Santa Barbara, Acte 2 | ||||||
Chapitre 2 : Post mortem... |
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A la mémoire de Dame Judith Anderson
Route menant à la
propriété Capwell.
Au
loin, derrière la fumée qui se dégageait de l'incendie, le soleil se
couchait. Tout autour de la propriété Capwell, on entendait le
bruit menaçant du souffle du feu, entrecoupé de celui, plus sec, des
arbres morts qui s'effondraient sur le sol. Même les nombreux va et vient des
pompiers ne parvenaient à se faire entendre.
Un
peu plus en contrebas, ni aucun son, ni aucun mouvement, ne s'échappaient de la
voiture de Mason Capwell. Elle avait glissé sur plusieurs mètres, avant de
finir sa course contre un arbre. Ce dernier, droit et fort depuis des dizaines
d'années, avait à peine tremblé. A l'inverse, la voiture avait souffert de la
violence du choc ; elle reposait maintenant sur son flanc gauche.
Dans
le véhicule, Julia, le visage en sang, reposait la tête appuyée contre le
tableau de bord. A ses côtés, Mason, le corps en équilibre, paraissait moins
touché que celui de sa femme. Lorsque la voiture avait basculé, le corps de
Julia l'avait protégé. Lentement, il reprenait conscience. Un rire parvenait
jusqu'à lui, un visage se dessinait au milieu d'un épais brouillard : celui de
Channing Junior. Le temps s'était écoulé sans qu'il en ait conscience. Mason
murmura péniblement : "Channing...".
Une
violente douleur explosa dans sa tête. Il avait les lèvres sèches, et un étrange
goût de fer dans la bouche. Il voulut bouger une main ; il n'y parvenait pas.
Il ne sentait plus son corps. C'était comme si un énorme poids le maintenait
immobile. Très doucement, son esprit se remettait en marche. Il essaya de se
souvenir. Au milieu d'un nuage de brouillard, il ne se rappelait que l'image de
son père, de leur dispute, et des nombreux verres d'alcool qu'il avait ingurgités.
-
Mon Dieu, que s'est-il passé ?
Il
ferma les yeux pendant un cours instant, histoire de dissiper le brouillard. Il
fit le silence en lui, afin de se concentrer au maximum. Des fragments de
souvenirs lui revenaient en mémoire. Le coup de fil de Harold. Sa colère
contre son père. Et des verres de whisky. Combien en avait-il bu ? Il ne s'en
rappelait plus. Il se força à se souvenir. Et à la seconde précise où il
ouvrit les yeux, les souvenirs des derniers instants à la villa Capwell
rejaillirent dans sa mémoire.
-
Julia ! ! !
Aussitôt,
son regard se porta à ses côtés. Effectivement, Julia était là, assisse sur
la place du passager, le visage en sang. Il voulut crier, mais aucun son ne
sortit de sa bouche. Ses lèvres tremblaient. Peur et colère se mêlaient. Il
tenta à nouveau de bouger. Cette fois-ci, il put remuer une main, puis un bras
tout entier. Il réussit aussi à se tourner davantage vers sa femme.
-
Julia... Tu m'entends ?
-
Le bébé...
-
Est-ce que tu peux bouger ?
Mason
regarda attentivement Julia. Elle avait du sang qui s'échappait d'une blessure
à la tête. Elle avait mis ses mains sur son ventre pour le protéger. Son
chemisier était taché à différents endroits par du sang. Et plus grave que
tout, elle était inconsciente.
-
Mon Dieu, le bébé...
Une
seule seconde suffit pour dégriser Mason. Il sentit s'abattre tout le poids de
la culpabilité, en même temps que la peur de perdre Julia et le bébé prit
possession de son âme. Il la fixa pendant de longues secondes pour s'assurer
qu'elle respirait toujours. Lorsqu'il en eut la confirmation, Mason laissa échapper
un soupir de soulagement. Julia était en vie. Vivante, elle était vivante.
C'est tout ce qu'il espérait. Petit à petit, il reprit espoir. Avec l'espoir,
Mason retrouva des forces et du courage. Il se força, non sans mal, à
atteindre le téléphone portable qui se trouvait dans sa mallette, sur le siège
arrière. Il mit de longues minutes à le trouver. A plusieurs reprises, il
laissa échapper des cris de douleur. Concentré sur Julia et le bébé, Mason
ne se préoccupait pas de son propre état de santé. Il fallait qu'il prévienne
les secours au plus vite. Il devait sauver Julia et le bébé, tout le reste
n'avait aucune importance.
Enfin,
Mason réussit à sortir son téléphone portable et il composa le numéro de la
police. Il les informa de l'accident et du lieu. Il insista plusieurs fois sur
le fait qu'une femme enceinte se trouvait dans un état critique. Après avoir
raccroché, il ne cessa de parler à Julia, pour lui donner espoir et courage.
-
Ne t'en fais pas Julia, les secours sont prévenus, ils ne vont pas tarder à
arriver. Il faut que tu tiennes le coup. Allez, Julia, tiens bon...
Quelques
minutes plus tard, une ambulance des pompiers arrive sur les lieux de
l'accident. Les hommes sont obligés de se rendre à pied à hauteur du véhicule.
Très vite, ils arrivent à extraire Mason du véhicule. Ils connaissent de
nombreuses difficultés pour faire sortir Julia de l'automobile. Toujours
inconsciente, elle ne peut faire le moindre mouvement pour lui venir en aide.
A quelques pas de là, Mason les regarde faire, impuissant. Torturé par les remords, Mason ne sait que faire. Prier Dieu pour qu'il lui vienne en aide et qu'il sauve Julia. S'apitoyer sur son sort, lui qui vient peut-être de tuer sa femme et leur enfant. Le sol semble s'effondrer sous ses pieds. Heureusement, ces longues minutes de torture cessent dès l'instant où les pompiers arrivent à extraire le corps de Julia de la voiture. Toujours inconsciente, elle est transportée sur une civière à bord de l'ambulance, avant de partir, accompagnée de Mason, pour l'hôpital de Santa Barbara.
Parc de la propriété Capwell.
"Comme
vous le précisez, je suis à nouveau devant l'entrée de la villa de l'une des
plus belles propriétés de Santa Barbara, celle de Channing Creighton Capwell.
Contrairement aux jours précédents, vous pourrez constater qu'on ne voit plus
les flammes aux abords de la propriété. Les différentes équipes de pompiers,
qui ont reçu un considérable soutien des Etats voisins, ont réussi à
repousser et à maîtriser l'incendie. Derrière la villa, on ne voit que des
arbres calcinés. Tristesse et désolation. Et il en est ainsi, malheureusement,
sur des hectares et des hectares."
Face
à la caméra, le journaliste continua son reportage.
"Pour
répondre à votre question, Roland, je peux vous affirmer que l'étendue des dégâts
est considérable. Certes, nous avons eu beaucoup de chance que les pompiers
aient pu repousser les flammes loin de notre ville. Par contre, si le bilan
humain est très faible, puisqu'on ne déplore qu'une victime et trois blessés,
il s'agit d'une véritable catastrophe écologique. De l'endroit où je me
trouve, jusqu'à l'océan, jusqu'à la splendide baie de Catalina, on ne trouve
que des terres ravagées par les flammes. L'immense forêt qui borde la propriété
des Capwell et des Lockridge est entièrement détruite par les flammes. D'après
les premiers spécialistes que j'ai pu rencontrer, il s'agit de la plus
importante catastrophe écologique depuis qu'une plate-forme pétrolière,
appartenant aux Capwell, avait explosé en Juillet 1984."
Le
journaliste fit signe à son caméraman qu'il allait marquer une pause. Il but
une gorgée d'eau à même sa bouteille. Cela faisait maintenant plusieurs
heures qu'ils filmaient les ravages de l'incendie. Entre la chaleur, la poussière
et les cendres, il avait la gorge desséchée. Il ne manquait plus que quelques
commentaires et leur reportage pourrait être diffusé aux informations de 18
heures. Cela faisait maintenant près de deux semaines qu'il commentait jour après
jour les déplacements de l'incendie.
