Santa Barbara, Acte 2

Chapitre 17 : Desperate House Son...

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Santa Barbara, la nuit.

Une nuit sombre et épaisse s'était abattue sur la ville. En outre, une lourde sensation d'humidité qui collait autant à la pierre des bâtiments qu'à la peau des habitants, montait de l'océan et se propageait dans toutes les rues de la ville. Rien ne semblait être épargné par cette ombre menaçante. D'ailleurs, rares étaient les habitants qui traînaient dans les quartiers en ce début de nuit. Même le bord de mer et les rues commerçantes, d'ordinaire animés, avaient perdu tout attrait. Santa Barbara semblait se replier sur elle, se refermait du mieux possible comme pour empêcher cette ombre de la posséder. L'épais brouillard roulait le long des arcades, héritage colonial de la ville, enveloppait les luminaires dans d'épais filtres qui retenaient la lumière, effaçait çà et là les palmiers qui ornaient les axes principaux de la ville. Santa Barbara se transformait lentement en une quelconque cité ouvrière des Etats-Unis.

Du haut de la falaise, sur les terres Capwell, à l'endroit précis où s'était déclaré des mois plus tôt un gigantesque incendie, la désolation paraissait être la reine des lieux. D'ailleurs, le début des travaux sur le chantier de ce qui serait un jour Pacific Sud, accentuait terriblement cette sensation de mort et d'abandon. Un peu partout, au milieu d'une terre calcinée, surgissaient, telles des blessures, de profonds sillons qui serviraient, dans un temps proche, aux fondations du nouveau pôle écologique de la Californie. Mais pour l'heure, Pacific Sud ne donnait l'impression de n'être que ruines.

Et au milieu des pierres calcinées, une ombre semblait errer là, observant tout jusqu'au moindre détail. Une ombre plus épaisse, plus sombre encore. Elle seule semblait se ravir de ce triste spectacle, comme si une telle vision du monde lui plaisait, comme si les problèmes rencontrés par Channing Capwell lui étaient agréables. Et quelque part, elle savait que le plaisir qu'elle éprouvait venait en grande partie de cette idée-là.

- Puisque je ne pourrai jamais régner sur les Entreprises Capwell, personne ne pourra alors plus jamais le faire. Elles auraient dû mourir avec moi... Avec moi, moi qui en était le légitime héritier.

Puis l'ombre se dématérialisa et, à très grande vitesse, elle se déplaça, dans un courant d'air froid, en direction de la partie résidentielle la plus huppée de la région. Là, deux immenses propriétés se partageaient une vaste étendue, en bord de forêt, et avec une vue plongeante sur la baie de la ville. Deux propriétés. Deux familles. Et l'ombre se sentait être le point commun entre ces deux clans. Elle survola rapidement les terres Lockridge pour se concentrer sur l'immense villa de style méditerranéenne avec de profondes arcades qui la jouxtaient. L'ombre s'engouffra dans la villa Capwell.

Et tandis qu'il se rematérialisait, Channing Creighton Junior éprouvait d'anciennes sensations. Il était revenu chez lui. Toutes ces terres, cette villa, la société, le nom, le clan... tout cela aurait dû un jour lui appartenir. On l'avait élevé en ce sens. Tel un héritier d'une famille royale. Et lui, en fils obéissant, il avait suivi la voie que son père lui avait tracée. La même que Nathaniel avait dessiné pour Emmett. Cette même voie qu'avait suivie Channing, son père. Lui, Channing Junior, aurait pu atteindre le terme de cette route; car père et fils rêvaient de grands destins : en secret, ils rêvaient de la Maison Blanche. Ils espéraient donner au pays un vent d'espoir telle la famille Kennedy, des années plutôt.

Mais un jour...

