Barbara. Installé
depuis quelques années, il s'occupait principalement de retrouver des enfants
fugueurs. Après plusieurs années passées au FBI, il en avait gardé certes méthodes
et techniques, mais aussi un solide réseau de relations, qui lui permettait
dans la majorité des cas de retrouver les adolescents.
-
Que puis-je pour vous Madame Lockridge ?
Gina
regarda tout autour d'elle. Elle espérait que peu de monde reconnaitrait l'homme
avec qui elle était assisse ; son affaire devait rester secrète.
-
J'aurais besoin que vous me retrouviez la trace de quelqu'un.
Gina
sortit de son sac une épaisse envelloppe blanche.
-
Tenez, dans cette envelloppe, vous trouverez 5 000$ pour que vous puissiez
commencer vos recherches, ainsi que les informations que je posséde.
-
Comme ma secrétaitre vous l'a dit, je suis pour le moment très occupé, et je
crains de ne pas pouvoir porter toute l'attention que mériterait votre
recherche. Je peux toutefois vous recommander à un confrère.
-
Monsieur Patterson, c'est vous que je veux et personne d'autre.
-
Vous m'en voyez flatté, mais...
Gina
poussa un peu plus l'enveloppe.
-
Monsieur Patterson, il est très important,pour mon époux que vous acceptiez ma
demande. Vous savez, Lionel a été très affecté par le décès de sa mère,
et c'est cette raison qui rend plus urgente ma démarche.
-
Expliquez-moi, s'il vous plait. Je ne vous suis pas très bien. Car si j'ai bien
compris votre coup de fil, vous voulez que je recherche Amanda Lockridge, qui
est morte il y a des années. Excusez-moi, mais je ne vois pas de notion d'urgence,
là.
-
Je sais, je sais.... Tout cela a l'air étrange, je le conçois, mais c'est
important. Même très important pour Lionel. D'après les informations que j'ai
eues, tout de suite après le naufrage de son yacht, Amanda a quitté le
continent pour l'Europe. Elle y est restée plusieurs mois, près de deux ans,
en fait. D'après ce que j'ai pu apprendre au contact de ma belle-mère, c'est
qu'Amanda n'a pas quitté le pays sans raison. Je pense qu'elle fuyait quelque
chose ou quelqu'un... Lionel a besoin de clarifier certaines zones d'ombre de sa
famille. C'est d'autant plus important pour lui maintenant que sa mère nous a
quittés.
-
Je comprends, mais toute cette histoire remonte au début du siècle dernier. Je
crains qu'il n'existe plus aucune trace de ce que vous recherchez…
-
Tenez, prenez cette enveloppe, vous aurez par écrit toutes les informations que
je possède.
Tom
prit l'enveloppe et en sortit une épaisse liasse de billets, ainsi qu'une
pochette plastique contenant divers documents manuscrits.
-
Il y a près de vingt ans, mon époux a tenté de renflouer l'Amanda Lockridge,
le voilier de son aïeule. Ce dernier contenait de nombreuses oeuvres d'art. C'est
un passé qui lui tient à coeur.
Tout
en écoutant Gina qui lui parlait des raisons du naufrage, Tom jetait un coup d'oeil
aux documents. Il s'arrêta un instant sur un portrait d'Amanda Lockridge. Au
travers de la vieille photo noire et blanc, Tom ressentit toute la fragilité de
cette femme.
-
Vous savez, elle était très belle... et aussi très fragile. Amanda a fini à
moitié folle, rongée peut-être par son passé...
-
Non, je ne savais pas.
-
Je sais que vous connaissez un peu mon mari, alors je vous demande cette faveur
comme à un ami.
Gina
sortit le grand jeu pour convaincre le détective. Elle lui offrit son plus gros
sourire. Car elle savait qu'en plus de l'argent, un homme ne résistait jamais
à une femme lorsqu'elle implorait son aide. L'égo des hommes était programmé
depuis la nuit des temps pour venir en aide aux faibles femmes. C'était là
leur flaiblesse et Gina comptait bien s'en servir pour parvenir à ses fins.
-
Très bien, je vous promets d'étudier vos documents, mais je ne vous promets
rien.
-
Merci, Monsieur Patterson.
-
Madame Lockridge, je vous le redis, je ne vous assure pas que je vais faire ces
recherches pour vous, d'autant qu'il y a plus grave : j'ai trois
adolescents qui ont disparu. Et il m'est plus important de rechercher des
personnes vivantes que de courir après des fantômes.