-
Allez Tom, on finit la séquence et après on envoie la cassette au studio.
Les
deux hommes se repositionnèrent. Derrière eux se dressait l'entrée de la
villa Capwell. Le journaliste se reconcentra et attendit que le voyant
d'enregistrement de la caméra s'alluma pour reprendre son reportage.
"C'est la question que tout le monde se pose, Roland. Quel est l'événement à l'origine de ce dramatique incendie ? D'après toutes les informations que nous avons pu glaner auprès soit des pompiers, soit de la police scientifique qui inspectent les lieux, l'incendie a commencé sur une parcelle de terrain appartenant aux Entreprises Capwell. C'est une certitude. Le terrain se trouve plus au sud, entre cette villa et la baie de Catalina. Ce terrain aurait servi aux Entreprises Capwell, de lieu de stockage pour des produits chimiques. Par contre, nous n'avons pour le moment aucune information quant au départ du feu : est-ce un incendie criminel ou alors un incendie accidentel ? C'est la question que tout le monde se pose, ici. D'ailleurs, je sais que le maître des lieux a convoqué ses meilleurs spécialistes pour faire le point sur cette question. Ce qui est certain, c'est que les enjeux économiques et écologiques sont considérables. Et si il est prouvé qu'il s'agit d'un incendie accidentel, les Entreprises Capwell pourraient être reconnues responsables de cette catastrophe, car pour les avoir rencontrées, les associations écologiques se préparent à attaquer. Roland, voici donc les dernières informations que nous pouvons rapporter aujourd'hui. Par contre, si comme certains l'annoncent, Channing Capwell tient une conférence de presse, nous reprendrons l'antenne. A vous les studios."
Chambre de Minx Lockridge.
Malgré
la brise océane, en cette après-midi du 4 Août, toutes les tentures de la
chambre de Minx Lockridge étaient fermées. Aucun son ne troublait le calme
monastique qui régnait dans toute la villa. Le contraste entre la propriété
Lockridge et la propriété Capwell était saisissant : l'une grouillait de
pompiers, de policiers, de journalistes, tandis que celle des rivaux des Capwell
n'avait reçu que la seule visite du docteur Graham Allen, en milieu de matinée.
Depuis son départ, nul autre visiteur n'avait franchi le grand portail et
remonté la longue allée, construite des années plus tôt par le père de
Horatio Lockridge.
Dans
la vaste chambre qui surplombait la roseraie, puis au loin l'océan, de
nombreuses bougies et huit cierges teintaient d'une douce lueur la pièce, comme
si elle était entièrement plongée dans les brumes ocres du passé. Le temps
avait cessé sa course. La chambre de Minx était redevenue comme au temps
jadis.
A
la lueur des flammes, le visage de la vieille dame avait conservé un peu de
couleur et de chaleur. Pourtant, Minx s'était éteinte très tôt dans la matinée.
Et elle reposait à présent sur son lit, revêtue d'une robe bleue, qui
curieusement renforçait la force de son caractère ; même par delà la mort,
elle restait cette femme solide qui avait dirigé le clan Lockridge à la mort
de son mari.
Les
mains réunies sur son coeur, tenant un chapelet en ivoire, Minx paraissait
avoir enfin trouvé la paix, après de longues années de lutte, en particulier
contre les Capwell, qu'elle rendait responsables de tous les maux. Etrangement,
Minx s'était éteinte sans souffrance, sans violence, en début de matinée.
Une mort à l'inverse totale de sa vie. Car Minx avait connu une vie agitée,
remplie de batailles, de secrets.
A
ses côtés, assis à même le sol depuis plusieurs heures, Lionel, son fils,
veillait le corps de sa mère. En ces heures pénibles, Lionel portait en plus
du poids du deuil de sa mère, la nouvelle responsabilité d'être le nouveau
chef du clan Lockridge : clan qui, au jour d'aujourd'hui, se composait de sa
nouvelle femme, Gina, et de lui-même. D'ailleurs, en même temps que sa mère,
Lionel pleurait sur sa propre solitude. De sa famille, il ne restait plus que
lui à présent. Tous les autres membres, au fil du temps, avaient quitté la
villa. Augusta, sa toute première femme, avait définitivement quitté la ville
suite à des problèmes d'alcool, et depuis il n'avait plus jamais eu la moindre
nouvelle. Warren, son fils, était parti peu de temps après son mariage en
Irak, pour réaliser un reportage. Et depuis, même si il avait eu quelques
nouvelles, depuis bientôt deux mois, il n'avait reçu aucun coup de fil, aucun
courrier. Aucun coup de fil non plus de Laken, qui après s'être essayée à la
comédie, était partie pour l'Europe.
Avec
une profonde mélancolie, Lionel se remémora les temps heureux où ils
habitaient tous les cinq la villa. Combien de différents l'avait opposé à
Augusta ? Combien de batailles n'avaient-ils pas livrés contre Minx ? Minx...
L'esprit de Lionel remonta la course du temps. Lionel se souvenait du caractère
bien trempé de sa mère : Minx n'avait jamais craint ni hommes, ni événements.
Lors du tremblement de terre de 1984, elle avait trouvé refuge dans un vieux
sarcophage égyptien. Lors d'affrontements avec Channing Capwell, leur rival de
toujours, elle lui avait toujours tenu tête, n'hésitant pas même à le
frapper à coups de cravache.
Lionel
finit par se relever et il s'assit sur le lit, frôlant au passage, une main de
sa mère. Il s'y attarda un moment. Leurs mains jointes se resserrèrent un
moment sur le chapelet. Lionel leva alors les yeux au ciel et, dans un regard,
il demanda à ce qu'on pardonna à sa mère tous ses mensonges. D'ailleurs, lui,
après tant d'années, il ne lui en voulait plus du tout. Ni pour lui avoir caché
la naissance de Brick, ce fils qu'il avait eu avec Sophia. Ni l'existence de
Cassandra, cette demi soeur, dont il n'avait jamais entendu parler, et dont il
n'avait même pas soupçonné l'existence. Aujourd'hui, toutes ces fautes étaient
pardonnées. En dépit de tout, elle restait sa mère. Ce qui comptait
aujourd'hui, c'est que la famille Lockridge allait être réunie. Brick
reviendrait certainement du Canada pour l'enterrement. Et Cassandra quitterait
le lieu de sa retraite pour accompagner sa mère dans son dernier voyage. Ils se
retrouveraient tous, et peut-être allaient-ils enfin former une vraie famille.
Lionel
détourna la tête et jeta un regard vers sa nouvelle femme, Gina. Elle tenait
dans ses bras, "leur fils". Même s'il n'était pas de son sang, il l'élevait
et l'aimait comme s'il était un vrai Lockridge, alors qu'il s'agissait en réalité
du fils de Channing Capwell.
Gina,
vêtue d'une splendide robe rose vif semblait peu attristée par la mort de sa
belle-mère. Il faut dire que ni l'une ni l'autre ne s'appréciaient, et elles
se le rendaient parfaitement. Et malgré l'affection qu'elle éprouvait pour
Lionel, elle n'arrivait pas à avoir de la peine.
Gina
quitta l'ombre de son fauteuil.
-
Je vais coucher Creighton.
Lionel
ne parvenait pas à appeler son fils, Channing. En particulier, parce que cela
lui rappelait trop Channing Junior, le second fils de C.C., mort des années
plus tôt. Alors d'un commun accord avec Gina, ils avaient opté pour Creighton,
son second prénom, tout comme son père biologique.
Gina
quitta la chambre. Elle ne supportait plus de rester là, à regarder la vieille
sorcière. Elle était morte, elle n'allait pas non plus s'arrêter, elle, de
vivre. Surtout qu'elle avait quelque chose de plus important à faire : découvrir
l'ultime secret de Minx Lockridge.
Après
avoir rapidement déposé Creighton dans son lit, Gina se dirigea vers le bureau
de Lionel. Elle décrocha le téléphone et composa le numéro du couvent de
Sainte Mary Katherine.
-
Allô, ici madame Lockridge. Pourrais-je parler à la Mère supérieure, je vous
prie.
Gina
patienta quelques secondes avant d'être mise en relation avec la Mère Helen.