Channing éprouva une terrible sensation de manque. Même mort, il éprouvait toujours ce sentiment : c'en était terrible pour lui. Jamais il ne serait ce dont il avait toujours rêvé d'être. Il ne serait jamais le maître du clan Capwell. Jamais. Car un jour, Channing Junior avait appris le secret de sa naissance. Il s'en souvenait encore. Il se souvenait parfaitement de la douleur, de la honte, de l'immense sentiment de trahison qui l'avait envahi à l'époque. Son monde, non pire que cela, ses rêves, l'entité profonde de son être, s'étaient alors effondrés. Il n'était pas réellement celui qu'il était.

L'ombre de Channing vacilla; la souffrance de cette nouvelle le submergeait aujourd'hui encore.

- Maman, pourquoi m'as-tu trahi ?

Et la même violence dans l'abandon le submergea. Jamais plus il ne serait le même. Jamais plus, après avoir percé le secret de sa naissance, il avait été le même. Il s'était vu différemment. Il n'était plus un Capwell... un simple bâtard. Voilà ce qu'il était devenu. Même Mason, ce frère qu'il méprisait plus que tout, valait mieux que lui, puisqu'il avait du sang Capwell qui coulait dans ses veines. Alors que lui, il n'était rien. Il n'était plus rien. Le nom qu'il portait n'était pas le sien. L'héritage qu'il recevrait un jour n'était pas le sien, mais celui d'un autre. Il se mit à se détester, à se mépriser, à renier le nom qu'il portait.

- Même le prénom qu'on m'a donné à ma naissance ne me revient pas de droit. Je ne suis rien, ni personne... Rien...

Channing, fou de colère en dépit des années, serrait rageusement les poings. La colère le maintenait en vie encore à présent. C'était cette même colère qu'il l'avait empêché de sombrer dans la folie. Cette même colère qui lui avait donné l'exigence de surpasser son père pour devenir un Capwell plus vrai que nature. Channing songea alors à la transformation qui s'était opérée en lui. Il s'était mis à détester plus encore Mason, ce fils aîné qui pouvait prétendre à la direction des Entreprises Capwell. Il s'était mis en tête d'éloigner Eden, sa jeune soeur, de leur père, car il ne doutait pas qu'un jour elle puisse se mettre sur son chemin. Il avait dès lors joué avec les gens, comme on pouvait le faire avec des pions. Santana, Lindsay et les autres... Aucun n'avait compté à ses yeux. Ils n'avaient été que des étapes pour asseoir en lui, la certitude d'être un Capwell.

La découverte de ses origines avait conduit Channing Junior à se battre encore plus violemment contre les Lockridge. Les détruire, les anéantir, était devenu pour lui sa seule raison de vivre. Il lui était apparu, telle une évidence, que s'il parvenait à les détruire tous, il détruirait la part Lockridge qui vivait en lui... Cette part qui l'empêchait d'être pleinement un Capwell. Channing se souvenait de toutes ces intrigues qu'il avait montées pour détruire Minx et les siens. Il était même allé jusqu'à simuler de l'amitié entre Warren et lui.

Et puis un jour, il avait compris qu'il lui faudrait affronter sa mère. Il lui fallait choisir, la haïr ou lui pardonner. Et Channing préféra la première option. Après tout, elle était responsable de sa chute en enfer.

Channing se concentra alors sur Sophia. Et lentement, son image se dissipa de la villa Capwell et se matérialisa sur le Kallysta.

- Bien entendu, elle est revenue auprès de lui...

Tout le dégoût qu'il éprouvait pour eux se traduisait dans le ton de sa voix. Il les haïssait l'un et l'autre, les tenant responsables de tous ses maux. Eux et leur bâtard de fils...

Invisible au regard de ses parents biologiques, Channing Junior les regardait attentivement se préparer. Ils avaient décidé ensemble de prendre en main le cours de leur vie. Lionel avait expliqué à Augusta qu'il devait partir pour Vancouver pour prendre soin de son fils, plongé dans le coma. Bien sûr que la tigresse avait sorti les griffes pour retenir Lionel. Bien sûr qu'elle avait joué sur tous les tons, mais rien n'avait fait changer d'avis Lionel : ni les larmes, ni les cris, ni la colère, ni les miaulements d'une chatte... Rien. Lionel allait partir pour soutenir Jane et Brick dans l'épreuve qu'ils traversaient.