Gina
continuait de le regarder fixement, en lui faisant ses yeux de biche. Elle
battait judicieusement des cils à chacune de ses paroles.
-
Je vous assure que je comprends.
-
Bien. Avant de vous donner ma réponse, je vais vous donner un petit conseil.
Peut-être, Madame Lockridge, feriez-vous mieux de vous renseigner davantage sur
Amanda. Pour cela, je vous conseille les archives de la ville. Je sais qu'elles
possédent de nombreux documents relatifs aux Lockridge.
-
D'accord.
Tom
se leva, sans prendre l'enveloppe.
-
Prenez quand même ceci, Monsieur Patterson.
Gina
se leva elle aussi et lui tendit l'enveloppe.
-
Je vous remercie, Madame Lockridge, mais pas avant que je ne m'occupe de votre
recherche. Au plaisir.
-
Au revoir et merci. J'attends de vos nouvelles.
Gina
se rassit et regarda s'éloigner le détective. Elle était certaine qu'il
finirait par accepter ce travail, même s'il donnait l'impression de se désintéresser
de l'argent, elle savait qu'il avait un divorce à financer et une nouvelle
fiancée qui dépensait sans compter.
Gina
réfléchit à la suggestion de Patterson. Comment elle n'y avait-elle pas pensé
plus tôt ? C'est vrai que les Lockridge, tout comme les Capwell d'ailleurs,
sont installés à Santa Barbara depuis plusieurs générations. Il est évident
que les archives de la ville ou d'un journal doivent posséder de nombreux
documents les concernant. Gina se promit de faire un saut aux archives du
journal de Warren, après tout Warren n'était-il pas son beau-fils. Ravie de sa
nouvelle idée, Gina s'empressa de commander un nouveau cocktail.
- Minx, je ne sais quel secret tu caches, mais il est certain que je vais le découvrir... Il me semble que je viens de marquer un point... Ah Ah ! ! Ah ! Ah...
Villa Capwell.
Confortablement
installé dans son fauteuil de cuir noir, Channing Capwell lisait et relisait
attentivement de nombreux documents. Depuis le début de la matinée, il n'avait
pas quitté son bureau ; il avait même exigé que personne ne vienne le déranger.
Seul Connor McCabe, un policier, avait été reçu par le maitre des lieux,
puisqu'il était venu lui apporter le rapport préliminaire de la police. C'est
à peine si les deux hommes avaient échangé plus de vingt mots. Depuis sa séparation
d'avec Kelly, Connor n'était plus le bienvenu à la villa. Et, surtout, même s'il
travaillait pour la police, il était loin d'arriver à la cheville de Cruz
Castillo.
Channing
reposa un des dossiers importants des Entreprises Capwell, car bien que l'incendie
occupait toutes ses pensées, il fallait bien qu'il continue de diriger la société.
Depuis la tentative de prise de contrôle par Robert Barr, C.C. s'obligeait à vérifier
chacune des décisions prises par ses chefs de groupe. Il ne voulait pas qu'une
nouvelle attaque soit possible.
Enfin,
après avoir contresigné plusieurs documents, Channing s'attaqua au rapport préliminaire
de la police. Il passa de longues minutes à vérifier les plans, s'assurant que
les foyers principaux de l'incendie se trouvaient bien sur la parcelle de
terrain allouée à l'armée. Ensuite, il se concentra sur l'étendu du
sinistre. Le feu avait ravagé des milliers et des milliers d'hectares. Non
seulement il avait détruit une très grande partie de ses terres, mais aussi un
bon quart de la propriété Lockridge. Channing enrageait de leur devoir quelque
chose.
-
A coup sûr, ils vont exiger des millions de dédommagements...
Channing
continua d'étudier le dossier. A aucun moment, il ne faisait allusion à la présence
de l'armée sur ses terres. Même au niveau des constructions, il n'y avait rien
qui pourrait confirmer la présence de l'armée. Les Entreprises Capwell
allaient être déclarées responsables de la catastrophe.
Avec
violence, Channing repoussa le dossier. Plus que tout au monde, il détestait être
trompé. Trompé en affaire. Trompé par les femmes.
-
Ce n'est pas possible...
Un
instant, Channing se leva de son fauteuil, et s'appuya contre la lourde bibliothèque
derrière lui, qui occupait la totalité de deux pans de mur. Son regard se
refusa à se poser sur la photo de Sophia ou celles de ses enfants. Il fallait
qu'il reste concentré sur l'incendie. Un ami venait de le trahir. Sophia venait
à nouveau de le tromper, avec Lockridge...