-
Bonjour ma fille. Je vous présente toutes mes condoléances, toutes me prières
pour le deuil qui vous touche.
-
Merci...
Gina
bougonna. Elle n'avait pas besoin de ses prières ; il lui importait simplement
qu'on lui remette le coffre de Minx.
-
Ma Mère, je vous téléphone, car je vous ai envoyé une religieuse, une
parente de ma belle-mère, pour qu'une de vos fidèles lui remette un coffre de
bois, conformément à ses dernières volontés.
-
Je suis navrée, Madame, mais ce n'est pas le souhait de feue Madame Lockridge.
-
Certes, mais il est important pour mon époux d'avoir la certitude que le coffre
sera bien placé dans le cercueil de sa mère.
-
D'accord, mais Madame Lockridge a expressément demandé que...
-
Ca suffit, écoutez-moi. Je suis la nouvelle Madame Lockridge, et je demande
tout aussi expressément qu'il en soit fait ainsi. Il plait à mon époux de déposer
lui-même le coffre de sa mère dans son cercueil avant de le refermer, et de
pouvoir le faire à l'abri de tous regards indiscrets.
-
Je comprends, mais...
-
Soeur Sophia (Prise au dépourvue, Gina ne trouva comme prénom que celui de sa
rivale. Et puis après tout, l'idée de se moquer un peu d'elle ne lui déplut
pas du tout). Soeur Sophia, notre parente, arrivera en fin de journée, afin de
récupérer le coffre. En même temps, elle vous portera un chèque pour vous
remercier d'avoir si longuement et si bien protégé les biens de ma belle-mère.
-
Je vous remercie, Madame Lockridge.
-
Je vous en prie, cela est tout naturel !!! J'ajouterai moi-même un petit bonus,
pour votre compréhension : en agissant ainsi, vous rendez moins difficile à
mon époux cette très pénible période. Merci beaucoup.
En
raccrochant, Gina savait que c'était gagné. Tout à l'heure, elle se rendra
elle-même au couvent, et elle récupérera le coffre de Minx. Le visage de Gina
s'orna d'un large sourire.
-Alors belle-maman, qui va gagner cette fois-ci ? Je donnerai cher pour voir votre tête là-haut... Ah Ah Ah !!!
Chambre
de Julia Wainwright Capwell.
Bip... Bip... Bip... Bip...
Assis sur une chaise à côté du lit sur lequel était allongée Julia, Mason, les traits tirés, la barbe naissante, veillait. Depuis le jour de l'accident, il n'avait pas quitté cette chambre. Souvent, il prenait la main de sa femme dans la sienne, la serrait très fort, et pleurait. Depuis qu'on avait remonté Julia du bloc opératoire, Mason pleurait. Il avait versé toutes les larmes possibles. Il se sentait sec. A l'intérieur. Une partie de sa vie venait de mourir. Il le savait. Plus jamais il ne serait le même homme. Plus jamais, il ne serait un homme. Il avait commis le pire des crimes : il était responsable de la mort de son enfant. Cette réalité le tuait à petit feu, comme un cancer vous ronge de l'intérieur. Et pire que tout, la vie de sa femme, de sa douce et tendre Julia, ne tenait qu'à un fil... En plus de la mort de son enfant, il aurait à se reprocher la mort de Julia.
Mason s'agrippait à la main de Julia, comme un naufragé s'accroche à une bouée de sauvetage. Julia seule pouvait le sauver. Ou plutôt pouvait lui faire éviter les flammes de l'enfer. Déjà, par le passé, il avait connu ce terrible sentiment : il s'était accusé d'être en grande partie responsable de la mort de Mary. Sa douce Mary...
Mason lâcha la main de Julia et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues.
- Oh, Mary, puisses-tu nous venir en aide...
Mason trembla avec violence, comme si le spectre de la mort se tenait tout prêt de lui. Il prit alors la bouteille de whisky posée à ses pieds et en but une grande gorgée. Depuis l'accident, il ne tenait que grâce aux litres d'alcool qu'il avalait. Il buvait quasiment bouteilles sur bouteilles. Il ne parvenait pas à faire autrement. Il buvait pour avoir suffisamment de force pour affronter son crime en face. Il buvait pour oublier son crime. Il buvait pour rester éveillé, pour être là quand Julia ouvrirait les yeux. Il buvait pour sombrer dans un monde où Julia n'était pas là, allongée sur un lit d'hôpital, entre la vie et la mort.
Bip... Bip... Bip...
Le temps continuait de s'écouler. Décompté inexorablement par le bruit des appareils qui maintenaient en vie Julia. Depuis l'accident, à l'exception du personnel hospitalier, personne n'avait pu pénétrer dans cette chambre. Il voulait rester seul avec elle. Seul pour, peut-être, vivre leur derniers instants. Seul pour lui demander pardon. Seul pour lui dire au revoir. Seul pour la regarder mourir et l'accompagner. Seul pour boire en cachette et oublier sa détresse. Car depuis qu'il avait retrouvé Mary, lors de son coma, il avait toujours senti sa présence à ses côtés. Aujourd'hui, il ne la ressentait plus. A la place, il ne voyait qu'un vide immense. Même elle, elle venait de l'abandonner. Sa faute était bien trop lourde pour qu'elle puisse lui pardonner, malgré tout l'amour et la bonté qui l'habitaient. Mary l'abandonnait. Son ange gardien le reniait.
Mason but encore. Il but encore et encore. Son envie de boire semblait ne pas connaître de limite.
Son regard se porta alors sur le ventre de Julia. Quelques jours plus tôt, elle portait leur enfant. Leur second enfant. Lui qui n'avait pas eu la chance de profiter de la grossesse pour Samantha, se faisait une joie d'être là à tous les instants. Le bébé était mort. Leur bébé était mort. Son fils était mort. Par sa faute. Il avait tué son fils.
Des larmes chargées d'amertume, de regrets et de remords coulèrent sur ses joues. Mason ne les essuya même pas. Il voulait rester marqué par sa faute, qu'elle soit visible de tous.
Il ne pouvait s'empêcher de songer à ce fils qu'il aurait dû avoir. Lui qui s'était promis d'être un bien meilleur père que C.C. devait affronter la preuve de son échec. Son fils était mort par sa faute. Il ne pourrait jamais vivre avec. Julia non plus ne pourrait pas vivre avec. Si elle se réveillait, elle ne lui pardonnerait pas son crime. Quelle mère pourrait bien le faire ?
Face au corps immobile de Julia, Mason ne pouvait que faire le bilan de toute sa vie. A ses yeux, c'était un terrible fiasco. Il était depuis sa naissance le vilain petit canard de la famille : le fils de Pamela. Il ne pouvait déjà à cette époque pas tenir la comparaison face aux enfants de Sophia. Et puis il y avait eu cette compétition de tous les moments avec Channing Junior. Channing Junior, l'enfant préféré, béni, chéri de son père. Combien il les avait détestés pour cela : le père et le frère. Puis, il y eu son amour pour Santana, la fille des domestiques. Aujourd'hui, il ne savait plus si il l'avait aimé parce qu'elle tournait autour de Channing Junior ou parce qu'elle lui plaisait vraiment. Puis ce fut Veronica Gayley, qui lui avait servi plus qu'autre chose contre sa guerre contre Peter Flint. Puis, il y eut Mary. Sa douce et tendre Mary : l'amour de sa vie. Elle était morte par sa faute. Mason ne s'était jamais vraiment remis de sa mort ; il restait en lui une blessure qui ne cicatriserait jamais. Et puis vint alors Julia. Il avait osé dire je t'aime Mary, il avait osé aimer vraiment et complètement avec Julia. Deux femmes. Deux amours. Deux chances de salut qu'il avait brisées. Julia, leur amour avait survécu à tant de tourments : Gina, Victoria Lane, Michael Donnelly, Cassandra Benedict...
- Oh, Julia, reviens-moi, je t'en prie...
Mason pleurait... Il reprit la main de Julia et la serra contre son visage.
