Santa Barbara, Acte 2 | ||||||
Chapitre 15 : Un fils pour... un fils |
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Villa Capwell.
Le
nez plongé dans de nombreux dossiers, Channing Capwell affichait un teint terne
et une très mauvaise humeur. La visite de David Raymond, accompagné de Connor
McCabe et de ce maudit Kirk Cranston, lui avait administré un coup terrible.
-
Mais comment ont-ils pu ? Ce n'est pas possible...
Suite
à l'action en justice menée par Kirk, il en était certain, sous couvert d'associations
écologistes, David Raymond, ou plutôt le juge Raymond, avait signé la
fermeture de tous les comptes des Entreprises Capwell. Tous transferts de fonds
devaient être impérativement co-signés par le juge lui-même. Channing en
avait fait la découverte quelques instants plus tôt.
A
ses côtés, Pilar Alvarez, la représentante écologiste de son équipe,
passait coups de fil sur coups de fil, pour obtenir le soutien d'autres
associations, afin de valider avec eux le projet de Pacific Sud. Afin de
sensibiliser l'opinion politique, elle avait joint son ancienne collègue Karen
MacKenzie, avec qui elle avait travaillé sur le projet de Point Lotus. Pour l'heure,
elle n'était pas parvenue au moindre résultat. Tout le monde restait sur sa
position, attendant des actions plus précises de la part du magnat californien.
De
son côté, Channing enrageait : Sophia le fuyait, on cherchait à prendre
le contrôle de sa compagnie, Mason nuisait à son poulain et, comble du comble,
Augusta Lockridge finançait le projet de Pacific Sud.
Installé
sur un lourd fauteuil d'osier dans l'atrium de la villa, Channing épluchait un
à un tous les documents relatifs à l'incendie survenu sur sa propriété. Il
ne comprenait pas ni l'origine du feu, ni la pollution retrouvée sur les
terres.
- Michael, quand tout cela sera fini, tu vas me le payer très cher... Je jure de te détruire...
Aux
yeux de Capwell, le seul coupable était l'ami de son frère, le Général
Bradford, à qui il avait prêté les terres, des années plus tôt.
Consciencieusement, il annotait le compte-rendu des pompiers, compte-rendu qui n'expliquait
pas les causes de l'incendie. Le capitaine Hank Fisk, chargé de l'enquête,
restait dans le conditionnel. Mais plus que tout, c'était le document que lui
avait remis Ben Agretti qui l'intriguait. Selon lui, la pollution à l'arsenic
et au plomb ne pouvait avoir pour origine l'incendie, même si comme le rapport
le suggérait, l'incendie était responsable de l'explosion de fûts apparemment
stockés là. Dans son rapport, Ben Agretti justifiait que le taux de pollution
était bien trop élevé dans les raisins de sa terre, pour avoir une origine si
proche dans le temps.
-
La clé de la solution pourrait être là...
La
sonnerie du téléphone posé devant lui le surprit.
-
Channing Capwell.
-
Allô, Monsieur Capwell, c'est Jane.
- Jane ?
Visiblement Channing ne remettait pas son interlocutrice.
- Jane Wilson, vous savez, la compagne de Brick ?
- Ah, Jane... Oui, oui, bien sûr... Comment allez-vous ?
- Ca va, dit-elle d'une toute petite voix. En fait... Je cherchais à joindre Sophia ou Lionel, mais je n'arrive pas à les avoir.
- Je sais, elle est difficilement accessible pour l'heure.
Le visage de Channing trahissait sa colère.
- Peut-être que je peux vous aider, Jane.
- Oui. C'est...
- Quelque chose ne va pas ?
Tout en parlant, Channing continuait d'annoter le rapport, comme si la conversation ne l'intéressait pas autre mesure.
- C'est... C'est que...
- Si vous pouvez vous charger d'un message...
- Bien sûr.
- Brick a eu un accident, et... Et il est dans le coma....
Entre ses sanglots, Jane réussit à expliquer la situation à Channing. Et ce dernier promit d'en parler au plus vite soit à Lionel, soit à Sophia.
Après
avoir raccroché, Channing se cala au fond de son fauteuil, l'esprit en éveil.
Il se frotta la main énergiquement sur sa barbe naissante, puis, après une
petite minute, il composa un numéro.
Après
plusieurs sonneries, il tomba sur le répondeur de Daniel, son avocat.
- Daniel, c'est Channing, pouvez-vous passer le plus vite possible à la villa ? J'ai un service à vous demander qui est sans rapport avec le procès mais qui ne peut pas attendre.
Villa Lockridge.
Tout en sifflant et en fumant une cigarette, Augusta espionnait chacun des faits et gestes de Gina. Le plaisir qu'elle ressentait était des plus évidents. Depuis son retour surprise à la mort de Minx, Augusta ne vivait que dans l'attente de ce moment.
- Vous allez rester derrière moi encore longtemps ?
- Tant que vous n'avez pas franchi définitivement le seuil de ma maison. Et puis je tiens à vérifier que vous n'emportez rien qui appartienne aux Lockridge.
Gina, au contraire, n'en pouvait plus. Augusta lui sortait par tous les pores de la peau. Avant, elle la détestait, et à présent c'était bien au-delà. Elle la haïssait. Par l'intermédiaire du codicille de Minx, elle détenait une arme absolue contre elle : à tout moment, Augusta pouvait donner à Channing le moyen de lui retirer la garde de Brandon. Gina était donc à la merci de cette femme. Et elle détestait cela.
C'est pourquoi elle s'était résignée à lui obéir pour ne pas perdre Brandon. Et tout en jetant rageusement ses vêtements dans ses valises, Gina se torturait l'esprit pour trouver un moyen pour retourner la situation à son avantage. Intérieurement, elle se promettait une terrible vengeance.
«Je peux te promettre, Augusta, que je ne vais pas en rester là.
Demande à Channing ce que cela coûte de se payer ma tête. Maintenant, tu te
crois si sûre de toi, si supérieure... Mais cela va changer, je te le
garantis. Je peux te promettre que je te ferai payer cette journée. Je percerai
le secret de l'Amanda Lockridge, ne serait-ce que pour voir ta tête refaite, se
décomposée...»
- Ah non, Gina, ça, vous le laissez là !
- Mais... Mais il s'agit de ma robe de mariée et des bijoux que Lionel m'a offerts après notre mariage.
- Justement, cela appartient aux Lockridge...
Gina serra fermement sa robe de mariée entre ses doigts. Durant une fraction de seconde, elle hésita : et si je la déchirais. Puis, elle jeta tout rageusement par terre.
- Après tout, vous avez raison, à mon retour, Lionel m'en offrira d'autres. Tenez, en les portant, ils vous donneront un peu de classe...
- Voyons, Gina, vous n'allez pas croire que je vais porter ces babioles que vous avez souillées. Non, ils partiront à la refonte... Tout comme vous si je pouvais...
Gina se retint de lui sauter dessus. N'en tenant plus, elle ferma sa valise. Elle avait déjà pris l'essentiel.
- Vous m'enverrez le reste par un coursier. Pour vous débarrasser de moi, vous n'êtes pas à quelques dollars, j'imagine...
- Non. Le bonheur cela n'a pas de pris. Et maintenant, allons annoncer la grande nouvelle à Lionel.
Gina ne prit pas la peine de jeter un dernier coup d'oeil à ce qui fut pendant plusieurs mois sa maison. Comme à chaque fois qu'elle se faisait mettre à la porte, la colère et la frustration d'avoir échoué prenaient le pas sur tous les autres sentiments. Elle se souvenait d'une autre situation, à peu près identique, où elle avait été chassée de la villa Capwell en tenue d'Eve.
Comme Gina s'apprêtait à descendre les escaliers pour rejoindre Lionel qui les attendait dans le salon, Gina, au passage, en profita pour cogner violemment Augusta avec sa valise. Il n'y avait pas de petites vengeances entre elles, tous les coups étaient permis, même les plus bas. Augusta ne broncha pas, elle laissa juste tomber de la cendre de son porte-cigarettes en corne de rhinocéros.
- Allez, le meilleur reste à venir, hein, Gina... Encore quelques minutes et nous pourrons sortir le champagne et fêter notre intimité retrouvée. Je suis certaine qu'avec Lionel, nous saurons fêter cela dignement....
- Je n'en doute pas, maintenant qu'il va retrouver sa vieille pantoufle... C'en est fini de la fantaisie...
- Fantaisie... Fantaisie... Vous voulez rire, Gina. C'est pour cela qu'il est retourné vers Sophia. Mon Dieu, qu'il devait s'ennuyer...
Gina allait répliquer quand la sonnerie de son téléphone portable résonna. Gina s'arrêta dans le hall de la villa, tandis qu'Augusta prit place dans le salon, sur un des canapés de cuir blanc au centre de la pièce. Lionel regardait le jardin, par une des fenêtres grande ouverte.
Gina s'écarta pour qu'Augusta ne puisse entendre sa conversation, lorsqu'elle comprit qu'elle avait son détective privé à l'autre bout de la ligne.
- Madame Lockridge, vous m'entendez ?
- Oui, allez-y.
- Je suis toujours en France, et je vous confirme que j'ai retrouvé la trace de la personne sur la photo avec Amanda.
- Vous savez son nom ?
- Bien sûr, elle s'appelle Ella... Ella Lockridge.
- Qu'est-ce que vous dites ?
Gina se mit à sourire. Déjà elle sentait les forces lui revenir : l'heure de sa vengeance approchait. Un jour prochain, c'est elle qui mettrait Augusta à la porte de la villa. Elle ne tarderait pas à lui faire payer cet affront.