-
Ce n'est pas possible... Pas maintenant...
Channing
alla au bar se servir un verre d'alcool. Il en avait besoin. Il avait besoin de
chasser Sophia de son esprit. Il devait uniquement songer à l'incendie, à l'incendie
et au moyen de sauver les Entreprises Capwell de cette catastrophe.
La
sonnerie du fax mit rapidement un terme à sa pause. Il se dirigea vers le fax
et à mesure que les pages en sortaient, Channing les lisait. Il s'agissait des
grandes lignes du projet de défense mis au point par Daniel McBride. Il lui
conseillait de s'occuper séparément des différents problèmes. Dans un
premier temps, tenir une conférence de presse pour expliquer la situation et
proposer son plan de reconstruction. Il fallait couper court à la presse et aux
associations écologistes qui parlaient de la construction d'un immense complexe
hôtelier au bord de l'océan. Ensuite, il fallait que les Entreprises Capwell,
sans parler de responsabilité, se proposent à participer à la reconstruction
et à la restauration de la nature.
De
temps à autre, Channing approuvait de la tête. Les idées étaient bonnes. Le
problème majeur restait la présence de produits toxiques à l'intérieur des
constructions, qui étaient à l'origine de la pollution de la terre et de l'eau.
Comment expliquer et justifier la présence de tels produits ? Pour le
moment, Channing n'en avait pas la moindre idée.
Après
avoir lu et relu le projet de son avocat, Channing prit quelques notes :
convoquer la presse sur les lieux même du drame en présence de Daniel, d'Harold
et de cette Pilar Alvarez qu'il nommerait consultante entre les associations écologistes
et les Entreprises Capwell. Channing nota avec un gros point d'interrogation :
Projet ?
Pour
le moment, il n'avait aucune idée de l'utilité de ces terres. Et pourtant, il
fallait qu'il trouve une idée au plus vite.
C.C.
se rassit et inclina son siège.
-
Il ne me reste plus qu'à prouver que je prêtais ces terres à l'armée...
Rapidement,
C.C. décrocha le téléphone et composa un numéro.
-
Allô, pourrais-je parler au général Bradford, je vous prie ?
-
Je suis désolé, mais le général n'est pas dans son bureau pour le moment.
-
Savez-vous où je pourrais le joindre ?
-
Non. Désirez-vous laisser un message, Monsieur ?
Channing
raccrocha. Il n'était pas homme à laisser un message.
Il
sortit un répertoire téléphonique de cuir noir et y rechercha un numéro, qu'il
composa aussitôt. Après une dizaine de sonneries, il raccrocha. La colère se
lisait sur son visage.
-
Où peut-il être ? C'est bien le moment de partir...
Channing
chercha un autre numéro qu'il composa. Après plusieurs sonneries, il tomba sur
un répondeur : «Bonjour vous êtes bien chez Pearl, je ne suis pas là
pour le moment, mais après le bip, laissez-moi un message, je vous contacterai.
Merci.»
Channing
raccrocha sans laisser de message. Il réessaya de nouveau et tomba sur le même
message. Il raccrocha avec violence le combiné.
-
Le père n'est pas là, et le fils non plus...
Channing
allait passer un autre coup de fil, quand on frappa à la porte de son bureau.
-
Entrez.
Rosa,
sa gouvernante depuis près de trente ans, entra dans la pièce. Malgré l'interdiction,
elle n'avait pas hésité à venir le déranger.
-
Excusez-moi Monsieur Capwell, mais Deana Kincaid est là et elle souhaiterait
vous parler.
Au
seul nom de Deana Kincaid, Channing eut une montée de sang.
-
Je ne veux pas lui parler, Rosa.
-
Elle a longuement insisté, Monsieur Capwell.
-
Fichez-la à la porte, et qu'elle aille au diable.
-
Bien.
Rosa
referma rapidement la porte.
- Comment cette garce ose-t-elle venir ici ?
Chambre de Julia Wainwright Capwell.
Une
nouvelle nuit. Un nouveau jour. Pour Julia, le temps qui s'écoulait restait le
même. Long. Interminable. Seule la visite de temps à autre de Mary lui
rappellait qu'elle était vivante. Elle n'avait nulle autre conscience. Elle
connaissait son état depuis que Mary lui avait expliqué l'accident, l'opération,
la mort de son bébé. Elle n'ignorait rien.
Soudain,
Julia sentit son corps peser plus qu'à l'ordinaire. Le souffle semblait lui
manquait. Dans son autre réalité, elle essaya de bouger. Elle n'y parvenait
pas. Soudain la brume apparut. Elle était différente, plus épaisse.