- Tout est de ma faute. Je suis un raté. Papa a raison. Je ne sais rien faire de bien. Je ne suis qu'un bon à rien. Julia pardonne-moi. Je t'en prie, reviens-moi. J'ai besoin de toi.
Mason lâcha la main de Julia pour boire. Durant une fraction de seconde, il vit son reflet dans la fenêtre, et l'image qu'il vit de lui lui fit peur : il était si pitoyable... Et au lieu de se ressaisir, Mason fit ce qu'il avait toujours fait dans sa vie, il s'abandonna à l'alcool...
Chambre
de Julia Wainwright Capwell.
Julia
finit par ouvrir les yeux. Elle regarda attentivement tout autour d'elle. Bien
que les lieux lui paraissaient totalement étrangers, elle ne se sentait pas
vraiment perdue. C'est comme si elle était déjà venue ici, ou plutôt comme
si, au fond d'elle-même, elle savait qu'ici, elle ne courrait aucun danger.
Elle
tourna sur elle-même pour obtenir une vision d'ensemble. Lentement, le
brouillard blanc qui l'enveloppait, se dissipa. Julia se tenait au centre
d'un grand carré de pelouse, et tout semblait indiquer qu'il s'agissait
d'un jardin d'enfant. Curieusement, ici tout était blanc. Non pas d'un
blanc agressif, comme dans certain hôpitaux, mais d'un blanc qui rappelait la douceur de la neige. Julia n'avait nulle peur.
Son
regard, maintenant que le brouillard s'était complètement retiré, détailla
le parc. Il y avait plusieurs balançoires, un petit lac au fond sur sa droite,
différents jeux pour enfants éparpillés sur la pelouse, et quelques bancs de
bois, dont un à quelques pas d'elle. Julia s'avança et s'assit sur le
banc, entièrement peint en blanc. Elle ferma un instant les yeux et savoura ces
quelques secondes de paix.
Elle
les rouvrit car subitement des cris et des rires d'enfants fusaient d'un peu
partout dans le parc. Lorsque Julia ouvrit les yeux, de nombreux enfants
courraient, jouaient au ballon, se balançaient. Un ballon roula jusqu'à ses
pieds. Elle le ramassa et le tendit à une merveilleuse petite fille habillée
toute de blanc. La jeune fille la remercia par un joli sourire.
Occupée à regarder les enfants, Julia ne remarqua pas une silhouette d'adulte qui s'approchait d'elle. Il s'agissait d'une jeune femme. Elle aussi, elle était entièrement vêtue de blanc, et ses longs cheveux châtains flottaient dans la douce brise. Lorsque Julia leva les yeux sur elle, elle la reconnut tout de suite.
- Mary... Mary, mais ce n'est pas possible....
Julia voulut se lever, mais les forces lui manquèrent.
Et effectivement, Mary DuVall, le premier grand amour de Mason, décédée des années plus tôt, marchait vers elle. Julia n'en croyait pas ses yeux. Elles se tenaient à quelques centimètres l'une de l'autre. Julia finit par se lever. Et elle tendit une main tremblante vers l'apparition. Mary recula d'un pas.
- Non, Julia, vous ne pouvez pas me toucher.
- La force qui brûle en moi pourrait vous détruire.
Julia plongea son regard dans celui de Mary. Elle y recherchait des réponses à une multitude de questions. Nullement gênée, Mary la laissait faire. Elle comprenait. Julia, quant à elle, paraissait ne rien comprendre. Et pourtant, elle se sentait si bien. En paix. Légère. Heureuse. Comme si Mary la protégeait, la réconfortait, la réchauffait de l'intérieur, lui pansait chacune de ses plaies.
- Mary... Mary... Où suis-je ? Suis-je morte ?
Une brume légère entoura les deux femmes.
- Non, Julia, vous n'êtes pas morte. Vous êtes ici, dans ce qui pourrait être défini comme étant l'antichambre du ciel. Vous êtes en transit. Votre corps est encore sur terre, à l'hôpital, plongé dans un profond coma.
Tandis que Mary lui expliquait tout cela, Julia eut la vision de son corps allongé sur un lit d'hôpital, avec Mason à ses côtés. Elle se souvint alors de tout : de leur départ de la villa Capwell, de l'accident, de l'arrivée des secours, des examens à l'hôpital et de la mort de son bébé. Julia fut saisie de violents frissons.
- Oh, Mary, que nous est-il arrivé ?
- Il faut pleurer, Julia. Il faut se vider de cette souffrance.
- Cela fait si mal... C'est si dur, c'est comme si on m'arrachait une partie de mon corps.
- Je sais Julia, je connais cette douleur.
- Pourquoi notre bébé ? Pourquoi ?
Mary tendit ses mains, vers Julia. En prenant milles précautions pour ne pas la toucher, elle l'entoura de ses bras.
- Pleurez, Julia, cela vous fera du bien.
Et Julia se laissa totalement aller.
- Je ne pourrais vous dire pourquoi. Ni si c'est juste ou injuste. Tout ce que je peux vous dire, c'est que c'est ainsi. Parce qu'Il l'a décidé. Je sais que c'est très difficile à comprendre. Que peut-être jamais Mason et vous, vous ne comprendrez... Je sais que même du plus terrible malheur naît toujours une immense lueur d'espoir et d'amour. Je le sais. J'ai moi-même payé de ma vie cette leçon. Mais regardez maintenant, Mason et vous, vous êtes ensemble, et vous avez une merveilleuse petite fille...
Effondrée, Julia se laissa choir sur le banc. Elle n'écoutait pas vraiment les paroles de Mary. Elle sentait juste que la savoir à ses côtés et l'entendre parler la réconfortait, cicatrisait ses blessures.
- Mary, comment pourrais-je continuer à vivre, maintenant ? Je n'en aurais pas la force.
Mary s'agenouilla devant Julia.
- Ma forte et douce Julia... Je sais que tu trouveras cette force... Tu as Mason. Il est à tes côtés. Et il le restera. Vous êtes profondément liés l'un à l'autre. Sans toi, il n'est rien : il devient incapable d'amour et de compassion. Sans lui, Julia, vous êtes cette femme forte, déterminée, qui ne sait pas profiter des instants de paix que la vie peut offrir. La glace avec le feu, le plus noble, le plus pur et le plus parfait des mélanges.
- Je vais mourir, n'est-ce pas. C'est pour cela qu'Il a envoyé son plus fidèle ange. Mais Mary, votre place est auprès de Mason, pas auprès de moi, si je vais mourir...
Julia retint ses sanglots.
- Qui parle de mourir, Julia ? Mason, n'a plus besoin de moi. Lors de notre dernière entrevue, il a compris que notre amour avait survécu, et qu'aujourd'hui, l'amour a les traits de Julia. Non, Julia, détrompez-vous. Vous n'allez pas mourir. Comme je vous l'ai dit, ici vous êtes en transit. C'est à vous de choisir la direction à suivre. Vivre est possible... C'est à vous de choisir, Julia. Regardez, Mason vous attend, il prie pour vous.
Une partie de la brume se dissipa et Julia pu voir entre les nuages sa chambre d'hôpital. Mason veillait à ses côtés. Il implorait le ciel, jurait qu'il était prêt à tous les sacrifices, même à mourir pour qu'elle vive.
- Je sais que le choix est très difficile, Julia. Reposez-vous pour le moment. Je reviendrai dès que vous m'appellerez.
Lentement, la brume se concentra autour de Mary, et elle l'emporta dans le lointain. Julia resta seule, assisse sur son banc, en pleurs. La perte de son bébé l'anéantissait. Pour la première fois de sa vie, peut-être, Julia paraissait incapable de se relever.
- Mon bébé... Mon bébé...
Elle s'effondra en larmes, incapable de faire face au chagrin qui l'écrasait et à la solitude qui la pénétrait et lui glaçait le sang.
Hall
de l'hôpital de Santa Barbara.