Sophia, quant à elle, en terminait aussi avec ses valises. Suite à sa grande discussion avec Mason, elle avait décidé de le suivre dans son enquête. Tous deux, ne sachant pas vraiment par où commencer, avaient décidé de passer par Vancouver, puis de prolonger jusqu'à Anchorage où Sophia avait été soignée à la suite de son accident. Sophia avait expliqué à Mason qu'elle commençait à se souvenir du passé, de son passé, et qu'après avoir été recueillie par Marcello sur la plage, il lui semblait se souvenir qu'elle savait alors qu'elle était Sophia Capwell. Peu de temps après, elle était partie avec lui pour Anchorage, où il l'avait soignée. Mason avait accepté, certain que cela ne les mènerait à rien. Pour lui, il était évident qu'il fallait chercher du côté des invités de la soirée et des ennemis de Channing Junior.

A leurs côtés, Channing Junior se moquait d'eux. Jamais ils ne trouveraient ce qu'ils cherchaient. D'ailleurs, les faits étaient bel et bien là. C'était bien Sophia qui avait tiré sur lui. C'est bien la mère qui avait tué son fils... Il avait tout organisé pour qu'il en soit ainsi. C'était sa vengeance : sa diabolique vengeance envers sa mère pour l'avoir trahi.

La voiture de Mason arriva.

Channing dévisagea son frère. Il le trouva plus solide que dans le passé. Puis, en l'observant de l'intérieur, Channing distingua une présence à ses côtés. Bien qu'il ne l'ait jamais connue, Channing reconnut tout de suite Mary DuVall qui veillait sur lui.

Channing recula. Il douta un instant : se pourrait-il qu'ils finissent par comprendre en fin de compte...

- Non. Ils ne le peuvent pas. Les cartes sont trop brouillées pour qu'on puisse les remettre en ordre.

Channing les regarda s'éloigner : trois êtres blessés que tout éloigne, s'engageaient sur une même route, dans le seul but de donner la paix à leur famille. Sophia voulait retrouver Channing, Lionel (tout comme Sophia) voulait mettre un terme à la guerre entre leurs familles et sauver Brick, et quant à Mason, il voulait chasser tous les démons de sa vie pour vivre pleinement auprès de Julia et de leur fille.

- Bon vent à tous et que le diable vous emporte...

Channing regarda disparaître les phares du véhicule dans la brume. Avec eux, disparut aussi une partie de sa colère. Channing Junior préféra se concentrer sur son envie de vengeance qu'il maintenait intacte après encore toutes ces années. Aussitôt, il songea à son instrument de vengeance : à Eden, sa soeur.

Il ne fallut que peu de temps pour que l'image d'Eden se dessine sur les eaux du Pacifique. Le visage d'Eden tremblait au gré du vent qui agitait l'océan. Mais Channing, qui avait su créer une intime relation entre leurs esprits, percevait ce même trouble chez celle qui paraissait être la plus forte des enfants Capwell. Channing retrouvait en Eden, les doutes qu'il avait semés. C'était un peu comme si elle n'était plus vraiment elle; d'autres étaient en elle. Il y avait bien sûr Lisa, ce double qu'elle s'était inventée, mais aussi une grande part de lui-même. Channing vivait en sa soeur, ou du moins, sa haine à l'égard de Sophia avait trouvé en Eden, un prolongement. Channing songea un moment à ce terrible face à face entre Eden et Sophia, moment intime de leur vie où Eden avait tiré sur Sophia, comme elle l'avait fait sous les traits de Dominic, des années plus tôt.

Tout en revivant cette scène, Channing porta la main sur la blessure de l'arme. Curieusement, il éprouvait toujours une douleur à l'endroit précis où la balle l'avait frappé.