- Oui, je vous le confirme, il s'agit bien d'une Lockridge. Je suis actuellement devant sa tombe. Ella est la fille d'Amanda.
- Sa fille ?
- Oui.
Folle de joie, Gina ordonna à Tom Patterson de l'attendre, elle allait se rendre en France pour suivre avec lui cette nouvelle piste. En raccrochant, Gina réalisa qu'elle détenait là, en plus, une excuse pour partir aux yeux de Lionel. Elle pourrait partir et garder la tête haute...
- Lionel...
Gina s'avança dans le salon, passa devant Augusta, manquant de peu de lui donner un coup de coude.
Lionel posa le journal qu'il était en train de lire et regarda attentivement les deux femmes qui lui faisaient face. L'une et l'autre avaient le regard pétillant; et cela ne laissait rien présager de bon pour lui. Il attendit que Gina s'installe à côté de lui.
Gina lui prit les mains dans les siennes et le regarda amoureusement.
- Mon Lionel chéri...
- Hum...
Gina porta une main de son mari à ses lèvres.
- Lionel, j'ai tellement envie de rester auprès de toi... De monter à l'étage avec toi, et...
Tout en miaulant à l'oreille de Lionel, Gina fixait le regard d'Augusta dans la glace qui lui faisait face. Les deux femmes se lançaient des éclairs par miroir interposé.
- Mon Lionel...
Gina approcha ses lèvres de l'oreille de Lionel et la mordilla tendrement. Plus loin, Augusta enrageait. Elle détestait cette femme et ses manières, ou plutôt son absence de manières.
- J'ai été si heureuse auprès de toi. Tellement comblée... Mais depuis le retour de l'autre vipère, je sais qu'il faut que je parte... Quelque part au fond de moi, une petite voix me dit de partir et de conserver précieusement nos folles étreintes comme des diamants... des perles rares de bonheur.
- Tu parles comme si tu partais définitivement... Rien ne t'oblige à me quitter.
- Oh, mon chou.
Et Gina embrassa langoureusement Lionel à pleine bouche.
- Oh, comme je t'aime, toi... Mais une femme sait sentir ces choses-là. Et puis, je préfère que tu gardes une bonne image de moi, avant que l'autre tordue ne raconte n'importe quoi sur moi. Je sais comment se comporte une femme par jalousie.
- Augusta n'a aucune raison d'être jalouse, pas plus que Sophia...
- Ca, c'est ce que tu crois ! Mais ce n'est pas grave. Je sais que pour l'heure, mon temps dans cette villa est fini. Même si mon coeur me dit que je reviendrai... Et je veux revenir. Pour toi, Lionel, parce que tu m'as aimée comme personne ne l'a fait auparavant...
- Je ne comprends rien à tout cela, Gina.
- Laisse-moi finir.
Gina se serra un peu plus contre Lionel.
- Mon chéri, je suis obligée de partir en Europe, pour une affaire de famille. Je ne peux pas faire autrement.
- Si tu es certaine que tu dois partir, vas-y, mais à ton retour les choses seront les mêmes.
- Je ne pense pas, Lionel. Je vais devoir partir avec Creighton...
- Avec Creighton...
Lionel ne comprenait rien et il chercha des réponses par le regard auprès d'Augusta.
- Oui, avec Creighton... Ne t'en fais pas, tu pourras le voir quand tu veux. Je t'enverrai les papiers du divorce, que tu signeras et que tu remettras à Augusta.
- Du divorce ?
- Chut, c'est pour faire plaisir à la vieille sorcière et sa remplaçante... Mais je reviendrai Lionel et nous reprendrons là où nous nous sommes arrêtés.
Après quelques embrassades, Gina sauta du canapé, passa devant Augusta et lui promit de se venger d'elle, ne serait-ce que pour séparer Lionel de Creighton. Puis, elle s'éclipsa par la porte, laissant au chauffeur de taxi la peine de prendre ses lourdes valises.
Gina partie, Lionel interrogea Augusta. Et pour toutes réponses, il dût faire face au départ précipité d'Augusta.
- Elles sont complètement folles !
Quelque part en Irak.
Sur un coup sec, la porte de leur nouvelle prison se referma sur eux. Plus aucun bruit, plus aucun rayon de lumière ne filtrait par la porte. Warren Lockridge et Ted Capwell étaient revenus dans leur première cellule : le sous-sol désaffecté d'un ancien hôpital de la banlieue de Bagdad.
A tâtons, Warren chercha le corps de Ted. Les jours précédents, Ted avait enduré les assauts de violents accès de fièvre. A présent, après avoir pu boire à sa guise, il semblait connaître un peu de répit.
-
Ted ? Ted, c'est moi,
Warren.
A force de vivre des jours et des nuits dans le noir, leurs yeux s'étaient accommodés à l'obscurité. Warren trouva enfin une jambe de Ted.
- Ted, c'est moi. Est-ce que ça va ?
- Ahhhh...
Péniblement, Ted se retourna et se redressa.
- Comment tu te sens ?
- Comme si j'étais prisonnier au fin fond de l'Irak...
- Alors tout va bien... Est-ce que tu veux voir, Ted ? Je crois qu'ils nous ont laissé une gourde.
- Non, merci. Mon mal de tête est passé, maintenant.
Ted, encore très épuisé par la fièvre des jours précédents, recula et chercha à s'appuyer contre un mur de la pièce. Warren le suivait de près.
- D'après toi, cela fait combien de temps qu'on nous promène d'un endroit à un autre ?
- Je ne sais pas, Ted. Je dirais dix à quinze jours, peut-être plus. J'ai complètement perdu la notion du temps; on ne sait jamais si c'est le jour où la nuit. On a dû faire six cachettes différentes... Et je ne pense pas qu'ils nous laissent plus de trois jours au même endroit.
Ted tenta de s'étirer les jambes et le dos. Une vive douleur le fit sursauter.
- Ca va ?
- C'est mon dos. Je crois que je ferai n'importe quoi pour un massage.
- Et bien, il va falloir attendre un peu !!! Je ne suis pas sûr de mes dons de masseur...
- Ne le prends pas pour toi, Warren, mais tu ne fais pas partie de ma liste perso pour les massages !!
Les deux hommes éclatèrent de rire.
- Tu imagines, Ted ? Nous sommes enfermés ensemble, toi un Capwell et moi un Lockridge... Obligés de se supporter l'un l'autre...
- A dire vrai, je ne suis pas si mécontent que cela soit avec toi.
- Merci.
- Et oui, cela me rappelle des souvenirs !
- Des souvenirs ? Quels souvenirs, Ted ?
Ted changea de position. Tous ses muscles le faisaient horriblement souffrir.
- Et tu ne te souviens pas que nous sommes restés enfermés dans une grotte, lors du tremblement de terre ?
- Ah, oui, c'est vrai. J'avais complètement oublié cette histoire-là !
- A l'époque, je te suivais pour savoir où tu allais cacher les pièces d'or.
- Je me souviens que tu es même venu me porter secours.
- Cette fois-ci, on a inversé les rôles. D'ailleurs, Warren, maintenant qu'on est là, seul à seul, je dois te dire que je me suis bien trompé sur toi. Tu n'es pas du tout celui que je croyais.
- Tu veux dire que je ne suis pas le sale Lockridge que tu imaginais, l'empêcheur de tourner en rond, celui qui t'empêchait de fréquenter sa jeune soeur. Et j'en passe et des meilleures !!
- Entre autres...
- Je crois que si je n'étais pas aussi fatigué, je me lèverai pour te donner une bonne leçon, jeune freluquet Capwell...
Les deux hommes rirent d'un rire franc et généreux. Tout en riant, les deux hommes grimaçaient de douleur.
- C'est juste, Warren, que si les choses avaient été différentes, nous aurions pu être amis.
- Si les choses avaient été différentes ? Tu veux dire si nos deux familles ne se détestaient pas depuis des générations, si mon père n'avait pas fait un enfant à ta mère, si je n'avais pas été suspect dans le meurtre de ton frère, si tu n'avais pas été fou amoureux de ma soeur...
- Tu oublies, si la nouvelle femme de ton père n'était pas l'ex-ex-femme du mien...
- Et si mon père n'avait pas tenté d'escroquer le tien... Et que nous ayons été amoureux de la même femme.
- Ah, Angela... Et... En fait qu'est-ce qui nous empêche, Ted ?
- C'est vrai cela, tu as raison.
- Et bien, Ted, maintenant que nous sommes amis, je dois te dire que tu n'as jamais été le type idéal pour Laken. Je me dois te le dire, au nom de notre ancienne amitié.
- Très bien. Alors, Warren, au nom de notre ancienne amitié, je dois t'avouer que pour un ancien sauveteur en mer, je commence à douter de capacités à me sauver...
- C'est que là, je suis en vacances...
- En vacances...
Les deux hommes continuèrent de se parler pendant des longues heures et ils finirent par se rendre compte que le fossé qui avait existé entre eux, venait de se combler.
- Warren, merci d'être là.
- Je te retourne les compliments.
- Tu sais, je ne plaisante plus.
- Je me doute. C'est pour cela que je te retourne les remerciements. Je pense que ce petit séjour nous fait du bien. Avec tout ce qu'on s'est raconté, je me suis aperçu de mes erreurs et surtout de ce qui a de l'importance dans la vie. Dès notre retour, j'irai voir Lionel et je lui dirai combien je suis fier qu'il soit mon père. Le reste n'a aucune importance. Je suis fier d'être un Lockridge.
- Et bien, dans ce cas-là, j'irai voir aussi Lionel, et je lui dirai combien il peut être fier de son fils. Je lui parlerai de son courage et surtout de sa loyauté... Je lui avouerai combien je me suis trompé sur lui, moi qui n'aimais que la fille Lockridge, je peux dire que le fils mérite d'être connu.