Après avoir traversé toute la ville, C.C. gara sa voiture devant l'entrée de l'hôpital. Il remarqua tout de suite la meute de journalistes qui patientait devant l'entrée de l'hôpital. Il détestait plus que tout les gens de cette profession, qui la plupart du temps transformaient la réalité dans le seul but de faire du sensationnel et de vendre leur papier. Depuis des années, lui et sa famille étaient la proie idéale de ces nouveaux rapaces, qui n'hésitaient pas à mentir et traîner dans la boue de respectables personnes. Il se souvenait de ses batailles contre eux lorsque Kelly était accusée du meurtre de Dylan Hartley, lorsqu'on avait essayé de l'accuser de licenciements abusifs. Combien de fois avaient-ils traîné le nom des Capwell dans la boue ? Et aujourd'hui, entre l'incendie et l'accident de Mason, ils allaient pouvoir s'en donner à coeur joie. Channing prit une profonde respiration et s'arma de courage. S'il voulait rentrer dans l'hôpital, il allait devoir traverser cette meute de loups affamés, qui allait le harceler de questions.
Dès qu'un journaliste remarqua la plaque d'immatriculation Capwell 1 de la Mercedes cabriolet qui se garait, c'est tout le troupeau qui se rua vers l'homme qui en descendait. Les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil, C.C. fonça droit sur eux, sans baisser le regard, et leur fit un petit signe de la main afin de leur signaler qu'il n'avait pas le temps. Mais déjà des flashs crépitèrent et des micros jaillirent au devant de lui.
- Je n'ai pas le temps, je suis désolé.
C.C. continua d'avancer.
- Monsieur Capwell, juste une question s'il vous plait ?
- Pas de questions, merci.
Contre vents et marées, C.C. avançait toujours. Avec une certaine aisance, il parvenait à traverser et à dépasser tous les obstacles, lorsqu'une question fusa jusqu'à ses oreilles, au milieu de tout ce vacarme. Sans avoir vu qui l'avait posé, C.C. avait la certitude qu'elle provenait de Deana Kincaid, la pire vipère de tous les journalistes de Santa Barbara.
- Monsieur Capwell qu'avez-vous à dire pour votre défense au sujet de l'incendie ?
C.C. marqua une pause. Il s'était promis de ne pas s'arrêter et de ne pas prononcer le moindre mot. Il jeta un regard vers le milieu de la meute, mais il ne vit pas celle qui l'attaquait maintenant, depuis plusieurs mois.
A nouveau, une question fusa, posée calmement mais avec une certaine assurance, par une voie féminine.
- Monsieur Capwell, comment les Entreprises Capwell comptent-elles faire face à leurs responsabilités devant la catastrophe écologique ?
C.C. regarda tout autour de lui devant l'entrée de l'hôpital. Il ne vit pas l'ombre de Deana Kincaid. La vipère qu'elle était restait tapie dans l'ombre. C.C. lança fermement :
- Que ce soit moi, ou les entreprises que je représente, assumeront s'il y a lieu la responsabilité qui est la nôtre. Comme nous l'avons toujours fait.
Et C.C. continua d'avancer, avec assurance, en direction du hall de l'hôpital. Tout n'était que façade, en ce monde comme au poker, et il ne fallait jamais leur montrer le doute lorsqu'il s'abattait sur vous. Et Channing n'était pas homme à montrer ses faiblesses, surtout devant des inconnus.
Il traversa rapidement le hall de l'hôpital et gagna le service des soins intensifs, où se trouvait la chambre de Julia.
Arrivé aux soins intensifs, C.C. remarqua tout de suite la présence de Sophia, dans l'aire réservée aux visites. Elle était en train de jouer avec la petite Samantha. Sophia leva tout de suite le regard vers son ancien mari. Elle esquissa un sourire et tenta de s'approcher de lui. Du regard, il lui ordonna l'ordre de ne pas bouger. C.C. lui reprochait toujours son rapprochement avec Lionel Lockridge. Et puis, après la nouvelle concernant le départ de l'incendie, il ne se sentait pas prêt à avoir une discussion avec Sophia.
Sophia stoppa net. Elle connaissait ce regard chez son mari. Quelque chose n'allait pas, elle le savait. Elle retourna auprès de Samantha, préférant ne pas affronter directement le puissant Channing Capwell. Elle savait que dans ces moments-là, il préférait être seul... C'est d'ailleurs cela qu'elle lui a toujours reproché : Channing voulait toujours affronter seul les problèmes, surtout s'ils le touchaient personnellement, ou s'ils touchaient la famille.
Discrètement, du coin des yeux, elle observa son ancien mari. Celui-ci s'approcha de la porte de la chambre 7. Il frappa énergiquement, puis tenta d'entrer. La porte était verrouillée de l'intérieur.
Depuis la sortie du bloc opératoire de Julia, Mason s'était enfermé avec elle dans la chambre, ne laissant entrer que le personnel hospitalier. Il ne voulait voir personne, même sa fille. Il voulait rester seul, seul avec Julia. Il attendait désespérément qu'elle sorte du coma dans lequel elle était plongée, et qu'elle lui pardonne l'accident. Mason, enfermé dans cette chambre, se laissait ronger par la culpabilité.
- Mason, c'est Channing, laisse-moi entrer !
C.C. frappa avec force contre la porte. Comme Mason ne répondait toujours pas, il répéta plusieurs fois son ordre. A chaque fois, il tentait d'ouvrir la porte. Mason finit par lui répondre.
- Laissez-nous tranquille. On ne veut voir personne.
De l'autre côté de la porte, C.C. hurlait.
- Mason, sort de là, il faut qu'on voie Julia. Samantha aussi est là.
- Non... Laissez-nous tranquilles. On veut rester seuls...
- Mason, ouvre. Cesse de faire n'importe quoi...
Mason enrageait. Rongé par sa propre culpabilité, sa colère montait en pression. Il finit par ouvrir la porte et sortir en trombe de la chambre. Mason ne s'était pas rasé, pas lavé depuis l'accident. Il n'avait, à aucun moment, laissé Julia toute seule. Ses yeux injectés de sang ne quittaient pas le visage de son père. Les deux hommes se défiaient du regard. Mason reporta alors, comme à son habitude, parce qu'il y avait trop de non-dits dans leur relation, toute sa colère, sa frustration, et son sentiment de culpabilité sur son père.
- Tout cela est de ta faute. Sans ton sale caractère, rien de tout cela ne serait arrivé.
- Ma faute ?
- Oui ta faute
Mason empoigna violemment son père par le col de sa chemise.
- Sans ton violent désir de faire de moi ce que je ne suis pas, l'accident n'aurait pas eu lieu, et Julia ne serait sur ce lit d'hôpital.
- Arrête Mason...
- Non, c'est ta faute... Ta faute...
Mason avait repoussé son père contre le mur.
- Non, Mason, c'est toi le responsable. Toi et ton alcoolisme..
- Channing...
Hormis Sophia qui s'interposa entre eux, personne n'avait songé à Samantha qui assistait à toute la scène.
- Mason, Channing, cela suffit. Pas ici, s'il vous plait.
- Papa ! ! ! ! !
En entendant la voix de sa fille, Mason lâcha le col de son père. Samantha s'était levée et elle regardait, gênée son père et son grand-père qui se déchiraient. Elle ne comprenait pas, mais ce qui se passait la perturbait.
- Papa...
- Sam ! !
Samantha essaya de s'approcher de son père. Lorsqu'elle se retrouva à quelques pas de lui, elle s'arrêta, attendant qu'il fasse les derniers pas pour venir vers elle. Mason ne bougea pas. Il regarda sa fille, mais ne bougea pas. Il ne savait pas quoi faire. Comment dire à sa petite fille qu'il était responsable, peut-être de la mort de sa maman. Mason paniqua. Il se décomposa. Et il repartit s'enfermer dans la chambre de Julia. C'était son refuge, son asile...
Sophia se leva et rejoignit Samantha. Elle s'agenouilla et la prit dans ses bras.
- Ton papa est fatigué. Il n'est pas vraiment en colère. Papa et papy ne se disputaient pas vraiment, tu sais...
- Quand est-ce que je vais voir maman ?
- Bientôt...
Sophia serra tendrement contre elle le corps de Samantha. En même temps, elle lança un regard plein de reproches à Channing. Il n'était peut être pas responsable de l'accident, mais il l'était pour cette dispute, devant Samantha.
Villa Lockridge.