Channing s'aventura plus encore dans l'esprit de sa soeur. Il cherchait à se rassurer. Elle était peut-être une des rares personnes qui pouvait commencer à réunir toutes les clés et comprendre le destin qu'il avait tracé pour tous les membres de sa famille. Au bout d'un moment, il parut soulagé. Il ne trouva pas en elle ni le souvenir des Capwell, ni celui de son amour pour Cruz. Lisa avait tout oublié.

- Comme toujours, il a réussi la part du travail qui lui incombait.

Eden avait tout oublié de son ancienne vie. Seuls parfois revenaient la hanter les pleurs d'une petite fille. Alors, elle se réveillait en nage, dans son lit, cherchant des mains, du coeur et du regard, l'origine de ces cris. Et elle ne comprenait pas. Lisa non plus ne semblait pas comprendre.

Channing, d'un souffle, referma la porte vers celle qui était son double. Il n'avait pas besoin d'en savoir davantage.

Son essence alors s'évapora dans la brume. Channing le savait, il ne pouvait pas rester longtemps loin de la villa, de sa villa. Il se retrouva alors transporté au coeur même du repaire Capwell, dans le bureau du maître des lieux, la pièce où il fut tué. Depuis le temps, il n'éprouvait aucune gène à se retrouver dans cette pièce. Il s'agissait peut-être du seul endroit où il se sentait en paix. Il était vraiment chez lui, ici. D'ailleurs même après presque quinze ans, son portrait trônait toujours sur le bureau de son père. Il savait que ce dernier n'avait jamais fait complètement le deuil de ce fils, de cet héritier idéal. Et aujourd'hui, alors que C.C. cherchait un héritier à l'empire Capwell, lui, Channing Junior savait parfaitement qu'il n'en trouverait jamais de meilleur que lui. Non, ni Mason, ni Eden, ni Ted, et encore moins Brandon ou ce Johnny Wallace, ne pourraient l'égaler. Lui, Channing Junior, avait tout appris : de la haine des Lockridge au sombre secret de Grant Capwell, du mensonge à la corruption...

En parlant de Grant, Channing ne put s'empêcher de sourire en repensant à la violente altercation entre Courtney et le Général Bradford. Au cours de ce face à face, Courtney avait pu entrevoir la véritable personnalité de son père, puisqu'elle était identique à celle de ce vieux Général : fourbe, lâche et méprisable. L'un et l'autre n'osaient s'attaquer qu'à des êtres faibles... C'était d'ailleurs pour cette raison que C.C. avait intrigué auprès d'Emmett, leur père, pour écarter Grant de l'héritage Capwell.

Il se souvenait de la colère de Courtney lorsqu'elle avait compris à quel odieux trafic Grant et Michael s'étaient livrés au cours de la seconde guerre mondiale. Ils avaient pactisé avec les allemands et les avaient aidé à déporter et exterminer des familles juives. En échange, comme de nombreux autres collaborateurs, ils avaient reçu un pourcentage sur les biens de valeurs volés aux juifs. Pour tout le monde, il aurait mieux valu qu'ils en restent là. Channing songea alors aux nombreuses oeuvres d'art qui dormaient dans le souterrain Capwell, fruit de ce terrible marché. Cependant, Grant et Michael avaient osé poursuivre plus avant leur odieux commerce. En plus de dénoncer les juifs, ils organisaient des soirées avec les allemands, au cours desquelles ils mettaient à leur disposition jeunes filles et jeunes garçons. C'est cela qu'avait découvert Courtney en lisant le journal intime de son père. Ce même document que Michael avait fait rechercher dans la villa Capwell de Boston. Car ces papiers pouvaient le conduire en prison, seuls survivants de cette époque.

Channing revivait la scène. Les silhouettes de Courtney et du Général se matérialisant sur les ombres. Courtney hurlait, criait sur Michael; elle se libérait de toute la colère qui l'empoisonnait, qui lui faisait tellement honte.

Channing se surprit à sourire; il devait reconnaître que Courtney l'avait surpris. Il ne s'attendait pas à voir en elle cette rage Capwell...