En
une fraction de seconde, le champ de vision de Julia se transforma. Elle venait
de se retrouver assise sur un banc de bois, dans la chambre de Samantha. Sa
petite fille dormait à poings fermés, tenant son doudou bien serré contre
elle. Elle paraissait heureuse. Julia tendit une main vers le lit, et étrangement
la distance entre elle et sa fille s'aggrandit, sans que ni l'une ni l'autre ne
se déplaça. La main de Julia retomba lourdement contre elle.
Lentement,
une silhouette finit par se dessiner de l'autre côté du lit. Il s'agisait de
Mary. Mary lui était revenue, après de longs moments de silence.
-
Bonjour Julia.
-
Bonjour Mary.
Les
deux femmes regardaient Samantha dormir.
-
C'est une très jolie petite fille, et très courageuse.
Julia
approuva de la tête.
-
Pourtant la vie n'a pas été tendre avec elle. Son père est parti.
Julia
leva les yeux vers Mary.
-
Mason est parti ? Pourquoi ?
-
Il est parti, Julia. Il ne pouvait plus rester vivre ici, où il lisait dans ton
regard tellement de reproches, tellement de culpabilité. Il savait que tu le
jugeais responsable de l'accident, de la mort de votre enfant.
Julia
voulut protester, mais aucun mot ne parvenait à sortir de sa bouche. Quelque
part, au fond d'elle, elle savait que Mary avait raison.
-
Il ne supportait plus tes reproches. Tes craintes pour Samantha. Parfois, tu ne
voulais même plus qu'il s'approche d'elle. Tu avais peur. Tu souffrais.
Julia
se replia sur le banc de bois.
-
Tu souffrais. Et tu ne voyais pas sa propre souffrance. Même s'il avait fini
par arrêter de boire, tu ne lui faisais plus confiance. Et Mason souffrait.
Terriblement. Jamais vous n'avez pu en parler. Alors, trop de souffrances, trop
de non-dits, et Mason est parti.
Samantha
s'agita dans son lit.
-
Depuis son départ, il y a plusieurs mois, personne n'a eu de ses nouvelles. Et
Samantha, de peur qu'elle aussi soit mise à la porte, n'ose même pas prononcer
son nom, n'ose pas dire que son père lui manque.
Mary
leva une main sur Samantha, et soudain Julia vit toute la souffrance de sa
petite fille. Elle avait accès à tous ses rêves, à tous ses cauchemars. Son
père lui manquait terriblement.
-
Ma petite fille...
Des
larmes coulaient sur les joues de Julia. Elle entrevoyait pour la première fois
sa part de responsabilité. Elle accablait Mason des torts de son propre père,
Roger, lui aussi alcoolique. Et elle reportait les souffrances de son enfance
sur sa propre fille.
Mary
reprit :
-
Mason est parti. Loin. Très loin. Bien sûr, il a replongé dans l'alcool. Qui
pourrait l'en sortir ? Ce n'est pas son père. Pas sa mère. Pas sa femme...
Julia, il n'a que toi sur cette Terre. Il n'y a que toi qui peux le sauver. C'est
de ses fautes qu'on apprend...
Mary
vint s'asseoir aux côtés de Julia. Elle lui prit ses mains entre les siennes.
-
Je vais te confier un lourd secret. J'ai aimé Mason de tout mon corps de femme.
Je l'ai aimé. Il a ouvert une partie de mon coeur qui n'appartenait pas à
Dieu. Je l'ai adoré. Et pourtant, je lui ai fait tellement de mal. Il n'était
pas comme je voulais qu'il soit. C'est sur le toit de l'hôtel Capwell, lorsque
j'allais mourir, que je me suis rendu compte de cette évidence. Je voulais qu'il
soit un autre. Je rêvais de liberté, je voulais être libre, et au fond de
moi, je lui en voulais parce que mon amour m'enchaînait à lui. Je lui en
voulais de ne pas être à l'image que je me faisais de lui. J'ai essayé de le
sauver, de sauver son âme. Et en réalité, c'était pour ma propre gloire que
je désirais le faire.
Mary
pleurait doucement.
-
Oh, Julia, ne fais pas les mêmes erreurs que moi. Tu as sa vie entre ses mains.