Installé
sur le sofa, au milieu de son salon, Lionel essayait de joindre le téléphone
portable de son fils Warren. Il en était bien à la vingtième tentative, et à
chaque fois la réponse était identique : "Vous êtes bien sur la messagerie de
Warren Lockridge, laissez-moi un message après le bip sonore." Lionel devait déjà
avoir laissé au moins cinq messages. Il ne s'inquiétait pas vraiment.
Seulement, il ressentait fortement le besoin de parler à son fils pour lui
annoncer le décès de sa grand-mère, et aussi pour lui confier combien il se
sentait seul. Aujourd'hui, il n'y avait que lui comme Lockridge à vivre dans la
grande villa. Et avec la disparition de Minx, il éprouvait le besoin de
s'entourer des personnes qu'il aimait. Augusta, sa première épouse, avait
quitté la ville deux ans plus tôt et, malgré leur divorce, Lionel aurait aimé
qu'elle soit à ses côtés. Gina était si différente d'elle, moins imprévisible,
moins excentrique, bref moins tout. Ce n'est pas qu'il s'ennuyait avec elle,
mais son remariage manquait de piquant... La vie avec Augusta était plus...
Lockridge...
Il
reposa le téléphone sur la table de verre. Il fit mentalement la liste des
gens à prévenir. Laken, il venait de lui parler. Elle lui avait promis qu'elle
essayerait de venir, mais qu'elle ne lui garantissait rien. Depuis qu'elle avait
goûté au spectacle, elle avait tant changé. Elle n'était plus la petite
fille timide qui s'était éprise du jeune Ted Capwell. Aujourd'hui, c'était
une femme, une maîtresse femme. Leur conversation en tout et pour tout n'avait
duré que quelques minutes. A peine si elle lui avait demandé de ses nouvelles
: elle semblait s'occuper de tellement de choses différentes que, pour être
honnête, Lionel ne savait pas vraiment ce qu'elle faisait de sa vie.
Il
avait aussi joint l'hôpital où séjournait sa demi-soeur Cassandra. Il n'avait
pas pu lui parler : son état de santé connaissait des hauts et des bas. Et
d'après l'infirmière qu'il avait eue au téléphone, Cassandra régressait :
elle mélangeait pour le moment passé et présent.
Le
seul intime de sa mère encore vivant qu'il avait réussi à joindre était
Maxwell Hammer. Quelques années plus tôt, il avait racheté à Channing
Capwell la villa Lockridge et l'avait offerte à Minx, en gage de leur amitié.
Il avait été sincèrement touché par l'annonce du décès de Minx. Comme il
le disait, de leur génération, il ne restait qu'eux deux : les deux seuls
derniers dinosaures de Santa Barbara.
Lionel
fit une nouvelle tentative pour joindre Warren, qui échoua comme les précédentes.
Il se résigna alors à joindre B.J., sa belle-fille. Journaliste, tout comme
son mari, B.J. enquêtait toujours sur des sujets proches de ceux de Warren.
Cela leur permettait d'avoir pour un même article un point de vue, le plus
souvent diamétralement opposé. Si Warren était encore en Irak, comme son
journal le lui a indiqué, il paraissait naturel à Lionel que B.J. s'y trouva
aussi. B.J. répondit à la troisième sonnerie.
-
Allo.
-
Allo, B.J. c'est Lionel.
-
Bonjour, je ne vous entends pas bien. Comment allez-vous ?
-
Bien. J'essaye de joindre Warren, tu ne saurais pas où il se trouve ?
-
Il a quitté Bagdad il y a deux semaines. Et depuis je n'ai pas eu de nouvelles.
-
Ah...
-
Lionel, pouvez vous parler plus fort, la réception est mauvaise.
En
effet, de nombreux crépitements se faisaient entendre sur la ligne.
-
Vous avez un message à lui transmettre ?
-
Oui, Quand il reviendra, dites-lui qu'il m'appelle. Peu importe l'heure.
-
Il s'est passé quelque chose de grave ?
Lionel
marqua un temps d'arrêt, et prit une profonde respiration.
-
B.J., dis-lui que Minx vient de mourir.
-
Mon Dieu, je suis vraiment désolée, Lionel. Toutes mes condoléances.
-
Merci.
-
Dès que j'aurais Warren, je lui dirais.
-
Merci.
-
Voulez-vous que je rentre à Santa Barbara ?
-
Non, ça ira B.J. Merci. Transmettez la nouvelle à Warren.
-
D'accord. Je suis peinée pour vous, Lionel. Je pense à vous.
-
Merci B.J. Au revoir.
-
Au revoir.
Très
vite, Lionel raccrocha. Il aurait tant aimé que Warren soit là. Auprès de
lui, il aurait été moins seul.
De
nouvelles larmes lui apparurent au coin des yeux. Lionel venait de comprendre
que Warren ne pourrait physiquement pas être présent pour les obsèques de sa
grand-mère. Il déglutit avec peine, une boule lui bloquait la gorge. A
l'enterrement, il n'y aurait pas Warren, pas Laken, pas Augusta... Il allait être
si seul...
Lionel
reprit alors le téléphone. Il composa le numéro du portable de Brick, son
autre fils, qui était policier au Canada. Avant qu'il puisse sonner, il
raccrocha : il ne savait pas s'il devait ou non lui annoncer le décès de Minx.
Après tout, c'est elle qui avait échangé les bébés, Brick et Channing
Junior, des années plus tôt. Lionel se promit d'en parler à Sophia. C'est à
ce moment qu'il réalisa qu'il devait peut être la prévenir, elle ou C.C..
Lionel
composa le numéro du domicile de Sophia. Il tomba sur son répondeur. Il lui
laissa un message : "Sophia, c'est Lionel. C'est pour t'avertir que Minx vient
de mourir. Peux-tu me rappeler s'il te plait. Je t'embrasse."
Lionel raccrocha. Il se leva du sofa et remonta l'escalier en direction de la chambre de sa mère. Une sensation de solitude ne le quittait pas. Comme si une grande partie de sa vie venait de s'effacer avec la mort de sa mère.
Hall de l'hôpital de Santa Barbara.
Assis
à l'opposé l'un de l'autre, Sophia et Channing se regardaient de temps à
autre du coin de l'oeil. Restés seuls depuis que Gracie Lively était venue
chercher Samantha quelques minutes plus tôt, ils n'osaient ni l'un ni l'autre
être le premier à engager la conversation. C.C. enrageait de son altercation
avec Mason : comment pouvait-il oser prétendre qu'il était responsable de
l'accident ? Sophia attendait qu'il veuille bien faire le premier pas. Elle était
lasse de toujours être tenue au secret, de devoir le regarder se débattre sans
jamais qu'il lui demande de l'aide. L'amour c'était cela. Etre à deux pour
affronter le quotidien, et surtout ne pas avoir de secret. Channing prétendait
l'aimer, alors elle le laissait venir vers elle de son plein gré.
Sophia
prit un journal posé sur la table. Bien entendu, il faisait la part belle à l'incendie
qui ravageait la côte de Santa Barbara. De temps à autre, elle jetait un
furtif regard sur Channing. Ce dernier ne bronchait pas, restant toujours sur la
défensive. Lui aussi ne cessait de regarder celle qu'il n'avait cessé d'aimer
durant toute sa vie, même pendant les longues années où il l'avait cru morte.
Il l'aimait tant. Il lui avait une nouvelle fois proposé le mariage. Cela
devait être là... Channing préféra ne pas compter. Tout ce qui comptait
aujourd'hui, c'est qu'elle n'avait pas dit oui. Que pouvait-il faire de plus ?
Il avait mis sa fortune, son amour-propre, son coeur à ses pieds. Et elle n'en
voulait pas. Elle lui préférait à nouveau ce minable de Lionel Lockridge.
Alors
qu'il songeait à ce désastre, pris par la colère et la frustration, C.C. ne
se rendit pas compte qu'il marmonnait entre ses lèvres et que Sophia comprit
parfaitement quelques mots.
-
Lionel Lockridge...
Elle
stoppa dans sa lecture.
-
Lionel, mais que vient-il faire ?