Mieux que par des mots, Ted et Warren scellèrent leur amitié par une solide poigné de mains, lourde d'émotions tant pour ce qu'elle représentait pour les familles Capwell et Lockridge, tant parce qu'elle était profondément sincère. Leur captivité les avait rapproché et effacé toutes les contraintes du passé.
- Merci. Tu sais ton père peut aussi être fier de toi. Du courage, tu n'en manques pas.
- Mon père, Warren, c'est tout l'opposé du tien. Si Lionel vous dit qu'il vous aime et qu'il est fier de vous, le mien, tu sais, il ne nous l'a plus jamais dit depuis la mort de Channing. Depuis ce jour, Eden, Kelly et moi nous devons lutter contre son fantôme... Et Mason...
- J'imagine que cela n'a pas dû être facile pour vous.
- Perdre quelqu'un qu'on aime, ce n'est jamais facile. Le pire c'est pour mon père, il vit, non, il maintient présente l'ombre de ce fils comme s'il restait son seul enfant. Il ne se rend pas compte qu'il est en train de nous perdre et que bientôt il sera seul, seul avec ce fantôme. Et puis tout le ramène à Channing Junior : la maison, Sophia, Lionel et puis il y a Brick... Dans cette histoire nous sommes tous des victimes, Capwell et Lockridge... C'est pour cela, Warren, qu'il faut que toi et moi, à partir de maintenant, nous puissions tourner la page et ne pas laisser l'ombre de Channing Junior pourrir notre amitié.
Par une nouvelle poignée de mains, les deux hommes scellèrent cette promesse faite à l'avenir.
Parc de la villa Capwell.
Après une promenade silencieuse dans le parc de la propriété Capwell, Sophia, marchant au bras de Lionel, choisit de s'asseoir sur un banc de pierre, à proximité de la fontaine qui avait servi au mariage de Kelly et de Jeffrey. Lionel prit place à ses côtés. Et parce qu'il connaissait parfaitement Sophia, il la laissa enfermée dans son silence; il savait qu'elle avait besoin de temps pour maîtriser ses émotions. Le regard de Sophia erra sur toute cette partie de la propriété; elle songeait au temps passé ici, à sa vie d'avant auprès de ses enfants, à sa vie à son retour, à Kelly qu'elle avait vue se marier ici, à la souffrance d'Eden, en fauteuil roulant, à l'explosion... Des images dansaient dans ses yeux. Inconsciemment, elle prit la main de Lionel dans la sienne et la serra. Ses yeux s'embrumèrent de larmes.
- J'ai passé ici les plus belles années de ma vie, et je suis passé à côté sans même m'en rendre compte.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Parce que c'est la vérité. Je n'ai pas vu grandir mes enfants. Ted est devenu un homme sans que je m'en aperçoive. Eden est une femme charmante, mais tellement indépendante, elle a calqué sa vie sur celle de son père... Heureusement qu'elle a connu Cruz. Quant à Kelly, je retrouve en elle ma fragilité. Quand je songe à elle, je me revois, perdue entre Channing et toi...
- Il ne faut pas dire cela, Sophia, parce que ce n'est pas vrai...
- Si. Je ne suis pas non plus...
Sophia s'arrêta en plein milieu. Son esprit et son regard se voilèrent à nouveau. Elle avait connu un début de semaine des plus difficiles. Entre le conseil d'administration d'Armonti's, ses nombreux trous de mémoire et sa visite au docteur Lassiter, Sophia n'arrivait plus à trouver l'équilibre qui lui avait permis d'affronter de nombreuses et violentes tempêtes.
Sophia jouait nerveusement avec ses mains, tout en murmurant des propos incompréhensibles. Sa mémoire lui jouait des tours. Elle voyait l'image de ses enfants rajeunir. Ted n'était plus qu'un petit garçon qui roulait avec un vélo rouge, Mason se déguisait en cow-boy, Eden jouait à la maman avec Kelly, et cette dernière errait dans la maison, une poupée à la main. C'était comme si elle ressentait aussi le poids de leur solitude. Ce sentiment d'abandon lui déchirait le coeur. Même si ce n'était pas la première qu'elle le réalisait, le fait d'ignorer son passé, ses émotions, Sophia découvrait tout pour la première fois. Les larmes qui roulaient sur ses joues se firent plus nombreuses.
Puis ses enfants la quittèrent, et elle vit l'image de Channing : Channing assis derrière son bureau, Channing au siège des Entreprises Capwell, Channing qui donnait des ordres de rachat d'entreprises, Channing et sa société. Puis vint le sentiment de la solitude : de sa propre solitude. La femme qui vivait en elle mourut à nouveau. Channing l'avait si vite délaissée, non pas pour une autre femme, mais pour ses affaires. Et Lionel vint se superposer à son mari.
- Channing, pourquoi m'as-tu tourné le dos ?
Sophia se revit ce jour de mai monter à bord du Kallysta. Elle était à nouveau partagée par les mêmes doutes : Lionel ou Channing, Channing ou Lionel ? Les échos du passé sonnaient en elle avec une telle réalité dans le présent. Les deux hommes qu'elle aimait se complétaient si bien.
Puis le drame la blessa à nouveau en plein coeur. Les mots de rupture déchirèrent son silence. La violence de Lionel. La cruauté de ses paroles. La violence des vagues. Son plongeon par-dessus bord. Et puis ce fut l'obscurité.
- Oh, Lionel, pourquoi dois-je affronter mes peurs pour être à nouveau moi ?
- Je ne comprends pas, Sophia.
Sophia se tourna vers lui et il put lire sur les sillons de son visage, la violence des tourments qui déchiraient sa mémoire actuellement.
- Les ombres s'estompent et la lumière de mon passé me terrifie. Je me découvre telle que je suis...
- Fragile.
- Fragile... Cela serait si simple. J'ai trahi Channing, j'ai trahi mes enfants. Et je t'ai trahi toi aussi. Il n'y a que Channing Junior que je n'ai pas abandonné...
- Pourquoi Channing Junior ?
Après un long moment de silence, Sophia paraissait perdue dans ses pensées.
- Je ne sais pas pourquoi Channing Junior me revient à l'esprit. C'est comme s'il savait pour moi. Comme s'il était la clé de mon passé que je suis en train de réapprendre.
Sophia se tut une nouvelle fois. Et après l'obscurité des vagues, elle dût faire face à une violente sensation de froid et à une lumière qui semblait l'agresser de l'intérieur. Puis, un autre visage et un nom lui vinrent à l'esprit.
- Marcello...
- Pardon ?
- Marcello. L'homme que nous avons vu au conseil d'administration... Il s'appelle Marcello, et je le connais. C'est lui qui m'a retrouvée sur la plage, c'est lui qui m'a soignée et conduite en Italie.
Sophia cessa de pleurer. Elle puisait dans ses révélations la force nécessaire pour continuer le combat.
- C'est exact.
- Lionel, je me souviens.
La joie se lisait à présent sur son visage.
- Je me souviens.
- Oui... C'est très bien, continue de me parler...
- Je me souviens de Marcello. De notre rencontre. J'avais tout oublié à l'époque. Je ne savais même plus mon nom. Puis il m'a soigné et emporté loin de Santa Barbara. On est parti là où il y a de la neige...
Sophia ne pouvait plus se taire, il fallait qu'elle se délivre de ce poids, de ces ombres du passé qui l‘empêchaient d'atteindre la lumière. Et elle conta tout à Lionel, livrant une à une, sans le savoir, les clés de tellement de réponses. Jamais Sophia n'avait été aussi proche de la vérité que pendant qu'elle confiait son passé à Lionel. Elle lui parla des soins prodigués par Marcello, elle lui parla de l'Italie, du Comte, de Venise et de sa mère Francesca. Elle lui avoua la haine qu'elle éprouva subitement contre Lionel. Elle lui parla des cris d'enfants qu'elle entendait dans la nuit. Elle lui parla de ce jour où, au travers d'un voyage en Italie, elle comprit qu'elle n'était pas celle qu'on lui avait dit. Elle n'était pas Sophia Armonti, mais Sophia Capwell. Elle lui parla de la souffrance continue de l'absence de ses enfants, de sa solitude, de Venise qui avait comblé ce vide immense. Elle ne pouvait plus s'arrêter. Sophia lui décrit la haine contre les Lockridge, parce qu'ils avaient détruit sa vie, elle lui parla de son amour pour Channing. Elle finit aussi par entrevoir d'autres questions, les vraies questions qu'il fallait se poser, sans toutefois les toucher du doigt.
- Oh, Lionel, je revis ma vie... C'est si déroutant. Je me souviens de tout, je crois.
- Je te l'avais dit, Sophia.
Et dans un élan spontané, Sophia sauta au cou de Lionel et l'embrassa tendrement. Il y avait de la tendresse et de l'amour dans ce baiser. Sophia se perdait entre la femme qu'elle était et celle qu'elle était devenue.
Durant un laps de temps, ils restèrent ainsi enlacés. Lionel, le premier, mit un terme au baiser.
- Continue de me parler, Sophia. C'est important.
- D'accord.
- Parle-moi de ton retour...
Et Sophia lui dévoila l'identité de Dominic...
Cabinet d'avocats de Julia Wainwright Capwell.
Revenant
de la villa Capwell, Julia gara sa voiture sur sa place de parking. Par
habitude, elle espéra y voir aussi la voiture de Mason. Mais depuis leur
tragique accident, son mari avait choisi de sortir de sa vie : que ce soit
la place de parking, le bureau contigu au sien, leur maison sur la plage, tous
ces lieux qu'occupait Mason avant restaient lourdement vides de sa présence. Et
lorsque Julia pénétra dans les bureaux de leur cabinet, elle s'obligea à
chasser ces souvenirs d'une autre vie.