Seul ton pardon peut le sauver, peut me sauver moi aussi. C'est pour cela que j'interviens
pour la seconde fois dans la vie de Mason. Pas pour le changer, mais pour l'aimer,
pour lui dire que malgré toutes ses fautes, tous ses défauts et son sale
caractère, eh bien je l'aime. Je me fiche qu'il ne soit pas Channing Junior. Je
me moque de son passé. Je l'aime. Parce qu'au travers de ses blessures, il
panse les miennes. Et les tiennes Julia. N'as-tu pas fait la paix avec ton père
grâce à lui ? Il est plus près de la vérité que nous... Il est comme
moi à présent, de glace et de feu...
Julia
sécha ses larmes.
-
Mary, je sais tout cela... Au fond de moi, il me reste tant d'amour pour lui.
Tant de peurs aussi. J'ai peur... Peur de le voir s'effondrer. Peur de le
perdre. Peur de le voir replonger dans l'alcool. Peur de l'aimer...
-
Libère-toi de ces peurs, Julia... Regarde au fond de l'âme de Mason.
A
nouveau, le décor changea, et Julia revit sa chambre d'hôpital. Mason était là,
à ses côtés, pleurant, priant, hurlant sa peine, sa souffrance. Il était si
malheureux.
-
Julia, je pourrais te monter tant de scènes où Mason a souffert... Je pourrais
aussi t'en montrer tout autant où il a fait souffrir consciemment les gens qu'il
aime... Je pourrais te montrer ta vie future si tu le chasses ou si tu lui
pardonnes.
-
Montre-moi, Mary... Donne-moi une raison de lui pardonner...
-
Non, Julia, non. La raison de lui pardonner, tu l'as déjà dans ton coeur. Tu
la connais déjà. Te montrer, ta vie future serait influencée par ton
jugement. Le jour où tu choisiras de te réveiller, tu sauras, ton coeur
saura...
Mary
s'éloigna doucement.
-
N'oublie pas Julia. Ton réveil ne dépend que de toi. Je suis venue pour t'aider.
Le reste du chemin, c'est à toi de le faire. Je sais que ce n'est pas ton
heure, ton chemin sur cette Terre n'est pas à son terme. Tout dépend de toi,
Julia...
-
Mary, donne-moi la force...
-
Je ne peux pas te donner ce que tu as déjà. C'est aussi simple que tous les
voyages qu'on a faits... Tu n'as qu'à ouvrir les yeux...
-
Je ne peux pas...
-
Si Julia, tu le peux... Tu n'as qu'à choisir. Tu as choisi de vivre car,
regarde les portes de l'antichambre se referment. Maintenant, tu dois choisir
pardonner ou non...
Derrière
Mary des portes immenses, toutes d'or, se dessinaient et elles se refermaient.
Mary s'effaçait petit à petit.
-
Je dois partir, Julia. Je dois te laisser. Que Dieu te garde... Que Dieu soit
toujours avec vous, Mason, Samantha et toi..
-
Mary... Mary...
La
brume s'effaça complètement, emportant avec elle la silhouette de Mary. Julia
restait seule dans la chambre, regardant Mason qui tenait la main à son double.
Soudain, son corps bougea, elle le sentit. Il se réchauffait. Son aura, son âme
regagnait son corps.
A
ses côtés, Mason entendit dans un souffle.
- Mary...
Villa Capwell.
Cette
agréable journée du mois d'août touchait à sa fin. La brise marine, venue de
l'océan, rafraîchissait la ville après les heures chaudes qu'elle venait de
connaître. Et Channing Capwell tournait comme un lion en cage. Un verre de
whisky à la main, il tournait autour de la fontaine de l'atrium. Il avait quitté
son bureau il y a plusieurs minutes maintenant. Tous ces coups de fils auprès
de Pearl ou de son ami, le général Michael Baldwin Bradford II étaient restés
sans réponse. Il ne supportait pas cette longue attente. Il ne supportait pas
que lui, Channing Creighton Capwell, puisse passer en second.
Il
s'approcha d'une des fenêtres qu'il avait fait ouvrir lors de la décoration de
la villa. Il regarda l'étendue de sa propriété : le parc, la piscine,
les écuries... Comme tout cela lui semblait vide à présent. Sophia n'était
plus là aujourd'hui. Elle avait quitté la villa pour retrouver sa liberté...
En réalité, elle était retournée auprès de son ancien amant. Eden était
partie, aussi... Et avec elle, tous ses rêves de transmettre les rênes des
Entreprises Capwell. Kelly aussi avait préféré quitter Santa Barbara ;
elle s'était expatriée pour New York, où elle dirigerait une galerie d'art. Même
le plus fragile de ces enfants avait fini par quitter le nid familial. Ted et
ses extravagances... Lui aussi était parti vivre sa vie : une vie d'aventures.