Les
yeux de Channing se glacèrent.
-
Tout cela est de sa faute.
-
De sa faute ? Mais il n'est pas même pas là.
-
Tout ce fiasco : l'accident de Julia, la colère de Mason, la mort de Channing
et le fait que tu ne veuilles pas m'épouser.
-
Ah, c'est donc cela qui te ronge...
C.C.
se leva, il fallait qu'il bouge pour dominer sa colère. Pourquoi personne ne
comprenait jamais ce qu'il cherchait à dire ? Que ce soit Mason, Ted, Kelly,
Eden et même Sophia, personne ne voulait faire l'effort de le comprendre.
-
Oui, tout cela est de sa faute. Comment peut-il chercher à te revoir, alors
qu'il sait très bien qu'on va se marier.
-
De sa faute ? Mais il n'est pas même pas là.
Dubitative,
Sophia dévisageait Channing. Parfois, elle ne le comprenait pas, ou plutôt si
elle le comprenait trop bien. Habitué à toujours avoir ce qu'il désirait,
Channing ne supportait pas qu'on puisse oser aller à l'encontre de ses désirs
ou de ses ordres. C'est la raison pour laquelle ses enfants par moments lui échappaient.
Et c'était bien sûr la raison pour laquelle elle ne voulait pas, pour
l'instant, se remarier avec lui. Elle n'était pas un objet, ni un trophée
qu'il fallait posséder, surtout pour montrer à Lionel qu'il avait gagné.
-
Mais, je ne revois pas Lionel.
-
Arrête de me mentir, je vous ai vus au cimetière... Vous avez repris au même
endroit vos petites rencontres sournoises...
Sophia
comprit tout de suite. Channing les avait surpris, elle et Lionel, sur la tombe
de Channing.
-
Ce n'était pas prémédité. On s'est retrouvé comme cela. Tu sais, c'est un
peu son fils aussi.
-
Je ne le sais que trop bien.
Sophia
vit exploser en une seconde des années de jalousie.
-
Je ne le sais que trop bien. Et il est là, sans cesse à me le rappeler. Puis
toi aussi... Et j'oubliais, il y a Brick aussi. Alors que mon Channing est mort,
et par sa faute...
-
Non, je t'interdis de dire cela. Ce n'est pas de la faute de Lionel.
-
Ce n'est pas de sa faute ! Ose me regarder en face et me dire que ce n'est
pas de sa faute si tu ne me veux pas te remarier avec moi. Parce qu'à part
Lionel, je ne vois pas qui peut te retenir, maintenant que Ken est mort.
-
Lionel n'a rien à voir dans ma décision. Et je n'ai pas à me justifier. Le
fait que tu me tiennes ce discours est à lui seul suffisant pour me prouver que
j'ai raison.
Sophia
s'était elle aussi levée, et elle faisait face à Channing. Elle le
connaissait trop bien pour avoir vraiment peur de lui. Elle savait qu'au fond de
lui, il n'était pas méchant, c'est simplement qu'il laissait dans son coeur
une trop grande place à l'orgueil des Capwell, à sa fierté masculine.
-
Lionel n'est pour rien dans mon choix, Channing. Je fais encore ce que je veux.
-
Oh oui, tu fais ce que tu veux...
-
Arrête Channing, tu vas trop loin.
-
Trop loin ! Mais lequel de nous deux a dépassé les bornes, Sophia ?
Qui va roucouler sur la tombe de mon fils ?...
Ses
paroles déchirèrent le silence.
-
Channing, tu n'as toujours rien compris. Regarde-toi, tu vas trop loin. Tu nous
fais du mal à tous.
-
Et toi, tu ne fais pas du mal à refuser de te marier avec moi. Mais peut-être
que cela ne compte pas ?
-
Arrête, je n'ai pas à me justifier. Tu cherches un coupable... Il faut
toujours que ce soit un autre qui soit responsable. Peut être que Lionel est
aussi responsable de la dispute que tu viens d'avoir avec Mason devant Samantha.
-
Ah, parce que là, je suis responsable. Je me fais agresser par mon fils, il
m'accuse de tous les maux, et c'est ma faute...
-
Oui, c'est de ta faute, autant que celle de Mason. Mais vous êtes trop fiers
pour vous en rendre compte. Trop fiers pour voir que vous blessez les autres. La
seule chose qui compte c'est votre douleur, votre petite personne. As-tu pensé
à Samantha qui attend de voir sa mère, et qui n'entend que crier son père...
Touché
par les paroles sensées de Sophia, C.C. recula contre le mur et ne disait plus
rien.
-
Vous êtes tous les mêmes... Tu sais pourquoi, après toutes ces années,
Lionel et moi nous sommes restés amis ? C'est parce que lorsqu'il souffre,
et qu'il a besoin de moi, et bien il se tourne vers moi. Il accepte la main que
je lui tends. Il n'a pas cette stupide fierté masculine, et fierté Capwell qui
l'empêche d'être... un homme...
Sur
ces dernières paroles, Sophia ramassa ses affaires et partit. Avant de quitter
la pièce, elle lança un ultime regard à Channing, une ultime main tendue pour
qu'il vienne vers elle. Il ne fit pas le moindre mouvement. Lorsque Sophia lui
tourna le dos, et il la regarda s'éloigner les yeux pleins de larmes.
- Oh, Sophia, tu as peut être raison. Mais je suis un Capwell, je me dois d'être fort... Si tu savais comme j'aurais besoin de toi, de ton aide, moi aussi...
Couvent de Sainte Mary Katherine.
Alors
qu'elle roulait dans le taxi qui la conduisait au couvent de Sainte de Mary
Katherine, une ancienne mission espagnole au temps de l'époque coloniale de la
Californie, Gina lisait un article sur le couvent. Elle apprit donc que l'une
des principales missions du couvent est d'offrir un asile aux enfants abandonnés,
malmenés par leurs parents ou par la maladie. Depuis des années, l'institution
était dirigée par la même mère supérieure. On disait d'elle qu'elle était
capable de tout supporter, même les flammes de l'enfer, et qu'elle tenait tête,
pour le bien du couvent, à sa hiérarchie, au gouvernement, et à tous les
clans qui rêvaient de voir disparaître ce havre de paix, au milieu d'un
quartier sensible.
Comme
le taxi approchait du couvent, Gina Lockridge arrangea son voile de religieuse.
Soeur Sophia était prête à faire son entrée sur le devant de la scène.
Quelques heures plus tôt, elle avait quitté la propriété Lockridge, non sans
avoir nargué une ultime fois Minx. Dans quelques minutes, elle allait découvrir
les secrets de Minx. Bien qu'elle ait maintes et maintes fois tout imaginé au
cours de ces dernières nuits, Gina n'avait absolument aucune idée de ce que
pouvait contenir ce coffre. De la part de sa belle-mère, Gina s'attendait à
tout : même à un autre enfant abandonné après Cassandra. Après tout, cacher
des enfants illégitimes semblait être la fonction principale de ce couvent.
Gina
ne leva les yeux de l'article que lorsque le taxi s'arrêta devant les anciennes
grilles de la mission. Tout autour d'elle n'était que violence : tags sur tous
les murs, détritus qui volaient ici et là, quelques chiens errants en train
de finir de renverser des poubelles. Rien de tout cela ne déstabilisa Gina.
Elle n'était pas née riche : elle avait grandi dans un quartier identique et
avait dû affronter des situations pires que celle-ci lorsqu'elle co-dirigeait
un gang à Atlantic City.
Avant
de descendre du taxi, elle demanda au chauffeur de l'attendre ; elle n'en avait
que pour une bonne demi heure, dans le pire des cas. Elle se précipita derrière
les grilles et frappa lourdement contre la vieille porte de bois.
Dès
son entrée, Soeur Sophia fut directement conduite auprès de la mère supérieure,
mère Rebecca. Ne sachant pas l'identité de la religieuse qui était venue
quelques jours plus tôt, Gina craignait un peu que cette dernière soit en réalité
la directrice du couvent, et surtout qu'elle la reconnaisse. Fort heureusement
pour elle, ses craintes ne se réalisèrent pas.