En
chemin, elle croisa Jenny McKay, la jeune femme qui devait la remplacer durant
sa maternité; aujourd'hui, elle assurait le remplacement de Mason.
-
Jenny, si vous sortez, pouvez-vous me ramener une salade et un café ?
-
Sans problème, Julia, est-ce que vous désirez autre chose ?
-
Merci. Je suis juste passée consulter une jurisprudence et je repars. Je dois
être dans deux heures sur les terres de Pacific Sud.
-
A tout à l'heure.
Julia
poussa la porte de son bureau et sentit le bien-être immédiat de la
climatisation. Depuis qu'elle avait accepté de prendre en charge la défense
des Entreprises Capwell, elle sentait le temps lui échapper. Elle ne pouvait
profiter de quelques instants de paix qu'en compagnie de Samantha, d'Augusta et
de Daniel. En songeant à Daniel, elle se remémora leur entrevue au restaurant.
-
Mon Dieu, comment ai-je pu être aussi idiote ?
L'annonce
de l'homosexualité de Daniel ne l'avait pas choquée, loin de là. En femme célibattante,
Julia ne se préoccupait pas de ce genre de détails. Elle avait d'ailleurs trop
longtemps, elle aussi, mais pour d'autres raisons, subi les railleries des
autres. Elle se souvenait de leurs regards, de leurs paroles, pour la jeune et
brillante avocate qu'elle était, simplement parce qu'elle refusait de se
marier, de prendre en charge certaines affaires. Et quand elle avait voulu faire
un enfant... Elle entendait encore leur propos médisant. Mais cela ne l'avait
guère dérangée : elle se voulait totalement indépendante et elle l'assumait
complètement.
Julia
déposa son épais porte-documents sur son bureau. Et elle alla se servir un
verre d'eau fraîche à la fontaine. Elle savoura chacune des gorgées, comme
des trésors : brefs instants de paix loin de toutes sollicitations.
Puis,
en parfaite professionnelle, elle consulta les messages notés par Gracie. Même
si son coeur n'espérait plus, elle se risqua à espérer un mot de Mason. Elle
ne trouva rien d'important, à part peut-être un coup de fil de Jane, qu'elle
se promit de rappeler rapidement.
Pour
se redonner du courage, elle fit claquer les articulations de ses mains et s'attela
à sa tâche. Elle alluma son ordinateur portable, se connecta à internet,
ignora sournoisement la longue liste d'e-mails et se concentra sur la recherche
du jugement qui l'intéressait.
-
Alors, il me semble que le jugement date de la fin des années 80.
Elle
tapa des mots clés sur son moteur de recherches. Après quelques secondes, la
liste qui s'afficha était bien trop longue : elle contenait plus de 1000
entrées. Julia fit d'autres essais avec d'autres mots clés, mais elle ne
parvint pas à descendre en dessous de 300 propositions.
-
Oh ! Julia pourquoi n'as-tu pas pris de notes ? Tu es trop sotte, ma
fille !
Julia
fit de nouvelles tentatives. Toutes se soldèrent par des échecs. Elle allait
renoncer quand soudain un nom jaillit dans son esprit.
-
Denver Carrington... C'est cela le nom de la compagnie pétrolière... C'était
la Denver Carrington !
Son
esprit, maintenant, remettait dans l'ordre toutes les pièces du puzzle. Et
Julia s'appliqua à introduire ces
nouvelles informations sur son moteur de recherches. La liste de résultats
contenait encore près de 50 données. Toutefois, très vite, elle réussit à sélectionner
celle qui correspondait au futur procès des Entreprises Capwell. En survolant l'article,
elle notait déjà des points importants qui serviraient à sa ligne de défense.
Après tout, l'affaire qui avait opposé la Denver Carrington à l'Etat du
Colorado comportait de nombreuses similitudes avec celle qui allait opposer les
Entreprises Capwell à l'Etat de la Californie.
Julia
enregistra la liste des articles sur son disque dur et enclencha l'impression de
plusieurs articles dont l'extrait du jugement qui fut rendu : la Denver
Carrington fut déclarée non responsable de l'incendie dont on l'accusait.
-
Il faudra que je montre cela à Daniel et à Pilar. Je suis certaine que là, on
tient un début de ligne de conduite.
Et
tandis qu'elle soulignait des points importants, Jenny arriva et déposa sa
salade sur un coin du bureau.
-
Merci, Jenny.
-
Ca ira, Julia ?
-
Oui, oui, sans problème.
A
peine Jenny eut quitté la pièce, qu'elle re-rentra dans le bureau de Julia.
-
Julia, j'ai une dame qui vient apporter un dossier à Mason.
-
Un dossier pour Mason ? Je ne suis pas au courant...
-
Moi non plus, cela concerne son frère, d'après ce qu'elle m'a dit.
-
Ted ?
-
Non, Channing Junior.
-
Un dossier sur Channing Junior ?
Julia
ne comprenait rien. De nombreuses interrogations surgissaient dans son esprit.
Et toutes restaient sans la moindre réponse.
-
Faites-la rentrer, Jenny. Je vais la recevoir.
Jenny
s'effaça et laissa entrer Bridget Dobson, la responsable des archives de la
ville de Santa Barbara.
-
Bonjour Madame Capwell.
-
Bonjour Bridget...
-
Je ne vous dérange pas au moins ?
-
Pas du tout... Mon assistante m'a parlé d'un dossier pour mon époux.
-
Oui. Mason m'a demandée d'effectuer quelques recherches pour lui, et...
Julia
resta bouche bée.
-
Vous avez vu Mason ? Quand ?
-
Cela fait quelques jours. Il est passé un soir, tard, aux archives...
-
Vous êtes certaine qu'il s'agissait bien de Mason Capwell...
-
Certaine... A part s'il existe en ville un autre homme avec le même charme, le
même cynisme...
Julia
n'en revenait pas. Il ne passait ni voir sa femme, ni voir sa fille, mais il
trouvait une occasion pour se rendre aux archives de la ville.
-
Pardonnez ma question, mais comment allait-il ? Etait-il ivre ?
-
Non. Il avait l'air d'aller bien, pour le peu que je l'ai vu. Ivre, je ne crois
pas... Non, il ne l'était pas, j'en suis certaine.
Sans
trop se l'expliquer, Julia ne se sentait pas soulagée. Une partie d'elle-même
aurait aimé le savoir ivre, ce qui la conforterait dans son choix, dans son
envie de trouver une excuse au comportement de son mari.
-
Vous savez, Julia, il ne faut pas se poser de questions avec Mason. Il est comme
cela. Cela fait des années que je le connais, et je ne l'ai jamais vu changer
bien longtemps. Il y a du Hamlet en lui...
-
Oh, je veux bien vous croire, qu'il ne changera jamais... Je commence à m'en
rendre compte...
-
Ne le prenez pas mal, mais je crois que Mason ne veut pas qu'on le comprenne,
surtout pas par les hommes et les femmes de son entourage.
-
Et vous allez me dire que vous, vous avez réussi à le cerner.
-
Peut-être... Je sais le feu qui bout en lui... Je comprends sa rage contre son
père, son combat pour être considéré comme un Capwell, alors qu'il fait tout
son possible pour se détacher du poids de cet héritage, justement. Si je
devais écrire sur lui, je crois que, comme je vous l'ai dit, je le comparerais
à Hamlet. Il coexiste en lui cette envie de se battre contre l'ordre établi,
parce qu'il le juge injuste, et ce puissant désir de reconnaissance...
-
C'est une très joli analyse, mais il a une fille... Une fille qui, à ses yeux,
n'a pas suffisamment d'importance...
-
Détrompez-vous, Julia. Je suis certaine que l'arrivée de Samantha a bouleversé
la donne et a justement accentué sa soif de reconnaissance. Plus que tout au
monde, je pense que Mason cherche à être reconnu par son père...
Malheureusement, cette soif de reconnaissance passe parfois chez Mason par une
envie destructrice... Pour faire simple, pour exister aux yeux de Channing,
Mason n'a trouvé d'autres solutions que faire trembler l'empire et la famille
Capwell, sa propre famille... Il est l'Antigone des temps modernes.
-
Et c'est pour cela qu'il vous a demandé de constituer un dossier sur son frère
disparu ?
-
Ah, cela... Je ne sais pas...
Bridget
se sentait mal à l'aise, à présent. Elle désirait partir, partir au plus
vite, sans remettre à Julia le dossier réclamé par Mason.
-
Puis-je le consulter, Bridget ?
-
C'est...
-
Je vous en prie, si vous êtes venue ici, c'est pour le remettre. Après tout,
si vous connaissez si bien Mason, il vous aurez donné une adresse pour lui
remettre ce document.
Bridget
hésita longuement.
-
Vous savez, je suis son associée et aussi presque accessoirement sa femme.
Bridget
finit par poser le dossier sur le bureau.
-
Ne me demandez pas ce qu'il recherche, car cela, je l'ignore.
-
Je n'en doute pas. Car nous en sommes toutes là... Savoir ce que Mason veut.
Immobile
derrière son bureau, Julia regarda Bridget Dobson qui quittait son bureau. La
rage et la frustration prenaient pleinement possession d'elle. Elle se sentait
trahie, trahie par cette étrangère qui avait eu un contact avec Mason.
Elle
tendit une main vers le dossier. Puis elle se ravisa. Cependant, elle le prit et
le glissa dans son porte-documents avec les papiers qu'elle venait de faire
imprimer.
-
Je le lirai plus tard.
Julia
ferma son bureau et s'apprêta à partir.