Soudain, les ombres de Courtney et Michael se dissipèrent. Channing entendit des pas en direction du bureau. La porte s'ouvrit, laissant entrer Daniel McBride, l'avocat personnel de Channing Capwell. Daniel portait des documents qu'il devait faire signer au plus vite par le maître des lieux. Malgré la pression qui allait crescendo, puisque les dates d'audiences approchaient, Daniel conservait un certain détachement et affichait un sourire rassurant. Julia d'ailleurs, s'était habituée à cet homme, californien pure souche : blond, le teint halé, suffisamment musclé, véhiculant une réelle joie de vivre.

Channing Junior admira non seulement son physique, mais aussi le charisme qui émanait de lui. Bien sûr, il sentit tout de suite que Daniel était gay. Et Channing se mit à sourire en imaginant son père lorsqu'il apprendrait la nouvelle. Channing continuait d'observer Daniel, alors qu'il prévenait son amant de son départ de la villa; son esprit cependant s'évadait et remontait la course folle du temps. Des années plus tôt, pour rejoindre les bras de son amant, Channing Junior se cachait dans une pièce secrète, à l'intérieur du souterrain reliant les villa Capwell et Lockridge. C'était là qu'il retrouvait Lindsay Smith. Le souvenir de son amant le fit souffrir bien plus qu'il ne s'y attendait : auprès de lui, Channing ne trichait pas. Bien qu'il avait connu d'autres amants, des hommes et des femmes, Lindsay gardait, davantage encore avec la fuite du temps, une force, une particularité bien à lui. Channing regarda partir Daniel et, durant une courte seconde, le visage de son Lindsay se superposa à celui de Daniel. Channing songea un instant à le suivre et profiter par corps interposé d'une étreinte avec un autre, et faire revivre aussi le souvenir de Lindsay. D'autant que dans son esprit se dessinait le doux souvenir de leur intimité...

Channing se ressaisit très vite. L'heure de se laisser aller n'était pas encore venu : il lui restait encore tant à faire s'il voulait assouvir pleinement sa vengeance. Eden ne lui ferait plus aucun mal. Kelly, non plus. Ted avait complètement disparu de la situation. Et il avait éloigné définitivement Mason de la succession. Il ne restait plus que la nouvelle génération : Brandon et le nouveau prétendant, Johnny Wallace. Pour connaître parfaitement son père, Channing Junior savait qu'il s'accrocherait jusqu'à la fin à ce stupide espoir de trouver un héritier aux Entreprises Capwell. C'était là l'unique faiblesse de ce chef de clan : pouvoir transmettre son héritage.

Channing quitta le bureau et gagna l'atrium, au centre de la villa. Channing Junior laissait courir ses doigts sur les murs : quel plaisir pour lui de retrouver les arcades, l'orange soutenu des murs, les lourdes amphores en pierre, le parfum enivrant des fleurs qui se propageait dans toute la villa. Channing Junior avait toujours aimé le style si particulier de la villa : elle était si différente de toutes les autres propriétés de milliardaires qui longeaient la côte. Elle avait un style, une âme... Channing vit tout de suite la lourde fontaine : héritage d'un de ses ancêtres. Alors qu'il continuait d'avancer, Channing finit par s'arrêter net. Une voix lui déchira les oreilles. En plus de son père, il entendait une voix féminine. Un instant, il songea à un énième retour de Sophia, mais ce n'était pas cela. Il avança de quelques pas et sa surprise fut immense lorsqu'il reconnut Augusta Lockridge, assise sur un des larges fauteuils en osier, face à son père. Son père dînait en tête à tête avec la femme de son pire ennemi. Channing ne comprenait pas : le dégoût montait en lui. Il découvrait son père d'une façon différente.