Gina
entra donc dans le bureau de Mère Rebecca. La pièce était très austère : un
bureau en bois très sombre, des murs blancs et un immense crucifix meublaient
la pièce. La religieuse ne se leva pas, lorsque Gina, sous les traits de Soeur
Sophia, entra. Les deux femmes se dévisagèrent longuement : bien que très âgée,
Soeur Rebecca semblait posséder encore toutes ses facultés. Face au regard de
la vieille dame, Gina se sentit mal, comme si elle lisait en elle comme dans un
livre ouvert. Gina fit de son mieux pour conserver une contenance, mais elle était
certaine que la Mère supérieure avait parfaitement compris qu'elle n'était
pas une véritable religieuse.
-
Bonjour ma Mère.
Bien
qu'habituée à mentir et paraître ce qu'elle n'était pas, Gina paraissait
telle une petite fille, surprise en train de désobéir.
-
Bonjour, mon enfant. Bienvenue dans la maison du Seigneur.
Le
regard de Gina, fuyant celui de la religieuse, errait dans la pièce. Elle
n'osait la regarder en face et, malgré cela, elle sentait continuellement fixés
sur elle les yeux de Mère Rebecca.
Un
long silence oppressant s'installa entre elles.
-
Mon enfant, je vous présente toutes mes condoléances pour le deuil qui vous
frappe. Que Dieu vous vienne en aide, et vous apporte sagesse et réconfort.
-
Merci, ma Mère.
Docile,
Gina inclina la tête. Elle se voyait comme une souris prise au piège entre les
griffes d'un chat.
-
Je sais parfaitement les raisons qui vous ont conduites jusqu'à nous. J'espère
que vous trouverez les réponses à toutes vos questions. Et que l'héritage de
Minx Lockridge, votre amie, ne sera pas trop lourd à porter. Je suis toutefois
très étonnée, qu'après tant d'années de silence, Mme Lockridge ait choisi
de vous remettre son coffre.
-
Ma Mère, Minx est moi, en peu de temps, sommes devenues de véritables amies.
-
Il m'est difficile de croire que Minx puisse si facilement accorder son amitié
et sa confiance, même à une religieuse...
Gina
se ressaisit très vite : il était évident que la Mère supérieure lui
faisait passer un test. Prête à tout pour percer les secrets de Minx, Gina
choisit de jouer pleinement de la situation.
-
Vous savez, ma Mère, depuis le remariage de son fils, Minx a été contrainte
à beaucoup de sacrifices. Et plus que tout, elle avait besoin de soutien dans
son combat contre sa nouvelle belle-fille...
-
Je veux bien vous croire, ma soeur. Je sais, parce qu'elle me le confiait,
qu'elle n'aimait pas sa belle-fille, qu'elle, si vous me le permettez, insultait
le nom des Lockridge, et qu'elle était prête à tout pour la voir quitter sa
famille.
Gina
avala sa salive. Elle retrouvait des forces. Après tout, n'était-elle pas en
train de gagner la guerre ?
-
Ma Mère, je vous prie de croire que jamais cette intrigante, comme elle
l'appelait, ne découvrira les secrets enfermés dans ce coffre. Dieu m'en est témoin.
-
Ne jurez pas ma fille, surtout pour des promesses que vous ne serez jamais
capable de tenir. Il est si facile de se cacher derrière un voile, et
qu'importe son épaisseur, il finit toujours par se déchirer, mon enfant...
Il
ne faisait nul doute à présent que la Mère supérieure avait percé son
secret.
-
Ma Mère, en gage de l'amitié et du soutien de Minx Lockridge, permettez-moi de
vous remettre cette offrande.
Gina
sortit d'entre ses manches un chèque, qu'elle tendit à la religieuse. Cette
dernière l'accepta sans même jeter le moindre regard à la somme.
Contrairement à Gina, l'argent pour elle ne semblait avoir aucune valeur.
-
Tenez, mon enfant, ceci est, je crois, l'objet de votre visite.
Mère
Rebecca remit à une Gina tout excitée, un petit coffre de bois, peint à la
mode japonaise. Le coffre devait être en tout et pour tout aussi volumineux
qu'une boîte à chaussure.
Lorsque
Gina le prit dans ses mains, elle se sentit parcourir par une onde de plaisir.
Ca y est, les secrets Lockridge étaient entre ses mains, elle venait de battre
Minx à son propre jeu. Gina fit un effort surhumain pour ne pas rester les yeux
rivés sur le coffre. La Mère supérieure remarqua son trouble.
-
Résister à la tentation est, je pense, la plus grande preuve de la force de
notre foi...
Les
doigts de Gina semblaient s'incruster dans le vernis du bois, tels des
tentacules, ils cherchaient la moindre ouverture.
-
Ma Mère, je vous assure à nouveau que nul ne verra ce qui est contenu dans ce
coffre. Je l'ai promis à Minx, et une promesse est une promesse...
-
Je vous crois, mon enfant...
Mère
Rebecca contourna son bureau et s'approcha de Soeur Sophia. Elle la prit par le
bras tout en lui disant :
-
Nous organisons une veillée en mémoire de notre amie, vous vous joignez à
nous, bien entendu.
-
Avec plaisir.
Gina
repoussa sa frustration. Et dire qu'un moment plus tôt, elle parlait de résister
à la tentation. Tout en tenant bien serré contre elle le coffre de Minx, Gina
suivait la religieuse vers l'église du couvent.
Là,
de nombreuses personnes s'étaient réunies autour d'un vieux prêtre afin de
rendre hommage à la mémoire de Minx Lockridge, qui avait, tout au long de sa
vie, toujours soutenu la vie du couvent. Gina se sépara de la Mère supérieure,
qui remonta jusqu'à l'autel.
Gina
prit place à l'écart, derrière une colonne. Elle s'agenouilla, la tête
inclinée. Elle se retint de sourire : si quelques heures plus tôt, on lui
avait prédit qu'elle prierait dans une église pour le salut de Minx... Une
forte envie de rire la prit. Elle se cacha le visage derrière ses mains,
jointes en signe de prière. Personne ne devait se douter de son identité.
Encore quelques minutes, et elle s'éclipserait discrètement. D'ailleurs, en
rentrant, Gina avait remarqué sur sa droite un confessionnal où elle pourrait
se cacher pour ouvrir le coffre.
Alors
que les premières paroles d'une prière de réconfort et de soutien pour les
membres de la famille de la disparue montaient vers le ciel, Gina DeMott
Lockridge, déguisée en religieuse, gagna le confessionnal à l'abri de tous
regards. Là, elle s'empressa d'ouvrir le crochet de métal qui retenait le
couvercle. Le coffre ne renfermait que peu de documents : un carnet, diverses
feuilles de papier, et plusieurs photos jaunies. Gina commença par les photos.
Elle ne reconnut aucuns des divers portraits d'hommes et de femmes. Elle prit
alors une feuille au hasard, et se rua dans une lecture en diagonale du
document. Elle découvrit bien sûr le nom Lockridge à plusieurs endroits, mais
ce qui la surprit surtout fut de lire nettement et sur plusieurs documents le
nom des Capwell.
-
Est-ce possible !!! Les origines de la guerre entre Capwell et Lockridge.
Gina
n'en croyait pas ses yeux. Tout était là, entre ses mains.
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Ma soeur, j'attends votre confession.
Surprise
de ne pas être seule, Gina regarda de l'autre côté du confessionnal. Deux
yeux la dévisageaient...
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N'ayez crainte...
Gina
sourit à l'absurdité de la situation : combien de crimes avait-elle à avouer
? Combien de mensonges à révéler ? En plus de celui qu'elle était en train
de commettre...
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Mon père... Vous voulez ma confession...
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N'est ce pas pourquoi vous êtes venue, ici ?
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Ma confession... Je ne suis pas religieuse, mon père. Je suis venue ici pour
accompagner l'âme d'une amie. Je m'appelle Sophia. Sophia Capwell. Et j'ai
commis le pêché d'adultère, à plusieurs reprises...
Gina
continua de conter une partie de ses pêchés, sous couvert de l'identité de sa
rivale, Sophia Wayne Capwell Armonti.