-
Jenny, je repars à la villa Capwell.
-
Très bien, Julia. Je vous dis à demain, alors.
- A demain.
Bureau du juge David Raymond au tribunal de la ville.
Face à la fenêtre de son nouveau bureau, le juge David Raymond regardait le parc qui s'étalait au pied du tribunal. Une partie de lui songeait à ce temps passé ici, seulement quelques mois plus tôt. Mentalement, il faisait le point de ses premiers mois passés à Santa Barbara : d'abord son divorce avec Angela, puis la découverte de sa liaison avec Channing Capwell, sa déconvenue avec Julia. Tout ceci bientôt appartiendrait au passé, il allait prendre sa revanche. Il aurait sa revanche, grâce à Kirk Cranston. Quel curieux hasard d'avoir eu, au dernier moment, à examiner sa demande de liberté surveillée ! Quelle aubaine !! Il n'en revenait toujours pas de ce si brusque changement de situation. Dans quelques jours, il pourrait prendre sa revanche...
Des
coups frappés à sa porte l'obligèrent à reprendre pied dans la réalité.
-
Entrez.
Connor
McCabe entra.
-
Voici le dossier complet sur l'état de la pollution du site. Et je vous donne
aussi les propositions pour dépolluer le site, propositions faites par trois
comités écologistes. Selon eux, cela va coûter une fortune.
-
Très bien... Nous aurons donc toutes les pièces pour la première audience.
Connor, pouvez-vous, s'il vous plait, organiser une conférence de presse pour
mardi prochain. Il est temps, je pense, que le grand public soit au courant de l'état
de l'enquête et ce juste avant les élections.
-
D'accord, monsieur le juge.
En
quittant le bureau de David Raymond, Connor s'écarta pour laisser entrer deux
hommes. Il reconnut tout de suite Harold Brewer, le poulain de Channing Capwell,
par contre l'autre homme, tout de noir vêtu, ne lui disait que vaguement
quelque chose.
-
Bien, installez-vous.
Kirk,
le troisième homme, retira son bonnet.
Harold
semblait mal à l'aise. Il tordait nerveusement ses mains.
-
Arrêtez de vous en faire, vous saviez très bien que vous ne seriez jamais élu
maire de la ville. Surtout avec votre passif.
Harold
fusilla du regard David Raymond.
-
Si j'en suis là, c'est à cause de vous !
-
De nous... Voyons, lequel d'entre nous à eu plusieurs histoires avec des
mineures. Et elles étaient trop nombreuses pour pouvoir toutes vous épouser...
-
Vous me le payerez...
Harold
s'effondra dans un fauteuil. Il était pris au piège; il n'avait aucune autre
possibilité que d'obéir. Obéir ou fuir...
-
Bon, allons voyons ce que notre taupe nous a apporté cette fois-ci. Comme David
vous l'a fait comprendre, il nous faut du solide pour le procès.
-
Si vous pensez que Channing me dit tout, Kirk.
-
Moi, je crois que oui. Je me souviens du temps où je travaillais pour lui, il n'avait
aucun secret pour moi. De même que sa chère fille, sa si ravissante Eden...
-
Et bien avec moi, il me cache certaine chose. Je commence à croire qu'il a des
doutes.
David
tapa du poing sur la table.
-
Il ne doit pas en avoir. Vous êtes notre taupe dans la place forte. A vous de
nous ramener le maximum d'informations.
-
Je fais de mon mieux... Mais avec Daniel et Julia en continu à la villa, c'est
de plus en plus difficile.
-
Vous savez, il nous sera facile d'aller voir la presse avec votre bio non
officielle, je suis sur que Deanna Kincaid se fera un plaisir de la publier...
Et après, c'est Channing qui s'occupera de vous... Si vous voulez vous en
sortir, vous n'avez que cette possibilité : nous aider à détruire
Capwell, afin de sauver la planète.
Kirk
s'installa derrière Harold.
-
Vous savez, moi je crois que vous allez nous aider... Si vous êtes aussi doué
que ce que je suppose, nous irons ensuite au Mexique, je sais où il y a de
jeunes et jolies petites filles très gentilles...
Harold
déglutit avec peine. Il avait laissé David Raymond et Kirk Cranston lui passer
la corde au cou et, à présent, ils pouvaient selon leur bon vouloir serrer ou desserrer
la corde.
-
Voici les dernières infos que j'ai pu avoir.
Harold
déposa sur le bureau le dossier monté par Ben Agretti.
-
Son dernier espoir est là. C'est une analyse faite par un propriétaire
viticole. Pour lui, et il en a la preuve scientifique, la pollution n'est pas liée
avec l'incendie.
David
fit glisser le dossier jusqu'à lui et le feuilleta.
-
Les analyses ont été faites par trois laboratoires différents. Ce Ben Agretti
a la chance de ne pas être solitaire, il collabore avec Falcon Crest...
-
On s'occupera de lui. Ne t'en fais pas, hein David...
-
Il faudra faire attention, Kirk. Il ne faudrait pas griller nos cartouches pour
quelque chose qui n'en vaut pas la peine.
-
Je m'en occuperai. Comme je me suis occupé du Général Bradford. Il n'y aura
aucun scandale, tout le monde a un talon d'achille.
Tout
en disant cela, Kirk fit courir une main glaciale sur la joue d'Harold.
Les
trois hommes restèrent plusieurs heures enfermés dans le bureau, à étudier
la ligne de défense des Entreprises Capwell élaborée par Daniel et Julia.
-
Et bien je crois qu'on les tient. Face à moi, au tribunal, ils n'auront aucune
chance... Ils n'ont pas grand-chose. Tant qu'ils ne trouveront pas le papier
liant les Entreprises Capwell à l'armée, on les tient.
- Tant que j'ai Ted entre les mains, le Général ne fera rien. Il ne veut pas avoir de mort sur la conscience...
Plage de Santa Barbara.
Le
taxi déposa Sophia sur la plage. On était venu la chercher alors qu'elle était
à bord du Kallysta. Elle avait reçu l'ordre de se rendre sur une plage à l'extérieur
de la ville, afin de superviser une séance photos essentielle au lancement de
la nouvelle campagne. Sophia avait accepté, car son spécialiste, le Docteur
Lassiter, lui avait conseillé de s'occuper, peut-être qu'ainsi sa mémoire
finirait par combler les nombreux blancs.
Tout
au long du trajet, Sophia avait forcé son esprit à se souvenir, à se souvenir
de Channing, de Lionel, de Channing Junior et de Marcello. Seul ce dernier
semblait vouloir refaire surface : des morceaux de sa vie en Italie commençaient
à se structurer.
-
Vous repassez me chercher dans deux heures.
-
Très bien, Madame Armonti.
Sophia
descendit du taxi.
Armonti...
Armonti... Ce nom me semble si éloigné de moi...
Arrivée
sur la plage, Sophia regarda tout autour d'elle. Certains visages lui
paraissaient vaguement familiers.
Elle
gagna la partie centrale de l'endroit réservé à la société Armonti's. Une
femme s'approcha d'elle. Elle la reconnut pour l'avoir croisé récemment dans
les locaux de la société. Il s'agissait de Stephanie, la photographe de la
société; c'est elle qui couvrait toutes les campagnes publicitaires d'Armonti's.
-
Ravie de vous revoir.
-
Merci.
-
Je suis bien contente de vous retrouver. Je suis certaine que nous allons faire
du bon travail.
D'un
air distrait, Sophia écouta les suggestions de Stephanie. Les deux femmes se
connaissaient bien; et c'était par l'intermédiaire de Kelly que Stephanie
avait intégré l'équipe d'Armonti's. A plusieurs reprises, Sophia et Stephanie
avaient travaillé ensemble, et jamais Sophia n'avait eu à se plaindre du
comportement de la jeune femme. Bien au contraire. Elle avait toujours su
comprendre ce que Sophia désirait, tout en lui apportant une petite touche
personnelle qui rendait si particulier et si reconnaissable chacun de ses clichés.
-
Même si, au début, je n'étais pas d'accord avec Venise pour le choix du modèle,
je suis à présent forcée de reconnaître qu'il a un petit quelque chose et qu'il
attire parfaitement la lumière.
-
Hum... J'imagine.
-
Voilà les propositions de Venise. Si vous avez d'autres suggestions, n'hésitez
pas.
-
Ca ira.
Sans
bouger, Sophia pris entre ses mains les maquettes. Elle ne leur jeta pas le
moindre coup d'oeil.
-
J'en ai supprimé une ou deux, j'avais peur que cela fasse trop vulgaire.
-
Hum... Hum...
Sophia
paraissait totalement désorientée, comme absente.
-
Bon, et bien si tout le monde est prêt, nous allons faire une nouvelle série.
Tout
le monde s'activa autour d'un immense drap bleu, sur lequel sera ajouté ensuite
par informatique des vues typiques de la Toscane.
T.J.
Daniels, la vedette de ce spectacle, s'approcha et s'installa au centre du drap.
Il jouait parfaitement avec l'objectif de l'appareil photo. Stephanie, au devant
de lui, ne cessait de lui parler, de jouer à un étrange jeu de séduction avec
lui. A l'inverse de la première partie de la séance, celle-ci se déroulait
moins bien. T.J. semblait plus distant, le regard fuyant perpétuellement en
direction de Sophia.
-
Bon, on va faire une pause. Je crois que T.J. a besoin d'un raccord maquillage
et aussi et surtout besoin de se concentrer.
-
Désolé, Stephanie.
-
Ce n'est pas grave, si pour la série soirée romantique tu me montres que tu
peux roucouler avec mon objectif...
-
Pas de problème, Stephanie, avant j'aimerais juste parler avec Sophia.