Lentement, il s'approcha. Il n'écoutait pas leur conversation, même si les Entreprises Capwell et Pacific Sud revenaient souvent dans leurs propos. Channing Junior fixait Augusta Lockridge. Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette femme. Il puisa dans ses souvenirs à la recherche d'une autre rencontre, d'un autre face à face avec elle. Pour Channing, le temps ne comptait plus et, contrairement aux vivants, il possédait cette faculté de pouvoir revenir sur tous les événements de sa vie, mêmes les plus anodins et ce, sans la moindre difficulté. Il se revoyait dans le bureau Capwell, en compagnie de Warren et d'Augusta. Si Warren se comportait comme un pleutre, à l'image de son père, Augusta conservait la même force, la même détermination, la même classe. Elle ne semblait pas avoir peur de lui : et au fond de lui, Channing Junior, à cet instant précis, aurait juré qu'elle était capable de prendre sa revanche sur les Capwell. Et lorsqu'ils quittèrent la villa Capwell, Channing pensa alors au pouvoir qu'il aurait pu hériter si sa mère avait été comme elle.

- Rien n'aurait pu m'arrêter avec une mère comme cela. Si mon père m'avait doté d'une mère à l'image d'Augusta, tout le contraire d'une fade et terne Sophia, j'aurais pu conquérir le monde. Rien n'aurait pu empêcher ma conquête du pouvoir...

Les yeux de Channing détaillaient attentivement Augusta. En dépit des années, elle avait gardé ce mélange de pseudo classe et de vulgarité qui la rendait épicée. Augusta lui ressemblait tant, en fin de compte. Elle n'était attirée que par l'argent et le pouvoir. Et aujourd'hui qu'elle détenait l'argent de Tonell et le prestige du nom Lockridge, il apparaissait comme évident qu'elle pouvait, si elle le souhaitait, devenir un membre important de la communauté de Santa Barbara. Tout comme elle le laissait supposer par ses propos avec le maître des Entreprises Capwell, Augusta pouvait sauver la société familiale des dangers qui la guettait.

- Elle risque d'anéantir tous nos projets. Elle en a le pouvoir. Et je ne sais rien qui puisse l'arrêter !

Une puissante vague de regret et d'amertume se déversa en lui : parce que sa mère n'avait jamais été à la hauteur de ses ambitions, parce qu'il aurait voulu avoir quelqu'un de la trempe d'Augusta Lockridge pour le guider, parce que cette femme était capable de prendre Channing dans ses filets si elle utilisait les bons termes, parce qu'elle pouvait changer diamétralement la donne et offrir aux Entreprises Capwell une bouée de secours.

Channing Junior continua de les regarder et il se mit à les écouter attentivement. Augusta et son père parlaient du procès, de l'incendie, de la perte financière colossale pour les Entreprises Capwell. Et au-delà des paroles, le soutien d'Augusta Lockridge apparaissait comme évident. Elle allait avancer l'argent pour le projet Pacific Sud. Elle s'engageait à le gérer en accord avec Channing.

- Il faut aller vite, le temps est contre nous si nous voulons détruire pour toujours les Entreprises Capwell !

Désireux de rejoindre un havre de paix, Channing Junior regagna le bureau, son ancien territoire, l'antre de sa folie. Car c'est dans cette même pièce que tout avait commencé et que tout avait fini aussi. Son regard se promenait sur toute la pièce, s'arrêtant parfois sur les portraits de famille qui décoraient la bibliothèque. Il fixa en premier Mason, ce demi-frère qu'il détestait le plus. Ensuite, il songea à Eden : à cette soeur qu'il savait être aussi forte et déterminée que lui. Heureusement, il la détenait sous son contrôle, grâce à l'aide de son mentor. C'est à peine s'il s'intéressa à Kelly. Depuis toujours, Channing se désintéressait d'elle : elle était si différente de lui. Dans ses souvenirs, elle restait si fade, si terne, indifférente au destin des Capwell. Elle avait en cela hérité le caractère de leur mère. Il remarqua ensuite le portrait de Ted, en retrait. Tout comme son père, il n'avait jamais su vraiment quoi penser du petit dernier de la famille : il était fort, fort et déterminé, et pourtant tellement indulgent. Il se souvenait d'une violente dispute qu'il avait eu avec Mason. Leur père avait violemment puni l'aîné de ses enfants; seul Ted avait osé défier l'autorité de Channing pour porter soutien à Mason. Non, Ted ne pourrait être l'héritier; il était bien trop indulgent. Channing Junior songea à Greg, cet autre demi-frère qu'il n'avait pas connu. En y prêtant plus d'attention, Channing se retrouvait en lui : certainement parce qu'il partageait bien plus qu'un lien de sang. Mais très vite, Channing repoussa cette douce mélancolie qui s'abattait sur lui. Il devait être fort. Il devait retrouver en lui la même force que lorsqu'il avait obligé Eden à tirer sur Sophia. Il devait à nouveau être déterminé, précis, froid et détaché de toutes attentions envers les membres de cette famille, qui n'était plus la sienne. Il devait redevenir l'être que son maître avait su faire naître en lui.