Il s'était engagé dans une association humanitaire, et sa mission actuelle se
passait en Irak. D'après les dernières informations qu'il avait eues, il
aurait retrouvé là-bas Warren Lockridge. Comme quoi, le monde était petit...
La villa paraissait si vide sans enfants. Même les générations suivantes
avaient déserté les lieux. Adriana et Chip habitaient le Mexique avec leur père.
Cela devait bien faire trois mois qu'il n'avait plus eu de nouvelles. Il savait
que Sophia s'y était rendue à plusieurs reprises, mais lui, il n'avait pas eu
le temps de l'accompagner. Samantha vivait avec Mason et Julia, sur la plage.
Julia ne voulait pas venir habiter dans cette grande maison, de peur de raviver
la guerre, entre Capwell et Lockridge. Elle souhaitait garder cette indépendance
vis-à-vis de la famille de sa soeur et celle de son époux. Comment
pourrait-elle rester neutre, alors que maintenant son dernier fils Channing
Creighton III habitait chez Lionel et que Sophia avait repris sa liaison avec l'héritier
Lockridge ?
C'est
en pensant à Lionel que Channing resongea à la lettre laissée en héritage
par Minx. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait tenu à lui léguer quelque
chose. Elle devait encore, à l'heure actuelle, être posée sur son bureau. Il
n'avait pas eu le temps de la lire.
-
Bah, cela peut attendre demain. Cela ne doit pas être bien important.
En
même temps qu'il songea à ce fils qu'il ne connaissait pas, il pensa à
Brandon. Brandon... Brandon, la chair de sa chair. Le fils de son fils bien-aimé.
Un jour, il l'espérait, c'est à lui, qu'il transmettrait les rênes de sa société.
Ni Eden, ni Kelly, et encore moins Ted ne semblaient s'en soucier aujourd'hui.
Mason, lui, il n'en était pas digne. Il ne l'avait jamais été et il ne le
serait jamais.
-
Brandon, mon petit Brandon...
Channing
songea à l'étrange destin de cet enfant. Né fils de prince et de servante, il
en avait hérité un coeur pur et innocent. Même sa jeunesse auprès de sa vipère
de mère n'avait pas pu l'entraîner sur des routes tortueuses. Un jour, il lui
reviendrait. Pour le moment, il était en pension. Telle était sa décision. Il
voulait prendre du recul par rapport aux Capwell, sa famille, et aux Lockridge,
sa nouvelle famille. Il avait toujours cherché à faire la part des choses et
su trouver ce qu'il y avait de meilleur au fond de tout le monde.
Channing
détourna son regard. Car au loin, il pouvait imaginer les premiers signes des
ravages de l'incendie. Il se promit mentalement demain de survoler toute la zone
en hélicoptère, pour se rendre pleinement compte de l'étendue des dégâts.
Il se dirigea vers la très vieille fontaine, rapporté d'Espagne par l'un de
ses ancêtres. Channing l'avait toujours connue. Elle semblait être le joyau de
cette pièce. Il s'assit sur le rebord et il posa son verre vide à côté de
lui. Son esprit fonctionnait au maximum, il devait trouver une idée alliant écologie
et rentabilité, maintenant que l'incendie lui offrait une chance d'exploiter de
nouveaux terrains. Il savait, contrairement à cette garce de Deana Kincaid, qu'il
n'y avait pas de pétrole dans cette zone, et même s'il y en avait, il ne
pourrait pas forer : cela lui reviendrait beaucoup trop cher.
-
Qu'est-ce que je peux faire ?
Parallèlement,
il continuait à se creuser l'esprit pour déterminer la politique à suivre,
afin de blanchir les Entreprises Capwell, qui n'avaient absolument rien à voir
avec cette catastrophe.
Perdu
dans ses pensées, ce n'est qu'à la troisième sonnerie qu'il entendit le
carillon de la porte. Il était seul ce soir à la villa. Il avait laissé leur
soirée à Rosa et aux autres employés. Passé 19 heures, il n'avait plus
besoin de personne.
Channing
se leva et gagna la lourde porte de la villa, tout se demandant qui pouvait bien
le déranger à cette tardive.
-
Si c'est cette Deana, je vais la mettre à la porte en beauté...
Channing
ouvrit, et se trouva non pas nez à nez avec la journaliste, mais avec un
coursier.
-
Monsieur Capwell ?
-
Oui.
-
Pourrais-je avoir une signature s'il vous plait ?