-
Pause de 15 minutes pour tout le monde. Quant à toi T.J., dans 10 minutes, je
veux te voir habillé et maquillé.
T.J.
s'approcha lentement de Sophia, qui n'avait pas bougé.
-
Bonjour, Sophia.
-
Bonjour, T.J.
T.J.
prit une profonde respiration et ensuite dirigea Sophia vers un endroit à l'écart,
d'où surtout personne ne pourrait espionner leur conversation.
-
Je suis content que tu sois venue. J'avais peur que tu refuses. Si tu savais
combien c'est important pour moi.
-
Important ?
-
Oui, depuis mon départ en 1989, je n'ai jamais cessé de penser à toi, surtout
après ce qui s'est passé avec Kelly. Tout ceci est de la faute de Pamela, il
faut me croire.
-
Kelly ? Pamela ?
-
Oui. C'est elle qui a tout organisé. Tu sais, Kelly a su me pardonner. Nous
sommes en paix, maintenant elle et moi. Et comme tu es venue, je veux croire qu'il
en est de même pour nous.
T.J.,
tout en parlant, prit la main de Sophia dans la sienne. Ses yeux noirs comme le
charbon ne quittaient pas le visage de Sophia. Et dans sa tête résonnait les
recommandations de Venise : Il vaut mieux pour toi que Sophia succombe
à ton charme. Sinon, je te rendrai à tes vieilles en manque de mâle...
Sophia
ne retira pas sa main, mais elle restait très perplexe.
-
Oh, Sophia, comme je m'en suis voulu de tout ce mal.
-
T.J., il faut...
-
Non.
T.J.
posa un doigt sur les lèvres de son ancienne maîtresse.
-
Non, laisse-moi finir. Il m'a fallu longtemps pour que j'arrive à me pardonner.
Mais aujourd'hui, que je sais que c'est toi qui a exigé que je revienne, je
suis si heureux. Moi non plus je n'ai pu oublier ces instants magiques que nous
avons partagés... Je les garde précieusement en moi, comme des éclats de
diamants.
-
T.J., je ne...
-
Non, Sophia. Il ne faut pas hésiter. C'est toi qui le disais à l'époque. Il
faut vivre sa vie...
Sans
plus attendre, T.J. attrapa Sophia et la serra langoureusement contre son corps.
Sa main caressait la courbe de ses reins. Sophia ne bougeait pas; elle cherchait
dans sa mémoire une explication à cette scène. Et comme T.J. la touchait, des
flashes de son passé ressurgirent. T.J. et elle à la Tanière. Channing les
chassant tous les deux de la maison des invités de la villa Capwell. T.J. la
portant sur un lit, la caressant... Puis l'image de Channing se superposa à
celle de T.J..
Dans
un élan, T.J. embrassa sauvagement Sophia. Leurs lèvres s'unirent sans
passion. Et tandis que T.J. allait faire succomber Sophia sous l'appareil photo
d'un homme de main de Venise, Stephanie s'approcha et rompit le charme.
-
Allez, on reprend. T.J., je veux te voir prêt dans 5 minutes.
T.J.
tardait à rendre sa main à Sophia. Celle-ci avait posé son autre main sur la
peau nue de T.J., à l'endroit du coeur.
-
Des souvenirs me reviennent...
-
C'est très bien, Sophia, laisse parler ton coeur.
-
T.J., va te changer.
La
main de Sophia glissa lentement sur la peau de l'homme qu'elle avait aimé, et
qu'elle s'imaginait aimer peut-être encore.
-
Channing... Lionel... T.J....
Channing...
-
Vous ne devriez pas vous laisser prendre à son jeu.
-
Pardon ?
Stephanie
dévisagea Sophia, tout en rechargeant son appareil.
-
Vous vous êtes déjà faite avoir une fois, ne me dites pas que vous allez
succomber à nouveau...
-
Je...
-
J'imagine qu'il vous rappelle de beaux souvenirs... Mais vous savez, il est
comme cela avec tout le monde. C'est pour cela qu'il est un excellent modèle
pour cette campagne italienne. Il a le charme dans le sang.
-
Vous croyez ?
-
C'est sûr. D'ailleurs, vous avez bien fait de vous en débarrasser la première
fois. Ce n'est pas un homme pour vous. Il a certes beaucoup de charme, mais il
manque de classe. Et puis, si vous saviez à combien de femmes, il joue ce numéro...
Non, Sophia, avec C.C. vous formez un excellent couple... Sur ce, il faut que je
retourne bosser.
Sophia
la regarda s'éloigner. Elle aimait bien Stephanie. Elle retrouvait une manière
franche et amicale de lui parler qu'elle avait perdu avec le départ de ses
filles.
Sophia
s'assit sur le sable, observant de loin la séance photos. Elle sentait encore
le contact de la main de T.J. sur sa peau. Elle éprouvait encore de la chaleur.
Elle était vivante... Sophia prit son portable et joignit Lionel. Elle devait
lui parler de ce qui se passait en elle. Ils échangèrent quelques mots, et
Lionel promit de lui préparer une surprise.
En
raccrochant, Sophia songea aux paroles de Lionel. T.J. Daniels n'avait pas compté
dans sa vie. Elle s'était un peu servi de lui pour rendre C.C. jaloux, alors qu'il
renouait avec Pamela.
La
discussion avait eu le mérite de lui rendre son passé. Sophia se souvenait de
T.J. : de leur histoire, de son histoire avec Kelly. Et à présent, elle
se sentait moins à l'aise ici, moins sous le charme du bel italien.
- La question est de savoir pourquoi il veut me rejouer la sérénade ?
Bureau de la villa Capwell.
Après
avoir quitté son bureau en colère en raison de la visite de Bridget Dobson,
Julia Capwell se rendit directement à la villa Capwell, où normalement
devaient l'attendre Channing, Pilar et Daniel. A son arrivée, Julia fut très
surprise d'apprendre que Channing et Daniel avait réservé l'avion personnel de
la compagnie pour partir vers une destination inconnue. A la villa, personne ne
savait quand ils rentreraient.
Après
plusieurs tentatives infructueuses pour joindre Daniel sur son portable, Julia
se résigna à attendre. Attendre qu'on veuille bien lui donner des nouvelles.
Faute d'autres occupations, elle se rendit dans le bureau de Channing pour y
travailler.
Julia
s'activa à mettre noir sur blanc la liste des charges qui pourraient être
retenues contre les Entreprises Capwell; à trouver des arguments pour
contrecarrer chacune de ces attaques et enfin d'établir une liste de témoins
potentiels qui pourraient garantir de la politique environnementale des
Entreprises Capwell.
Au
bout d'un long moment, Julia se leva et, en manque de caféine, prit le chemin
de la cuisine. En sortant du couloir sous l'imposant escalier, Julia tomba nez à nez
avec une nouvelle employée de la villa, les bras chargés de récompenses
obtenus par Channing Junior. Julia, bien que ne les ayant jamais vu, remarqua
tout de suite la photo de Channing Junior qui décorait une coupe.
-
Excusez-moi, mais puis-je savoir ce que vous faites ?
-
Je débarrasse une chambre.
-
Et Monsieur Capwell est au courant ?
-
Oui, bien sûr, c'est lui-même qui m'en a donné l'ordre.
Julia
ne comprenait pas bien. Channing avait exigé de nettoyer la chambre de son fils
préféré, alors qu'elle était resté fermée depuis la nuit du meurtre.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi, en ce moment, tout le monde semblait s'intéresser
à Channing Junior ?
-
Monsieur Capwell vous a-t-il dit pourquoi ?
-
Non, madame.
-
Très bien. Je vais aller dans cette chambre et je viendrai vous chercher pour
que vous finissiez votre travail.
-
Bien, madame.
-
Merci.
Désireuse
d'en savoir un peu plus, Julia oublia son café et monta à l'étage. Là, elle
s'aventura dans la première chambre à gauche du couloir, celle de Channing
Capwell Junior. Julia marqua une pause avant de pénétrer dans la pièce :
depuis la nuit du 30 juillet 1979, seuls Channing et Rosa Andrade avaient eu accès
à cette pièce.
Julia
franchit le seuil et là, brusquement, elle sentit une vague de froid qui l'enveloppa.
Elle frissonna, mais avança un peu plus.
-
Pourquoi maintenant ? Pourquoi Mason et Channing semblent focaliser une
partie de leur attention sur Channing Junior ?
Tout
en réfléchissant, Julia inspecta la chambre. Il s'agissait plus d'appartements
privés que d'une chambre. La première partie de la pièce tenait lieu de
bureau et au fond, sur la droite, se détachait une porte qui conduisait à la
chambre proprement dite. Les doigts de Julia courraient sur le bois du secrétaire.
Elle regarda attentivement toutes les photos. On retrouvait Ted, Eden et Kelly,
et bien sûr, il n'y en avait aucune de Mason. Cela fit sourire Julia de se
rendre compte d'une telle évidence. Les deux demi-frères ne se portaient pas
dans leur coeur. Plusieurs étagères portaient encore des récompenses; les
exploits de Channing Junior dans le monde du sport étaient des plus nombreux :
longtemps il avait brillé dans la jet set. Une photo accrochée au mur attira
toute son attention. Elle représentait Channing Junior et son père :
toute la fierté d'un père pour son fils se lisait dans le regard du puissant
homme d'affaires.
-
Et dire qu'ils n'étaient pas du même sang.
Hormis
ces photos de famille, aucun souvenir personnel ne décorait la pièce. Pas de
photo de femmes, d'amis, rien, juste la famille Capwell. Julia se retourna et découvrit
un arbre généalogique de la famille. Il s'agissait de celui des Capwell.