Channing s'approcha du miroir. Longuement, il détailla son propre reflet. Il n'avait que très peu changé. Ses cheveux avaient gardé la même blondeur. Ses yeux conservaient toujours l'empreinte du froid, ce froid qui contrastait avec la douceur de ses traits.

Soudain, Channing se retourna : il avait senti une présence dans la pièce. Son visage s'illumina d'un franc sourire. Il se retrouvait face à son mentor, qui comme à son habitude avait pénétré dans l'antre de la villa par l'intermédiaire du souterrain. Ils se faisaient face. Channing savait que s'il n'avait pas trouvé le repos, c'était en grande partie grâce à cet homme. Ils s'étaient rencontrés quelques mois avant sa mort; c'est lui qui lui avait parlé des secrets de sa famille, des secrets qui entouraient sa naissance. Channing se sentait redevable envers lui, car il l'avait guidé sur le chemin de la vérité et de la vengeance.

Et aujourd'hui, si de temps à autre, il revenait hanter la ville, c'est parce qu'il l'appelait.

- Il faut faire vite. Augusta est avec mon père, elle est en train de lui porter sur un plateau tout le soutien financier dont il a besoin. Et à la voir minauder devant lui, je ne serais pas surpris que pour se venger de Sophia, il ne succombe à ses avances. Je connais mon père. Rien que pour faire du mal à Sophia, il est capable de faire la pire des conneries. Et comme Sophia vient de quitter la ville avec Mason et Lionel... Il est possible que, par dépit, il s'allie avec Augusta Lockridge. Et qu'avec elle, il puisse renflouer les Entreprises Capwell.

- Bien, nous activerons alors la justice.

- J'ai peur aussi qu'Eden ne finisse par retrouver son identité. Je sens parfois qu'elle accède à des fragments de sa vie passée. Si, par malheur, elle redevient Eden et qu'elle rentre à Santa Barbara, je doute que nous puissions conserver la main mise sur la famille.

- Fais-moi confiance, Eden ne reviendra pas. J'ai semé trop profondément en elle, le doute. Elle ne sera plus jamais Eden, sauf si je le souhaite. Elle peut devenir une autre, mais pas Eden.

- Bien.

- Tu dis que Sophia a quitté la ville... As-tu une idée de sa destination ?

- Oui, elle est allée rejoindre son fils, Brick. Tu avais raison. Jouer sur les liens étroits qui unit tous les uns aux autres a été une très bonne chose. Qu'importent les risques, il fallait abattre un nouvel atout. Avec mon double dans le coma, nous avons brisé leurs dernières forces. Même si à présent, c'est Brick ou moi.

- Ne t'en fais pas. La balle l'a mortellement blessé; c'est juste une question de temps.

- Je l'espère, car s'il se réveille, c'est moi qui retournerai dans l'ombre. Définitivement.

- Ne t'en fais pas, Channing. Ai confiance en moi. L'important, actuellement, c'est d'éloigner Sophia de la ville. Je pensais qu'elle se jetterait à coeur perdu dans la bataille pour garder le contrôle d'Armonti's. Son affrontement avec Venise aurait pu nous donner plus de temps. C'est pour cette raison que j'ai insisté pour que tu te serves de ton lien avec Brick. Elle seule, je le crains, peut trouver la vérité...