C.C.
signa un document. Et le coursier s'écarta, laissant voir derrière lui un
second coursier qui soutenait un lourd cadre de bois.
-
Vous désirez qu'on vous le dépose où ?
-
Euh...
Pris
à court, Channing avait complément oublié cette livraison.
-
Dans la salle à manger, cela sera très bien.
Channing
s'écarta pour laisser passer les deux hommes qui peinaient sous le poids de la
charge. Il les guida pour traverser tout l'atrium, avant d'atteindre l'immense
salle à manger de la villa.
-
Posez tout devant la cheminée, cela ira très bien.
Les
deux hommes posèrent délicatement leur fardeau, en prenant bien soin de le
placer correctement. Alors qu'ils le calèrent, une partie du drap blanc qui
recouvra le cadre glissa, laissant entrevoir une peinture.
-
Cela ira Monsieur Capwell ?
-
Oui, oui, très bien, merci.
Channing
s'éloigna un instant et revient avec un billet de 20$ pour chacun des
coursiers.
-
Je vous remercie.
-
Au revoir Monsieur Capwell.
Resté
seul, Channing souleva entièrement le drap. Il avait complètement oublié qu'il
devait recevoir la toile aujourd'hui. A l'origine, cela devait être une
surprise pour Sophia.
La
toile devait bien mesurer quatre mètres de haut sur un peu plus de deux mètres
de large. Channing recula pour l'admirer dans sa totalité. Il s'agissait d'un
immense portrait en pied de toute la famille Capwell, leur famille à Sophia et
à lui. Leur famille.
C.C.
se perdit dans la contemplation du tableau. Sophia était assise au centre, vêtue
d'une robe d'un bleu soutenu qui faisait ressortir l'éclat de ses yeux, ainsi
que le blond de ses cheveux. Derrière elle, posant chacune une main sur l'épaule
de leur mère, se tenaient Eden et Kelly. Toutes les deux étaient vêtues d'une
robe identique, rose pale, qui faisait ressortir pour l'une comme pour l'autre
leur traits de caractère : la détermination pour la première et la
fragilité pour la seconde.
Etrangement,
si Eden ressemblait véritablement à Sophia, l'artiste avait su mettre en
valeur chez Kelly des petits détails qui rappelaient aussi les traits de Sophia :
la forme des yeux, l'espièglerie dans le regard, une certaine fraîcheur sur
les lèvres. Des petits détails caractéristiques que n'exprimait pas Eden.
Eden était l'image de sa mère au même âge. Mais elle avait cette force dans
les yeux, cette rage qui appartenait bien aux Capwell. Eden avait bel et bien hérité
du caractère de son père.
Enfin
derrière elle, se tenaient les hommes de la famille : Mason et Ted l'entouraient.
Ils avaient pour l'occasion mis leur smoking. Seul Ted avait dénoué le noeud
papillon et défait le premier bouton de sa chemise. Peut-être en signe de rébellion.
Il se dégageait de lui une véritable soif de vivre, une envie de posséder la
vie et d'y mordre à pleines dents. A l'opposé de son petit frère, Mason était
droit et fier. Et même s'il souriait, l'artiste avait su rendre une certaine
tristesse à ses yeux, comme de la mélancolie. Mason vivait dans le passé, à
la recherche d'on ne sait quel instant.
Et
au milieu de ce portrait de famille se dressait littéralement Channing
Creighton Capwell. On sentait bien la force qui l'animait, ainsi que la mainmise
autoritaire qu'il exerçait sur sa famille. D'ailleurs, Ted n'apparaissait pas
plus grand que lui, alors que c'était la réalité. Sur la toile comme dans la
vie, Channing les dominait tous.
Enfin,
sur la droite, on pouvait apercevoir un autre tableau dans le tableau. Il s'agissait
du portrait de Channing Junior, le jour de ses 17 ans. Channing avait exigé qu'il
apparaisse sur la toile. Même s'il savait parfaitement que ce fils n'était pas
le vrai Channing Junior, même s'il savait que ce fils n'était pas de son sang.
Il l'avait aimé. Mieux que cela, il l'avait adoré. Parce qu'il était comme
lui. Parce qu'il était le premier né de ses amours avec Sophia. Parce que
Sophia avait voulu qu'il porte son nom.
Channing continua de regarder le portrait de ce fils tant aimé. Depuis le jour de sa mort, sa vie avait basculé. Non la famille avait basculé. Comme s'il fallait que la famille paye aujourd'hui l'échange des enfants fait par Minx, la trahison de Sophia, le trop d'amour qu'il avait accordé à ce fils...