-
Il n'avait que cela dans sa vie !
A
nouveau le froid s'intensifia.
N'y
prêtant guère plus attention, Julia s'installa devant le secrétaire. Ses
doigts hésitèrent longuement avant d'ouvrir la façade.
-
Après tout, ce n'est pas comme s'il venait de mourir hier. Cela fait des années
qu'il nous a quittés. Même son fantôme ne doit plus hanter ces lieux.
Julia
ouvrit le meuble et découvrit plusieurs tiroirs. Le meuble renfermait encore
feuilles de papiers et stylos, comme si le propriétaire, malgré les années,
pouvait revenir écrire une lettre. A présent qu'elle s'était habituée à l'endroit
et au silence qui régnait là, Julia remarqua des sanglots qui semblaient
provenir d'une pièce voisine. Elle essaya de ne pas y prêter plus d'attention,
mais des cris vinrent s'y ajouter. Julia brusquement se leva, referma le meuble
et s'en alla, telle une collégienne qui risquait d'être prise en flagrant délit
de copiage. Certaine de ne pas imaginer ces pleurs, Julia quitta la pièce,
referma derrière elle, et plaça la clé dans sa poche.
De
retour dans le couloir, elle chercha une origine aux pleurs. La chambre suivante
était celle de Ted, celle d'après celle de Mason. Channing avait voulu délibérément
séparer les chambres des garçons (sur la gauche) de celles des filles (à
droite). Au bout du couloir, on trouvait la chambre de Channing, ainsi qu'un
autre couloir qui conduisait à plusieurs autres pièces, dont les chambres d'amis,
les anciens appartements de Grant entre autres. D'ailleurs, les bruits
semblaient provenir de ces pièces-là.
Julia
s'aventura plus loin. A présent une voix se faisait clairement entendre.
Julia
s'arrêta devant l'ancienne chambre de Grant, et elle vit une femme brune,
assise à même le sol, étalant des photos et des papiers. Julia la reconnut
sur le champ.
-
Courtney ? Courtney, je ne vous savais pas ici...
Courtney
leva lentement la tête. Elle avait le regard hagard, ce même regard qu'affichait
Mason, après de longues nuits arrosées d'alcool. Courtney paraissait ne pas
avoir connu de vraies nuits de sommeil depuis une éternité.
Julia
s'approcha.
-
Je ne savais pas que vous étiez revenue à Santa Barbara. Cela fait longtemps ?
Comprenant
que Courtney ne la resituait pas, Julia continua :
-
Je suis Julia. Julia, la femme de Mason.
C'est
alors qu'une étincelle habita les yeux vides et ternes de Courtney.
-
Allez-vous en, quittez cette maison... Maudite... Je suis maudite...
Julia
ne comprenait pas. Courtney s'agita davantage, repoussant violemment les photos
posées autour d'elle.
-
Vous êtes comme eux, comme tous ces Capwell... Mais moi, je ne suis pas comme
cela. Je ne continuerai pas à payer pour leur crime...
-
Courtney, calmez-vous. Je ne comprends rien à ce que vous me dites là.
-
Mon père nous a sali pour des générations, Madeline et moi... Et elle est
revenue pour se venger... Elle est revenue pour se venger de moi.
Sur
ces dernières paroles, Courtney se leva et quitta sa chambre, basculant Julia
au passage; Julia qui ne comprenait pas un traître mot à ce que venait de
hurler sa cousine.
Julia
sortit sur le pas de la porte, appelant une nouvelle fois Courtney. Comme tous
ces appels restaient sans réponse, Julia s'approcha des photos pour les
ramasser. Sans vraiment le vouloir, son regard se porta sur une photo en noir et
blanc et ce qu'elle vit la figea sur place.
-
Mon Dieu, ce n'est pas possible !
Julia
reconnut tout de suite Grant Capwell, pour l'avoir brièvement connu en 1986.
-
Ce n'est pas possible !!
Julia,
ensuite, s'activa à rassembler toutes les photos et tous les papiers que la colère
et la rage de Courtney avaient semé un peu partout dans la pièce. Elle finit
par tenir de nombreuses photos, divers papiers que Courtney avait trouvé par le
plus grand des hasards dans le socle d'une vieille statue.
Julia
s'assit sur le bord du lit de Courtney et elle se perdit dans l'étude des
documents qu'elle venait de ramasser : tout y était photos, des noms, des
lieux, des dates.
- Mon Dieu, comment Grant a pu garder pendant toutes ces années de tels documents ? Et si Channing venait à le découvrir...
A bord du jet privée de C.C. Capwell.
A
bord du jet Capwell, Daniel McBride restait le regard perdu sur l'horizon. Son coeur
hurlait qu'il venait de commettre un acte odieux, mais il ne voyait pas comment
il aurait pu faire autrement. Il lui tardait de rentrer chez lui et de vider son
esprit des scènes dont il avait été le témoin.
-
Un autre verre, Daniel ?
Daniel
resta muet.
-
Un autre verre ?
Daniel
finit par sursauter.
-
Non merci, Monsieur Capwell...
Face
à lui, Channing prit place dans le siège directorial de l'avion de sa société.
Un grand «C» brodé en or décorait le fauteuil. Il venait de laisser ses
instructions à la nourrice qu'il venait d'engager.
-
J'imagine que vous vous dites que j'ai eu tort. N'essayez pas de me dire le
contraire, Daniel, je le vois très bien dans votre regard. Depuis que nous
avons quitté Vancouver, vous ne cessez d'afficher cet air de chien battu que je
déteste.
-
Pardon, Monsieur Capwell...
-
Vous pensez que je ne sais pas ce que je fais... Et bien, vous vous trompez.
Pour une fois, je ne pense pas à moi, mais à l'enfant...
Channing
criait presque. Il ne supportait plus d'avoir continuellement à se justifier ou
à se défendre. Quand comprendrait-on qu'il faisait ce qu'il voulait ?
-
Je ne vous demande pas de comprendre, juste de faire en sorte que les papiers
signés soient inattaquables... Daniel, vous m'écoutez...
-
Oui.
Daniel
se redressa. Après tout, il n'était pas là pour juger chacune des actions de
Channing Capwell : il était juste là pour le défendre, pour faire en
sorte que ses choix soient reconnus et protégés par la loi.
-
J'ai fait du mieux que j'ai pu avec le temps que vous m'avez laissé.
-
Et ?
-
Et... Je peux vous assurer que tant que le père de l'enfant restera dans le
coma, personne ne pourra venir vous prendre la garde du petit Johnny Wallace,
puisque c'est Jane Wilson, sa représentante légale qui a signé la décharge.
Tout
en parlant, Daniel songea aux derniers évènements. Ils avaient quitté Santa
Barbara dans le plus grand secret, pour rejoindre Vancouver. Là, ils avaient
aussitôt rejoint l'hôpital où les attendait une jeune femme blonde anéantie
par le drame qu'elle traversait. Et plutôt que de la soutenir, Channing l'avait
obligée à signer des papiers qu'il avait lui-même rédigés. Jane Wilson, en
les signant, parce qu'elle n'avait pas d'autres choix que de les signer,
abandonnait la garde de Johnny Wallace à Channing Capwell. Une fois les
documents dans sa possession, Channing avait pris l'enfant et ils avaient repris
l'avion à destination de la Californie. Sans avoir consolé Jane. Sans avoir
posé les yeux sur Brick Wallace, toujours plongé dans le coma. Sans avoir séché
les pleurs de l'enfant qui réclamait sa mère. Qui réclamait son père. Et
comme ils décollaient, Daniel, pour la première fois de sa vie d'avocat, n'était
pas certain d'avoir agit dans le sens de la loi, dans le sens des intérêts
de la victime.
Dans
l'avion, Channing avait parlé d'héritier, d'héritage, de son fils perdu. Mais
Daniel n'avait pas tout compris. Il venait juste de découvrir une autre facette
de Channing Capwell, un aspect de sa personnalité qu'il aurait préféré ne
jamais découvrir.
-
Nous allons bientôt atterrir. Puis-je vous demander une faveur, Daniel ?
-
Bien sûr.
-
Vous ne devez parler à personne de tout ceci. Ni à Julia. Ni à Sophia. A
personne.
-
Très bien.
-
J'espère que vous me comprenez. Je compte faire la surprise à Sophia de la présence
de Johnny... C'est son petit-fils à elle... Mais pour cela, je dois attendre qu'elle
aille mieux.
-
Bien sûr, je comprends...
Mais au fond de lui, Daniel McBride ne comprenait pas vraiment...
Salle de réunion d'Armonti's.
-
George, s'il vous plait...
Venise
Armonti quittait la salle de réunion de la société, lorsqu'elle croisa la
route de George, le fidèle conseiller de sa belle-tante, Sophia. Dire que
Venise avait longuement attendu était un euphémisme; voilà plus de vingt
minutes qu'elle attendait que George revienne.
-
Oui ?
Venise
s'avança vers lui. Instinctivement, George recula. Il n'aimait pas cette femme,
une impression émanait d'elle qui le mettait terriblement mal à l'aise. Il la
comparait à une mante religieuse.
Venise
vint vers lui.
-
George, s'il vous plait, pouvez-vous remettre ce dossier au service de publicité ?
Ce sont les maquettes des photos de T.J. Daniels pour la nouvelle campagne.
Tout
en parlant, Venise prit les photos dans ses mains, et montra les premiers clichés
à George. Bien sûr, George les avait déjà regardés, puisqu'ils avaient
validé ensemble le choix des photos, même s'il était en désaccord avec le
choix du mannequin vedette. De toutes façons, George ne pouvait rien faire :
le choix avait été validé en séance du conseil d'administration.