- En partant, je l'ai entendu parler d'Anchorage avec Lionel.

- Anchorage ? Se pourrait-il qu'elle se doute de quelque chose ?

- Qu'y a-t-il à Anchorage ?

- Rien. Je te remercie Channing, mais à présent, c'est à moi de faire le travail.

L'individu qui se tenait face à l'ombre de Channing Capwell Junior repartit par la porte de la bibliothèque de la villa, laissant Channing peut-être encore plus seul qu'il ne l'avait jamais été. Seul avec sa soif de vengeance envers tous les membres de cette famille.

- Comme je me languis de vous voir tous détruits... Tous anéantis... De savoir que Sophia va payer pour ses crimes de mère, de femme et d'épouse... De savoir que plus personne ne portera le nom Capwell. De savoir qu'après moi, il n'y aura plus d'héritier... Alors, je pourrai partir en paix...

L'ombre de Channing Junior finit lentement par se désagréger. Sa densité diminuait; déjà on ne distinguait que sa silhouette. Puis, il finit par disparaître complètement du bureau.

 

Au même moment, sur son lit d'hôpital, Brick Wallace s'agita. Au milieu des brumes dans lesquelles il dérivait, il sentit une présence; une mauvaise présence. Ses doigts se crispèrent, et dans son coma, il essaya de hurler. Aucun son ne voulait quitter sa bouche sèche.

 

A l'instant précis où Channing se volatilisa, Brandon, alors assis à la terrasse d'un restaurant, en compagnie de Santana, sentit un vent glacé le parcourir. Un terrible pressentiment le figea : il songea à Gina.

- Maman...

 

Et de l'autre côté de l'océan, alors qu'elle se tenait à la terrasse de la chambre d'hôtel qu'elle occupait, Eden sentit une vague de haine la submerger. Des fragments de son passé lui revenaient : en particuliers la haine qu'elle éprouvait à l'encontre de sa mère. Elle sut alors avec certitude que toute sa vie serait sous l'emprise de cette colère : tout était de la faute de sa mère. A présent, elle le comprenait parfaitement. C'était à cause d'elle si elle errait aujourd'hui, sans identité, sans passé et sans avenir. A cause de sa mère. N'avait-elle pas déjà agi de même avec son fils ?

- Je dois continuer à m'enfuir pour qu'elle perde son emprise sur moi. Je dois fuir encore et encore... Demain, je devrais quitter Paris...

 

Revenu à sa chambre d'hôtel, le mentor de Channing Capwell Junior se félicita. Bientôt, il aurait enfin sa vengeance sur Channing Capwell. Il lui ferait payer ses crimes. Son regard d'un bleu glacial se porta sur un large tableau sur lequel était reporté l'arbre généalogique des Capwell.

- Bientôt, ils seront tous à ma merci... Channing, tu es pris au piège. Ton destin est entre mes mains, et tu ne t'en rends même pas compte. Au procès, Kirk et David Raymond auront vite fait de détruire tous tes moyens de tes défenses. Ta compagnie est perdue. Sophia...

Les yeux se figèrent sur la photo de Sophia.

- Sophia est partie... Elle est allée retrouver son fils et son amant. Plus jamais elle ne sera à tes côtés. Même si elle va à Anchorage, elle ne pourra pas remonter la piste jusqu'à moi. C'est impossible. Et enfin, tous tes enfants vont te tourner le dos. Eden, qui a complètement oublié qui elle est. Kelly, qui se désintéresse complètement de sa famille. Ted, qui est retenu prisonnier grâce à Kirk... C'est lui le seul qui peut encore te sauver... Et Mason... Mason... Ce fils que tu n'as jamais cessé de repousser, m'a tant aidé pour te conduire à ta perte... Ah Ahhh Ahhh Ahhhh...

Un rire sinistre se propagea dans tout le couloir de l'hôtel.

Chapitre 18