Port de Monaco.
Tandis
que le soir descendait, une jeune femme brune, installée sur le pont de
son yacht, regardait les lumières de la ville qui s'allumaient les unes après
les autres, tel un sapin de Noël qui se parait de ses plus beaux atouts. La lègère
brise soulevait par moments ses cheveux.
Son
regard se porta au loin, vers le Rocher et le palais princier que l'on devinait.
En réalité, c'était vers une autre terre que se perdait son regard, vers la
terre de ses ancêtres, qu'elle était enfin prête à reconquérir. Un monde
nouveau s'ouvrait à elle, rempli de possibilités. Son père avait raison :
il suffit de vouloir pour pouvoir. Elle voulait reconquérir l'héritage qui était
le sien, reprendre le nom qui lui avait été volé par une étrangère... Elle
voulait tout cela et bien plus encore. Et bientôt, elle pourrait le faire.
Bientôt, elle pourrait honorer la promesse faite à son père, venger l'honneur
de sa famille et, peut-être, si Dieu le voulait, redonner un souffle de vie à
son grand oncle.
L'obscurité
était devenue totale autour d'elle, seules les lumières de Monaco, telles des
pierres précieuses, se reflétaient dans la mer. Les yeux de la jeune femme
fixaient la baie. Elle aimait se tenir ainsi sur le pont de son bateau, face à
Monaco, cela lui donnait l'impression d'être la reine de cette fourmillière.
De les tenir en son pouvoir.
La
jeune femme jeta sa cigarette à la mer. Depuis le début de l'opération, elle
était plus nerveuse qu'à l'ordinaire. Il lui tardait de se rendre à Santa
Barbara et de passer à l'étape suivante. Elle détestait par-dessus tout l'inaction.
Elle
se détourna de la contemplation de la baie et s'assit lentement sur un transat.
Elle prit la coupe de champagne posée à côté. Lentement, elle se délecta du
précieux millésime. En prenant la coupe, elle jetta un coup d'oeil à son
portable ; elle semblait attendre avec impatience un coup de fil.
-
Ce n'est pas l'habitude de Gianni d'avoir du retard.
Mentalement,
elle refit la liste des points importants de son projet. Tout lui paraissait être
réglé comme du papier à musique : elle ne pouvait pas échouer. De
toutes façons, maintenant les dés étaient jetés, et il ne pouvait en être
autrement. De son autre main, elle lissa une mèche de ses cheveux d'ébène,
geste qui trahissait son impatience.
C'est
alors que son téléphone sonna. Elle s'empressa de décrocher.
-
Allô ?
-
Allô, c'est Gianni.
Elle
se redressa sur le transat et reposa sa coupe de champagne. La conversation se déroulait
en italien.
-
J'attendais plus tôt ton coup de fil.
-
J'ai un petit empêchement, mais cela n'a aucun rapport avec ton projet.
Avez-vous bien recu les photos ? Je vous ai fait parvenir plusieurs séries.
-
Oui. Je te remercie. Par contre, j'aurais besoin de renseignements sur l'homme
qui était avec elle au cimetière.
-
D'accord.
La
jeune femme se leva et retourna s'appuyer sur le bastintage, face à la
principauté.
-
Et pour les actions ?
-
Ne vous faites aucun soucis, c'est réglé. Nous possédons suffisament pour siéger
au prochain conseil d'administraion.
-
Très bien. Très bien.
-
Bien entendu, ces actions sont réparties entre nos deux sociétés fantômes,
et évidemment, il est parfaitement impossible de remonter jusqu'à vous. Aux
yeux de la sociéte, il s'agit simplement d'un mouvement d'actions de petits
porteurs vers d'autres petits porteurs.
-
Excellent, Gianni.
-
Je vous recontacterai dès que nous aurons atteint la barre des 20%. Si on
continue sur ce rythme, il y a fort à parier qu'avant la fin de la semaine,
vous aurez atteint cette barre.
-
Je te remercie, Gianni.
-
Dois-je continuer de la suivre ?
-
Oui, et tiens-moi au courant si jamais autour d'elle on se pose des questions
quant au transfert d'actions.
-
D'accord.
-
Merci Gianni.
-
Je vous en prie. Je vous recontacte prochainement.
Elle
raccrocha. Tout se déroulait comme prévu. D'ici, quelques jours, elle posséderait
suffisament d'actions pour prendre le contrôle de la société. Il lui tardait
maintenant de se rendre à Santa Barbara, et d'apparaître sous sa véritable
identité...
-
A nous deux, Sophia, femme contre femme...