-
Je crois réellement qu'en ciblant une nouvelle clientèle, nous allons
augmenter notre chiffre d'affaires.
-
Peut-être, mais je reste sceptique quant au choix du modèle pour le lancement
de Sous le Ciel de Toscane... T.J. Daniels me paraît si peu approprié.
-
Vous trouvez ?
Venise
narguait ouvertement George; un homme toujours vêtu de la même façon et sur
qui les changements de mode ne semblaient avoir aucun effet.
-
Au contraire, je suis certaine qu'il va faire un malheur. Il a ce petit je ne
sais quoi d'italien, qui fait qu'un rien l'habille. Et puis, il a une telle
classe, un tel sex appeal qui se dégage de lui... Je suis certaine qu'en Europe
d'abord, toutes les femmes voudront que leurs hommes lui ressemblent. Et après,
vous verrez, ils arriveront à conquérir le coeur si matérialiste des américaines.
D'ailleurs, je sais déjà qu'il ne laisse pas indifférentes des membres de la
direction.
En
homme sincère et fidèle, George rougit face à cette accusation portée
directement envers sa patronne.
-
Puisque vous pensez qu'Armonti's doit aller dans ce sens là...
-
J'en suis certaine, George. T.J. est l'homme de cette campagne. Regardez.
Venise
lui glissa entre les doigts une photo de T.J.. Il était appuyé sur un banc de
pierre devant des oliviers centenaires et au loin on devinait le ciel si
particulier de Toscane. T.J. apparaissait, il est vrai, tel le symbole du charme
latin : pantalon blanc en lin tombant sur des chaussures blanches, une
chemise rose pastel en lin aussi, négligemment déboutonnée sur son torse
viril.
-
Regardez, George, c'est cela qui plait aux femmes. Un homme viril à souhait,
mais qui se soucie de son apparence et qui allie subtilement force et féminité...
Bref, la classe italienne. Je pourrais vous l'expliquer pendant des heures, mais
vous ne comprendriez pas. Demandez donc à Sophia...
George
baissa les yeux et remit les photos dans la pochette. Les quelques tirages
rejoignirent les autres.
-
Je vais les porter tout de suite.
-
Je vous remercie, George. Et si vous voyez Sophia, dites lui qu'elle passe me
voir à mon hôtel. Marcello souhaiterait lui parler.
-
Je ferai la commission.
George
gagna les ascenseurs. Quant à Venise, elle retourna dans son bureau, tout en épiant
George.
-
Pourvu qu'il ne regarde pas toutes les photos...
Dans
son bureau, Gianni l'attendait.
-
Alors, il a pris les photos ?
-
Oui.
-
Il ne les a pas regardées ?
-
Non, juste les premières...
Venise
se plaça face à la fenêtre qui dominait la baie de Santa Barbara.
-
Je pense que Sophia ne se remettra pas de ce coup-là.
-
Je l'espère pour vous. Sinon, vous êtes partie pour assumer la co-présidence...
-
Non. Elle me cédera les pleins pouvoirs d'elle-même. Je ne lui laisserai pas d'autres
choix. Et puis, quant elle verra que c'est George qui est derrière cela, elle
se sentira abandonnée, même par ses fidèles alliés.
-
En parlant d'allié, Mort insiste pour vous inviter à souper. Il m'a dit qu'il
a réservé une table à l'Orient Express.
-
Oh, il me fatigue celui-là.... Ne va-t-il pas finir pas comprendre que je n'ai
plus besoin de lui ?
Le
regard de Venise se perdit sur le bleu de l'océan.
-
Vous savez, Gianni, je crois que je commence à me languir de l'Italie. Ici,
rien n'est comme la Toscane... Même les restaurants italiens ne sont pas à la
hauteur. Regardez l'eau de l'océan, il est si calme par rapport à notre mer...
-
Vous voulez partir et tout abandonner ?
-
Jamais de la vie. C'est juste que l'Italie me manque....
-
Voulez-vous que je vous prépare un repas pour ce soir...
-
Oui, cela serait parfait. Prévoyez pour Marcello et moi, merci.
Après
un long moment, elle prit place derrière son bureau et regarda une nouvelle
fois la maquette de la campagne de publicité.
-
Comment s'est passé la séance de photos ?
-
Très bien. Je crois que T.J. n'est pas un si mauvais choix. Il, si je puis me
permettre, fait bien illusion...
-
Oui, il n'est pas si mal... Mais comment s'est passée la discussion avec Sophia ?
-
Assez longue. Mais je ne peux pas vous dire ce qu'ils se sont dit, car ils sont
sortis du studio pour se parler.
-
Et Sophia ?
-
Je peux juste affirmer qu'elle paraissait troublée quand elle est partie.
-
J'appellerai T.J. pour qu'il me raconte. En attendant, préparons la nouvelle décoration
de nos magasins.
Gianni prit place auprès de Venise et lui présenta différents agencements de magasins.
Villa Capwell.
Aidée
de Lionel, Sophia terminait d'allumer les bougies autour de l'entrée de la
villa de Channing et de déposer des pétales de fleurs sur le sol.
-
Si un jour on m'avait annoncé que je devrais assurer la décoration de chez
Channing. Lui préparer un rendez vous galant !!!
Alors
que le soir tombait, Lionel Lockridge et Sophia en terminaient de leur préparatifs.
Le perron de la villa Capwell venait de se transformer, il retrouvait tout le
faste des grandes occasions. Il avait en fait retrouvé un petit air du mariage
de Kelly et Jeffrey. Bien qu'en réalité, Lionel avait conseillé à Sophia de
lui redonner l'aspect de son propre mariage avec Channing. Une multitude de
bougies ivoire et or l'illuminaient. Des bouquets de lys et de roses décoraient
l'entrée. Et bien que Sophia ne se souvenait pas parfaitement avec précision
de ce jour-là, elle sentait dans son coeur naître une sensation familière. Un
peu comme si son corps et son coeur s'éveillaient à l'idée de revenir vivre
auprès de Channing.
-
Tu es certain que c'est la bonne solution ?
-
Voyons, Sophia, on en a parlé une centaine de fois.
-
Oui, mais...
-
Mais, quoi ? Ecoute-moi, laisse parler à nouveau ton coeur. Tu as entendu
ce que t'a dit le docteur Lassiter.
-
Oui, mais..
-
Il a dit qu'il ne comprenait pas ta soudaine guérison, pour lui c'est un miracle...
-
Et si il s'était trompé dans les analyses ?
-
Le docteur Lassiter...
Depuis
que Lionel avait appris que les dernières analyses de Sophia ne montraient plus
de traces de cellules cancéreuses, il avait décidé d'offrir à Sophia le
bonheur qu'elle méritait. Suite à leur conversation dans ce même jardin
quelques jours plus tôt, il avait acquis l'intime conviction que Dieu, ou une
autre main, avait décidé de leur écrire une nouvelle histoire. A eux
maintenant de saisir cette chance. Augusta lui était revenue, et avec le départ
de Gina, son coeur lui criait de renouer avec elle. Alors pourquoi ne pas donner
à Sophia la part de bonheur qui l'attendait...
-
Fais-moi confiance, Sophia. Tout se passera bien.
-
Comment peux-tu en être certain ?
-
Je le sais. Un point c'est tout.
Il
la tourna face à lui, lui transmettant de sa force et de son courage.
-
Personne ne peut dire ce qui nous attend. Personne. Mais une chose est certaine,
c'est que petit à petit, tu es en train de retrouver le chemin de tes
souvenirs. Tu commences à te souvenir de Marcello, ton histoire avec T.J. n'est
plus si irréelle que cela. Tu te souviens de notre passé commun... Je suis
absolument certain que l'amour de Channing est le détonateur qu'il te faut. Ce
n'est qu'auprès de lui que tu pourras ajuster les dernières pièces du puzzle
qui te fait défaut : tes enfants. Lui seul, par son amour, pourra te
guider et t'accompagner sur cette voie... Moi, je pourrais te guider,
certainement... Mais j'influencerais tes choix, et cela serait malhonnête de ma
part.
Sophia
ferma les yeux et prit une profonde respiration.
-
Et tu promets de ne pas m'abandonner...
-
Promis.
Et
Lionel déposa un long et chaste baiser sur les lèvres de cette femme qui
depuis de longues années hantait sa vie.
Lionel
sonna et s'esquiva discrètement, laissant Sophia seule avec ses doutes devant
la lourde porte en bois sculptée de la villa Capwell. A présent les dés étaient
jetés; elle ne pouvait plus reculer. Ses jambes tremblaient, son coeur battait
fort dans sa poitrine, et l'impression d'être amoureuse pour la première fois
s'éveilla dans son corps. De vieux souvenirs émergeaient du brouillard de sa mémoire.
-
Channing, Oh, Channing comme tu m'as manqué....
Soudain,
la porte s'ouvrit et, à la même seconde, deux coeurs explosèrent littéralement.
-
Sophia !!!
-
Channing.
C'est
alors que Channing remarqua tout le décor autour deux. Et durant un instant, il
fut visiblement surpris et dépassé par les événements et l'émotion. Il
chercha appui contre le montant de la porte. Le trouble marquait son visage :
c'était comme si le rêve de Channing prenait vie.
-
Sophia... Toutes ces bougies...
-
Oh Channing, je voulais...
De
fines larmes roulaient sur les joues de Sophia. Et lentement, elle glissa sa
main dans celle de Channing.
-
Une partie de moi a tout oublié. Une autre fait feu de tous souvenirs pour
tenter de redonner une cohérence à ma vie. Et aujourd'hui, mon coeur, mon
esprit, mon corps me dictent que ma vie est auprès de toi.
-
Si tu savais le bonheur que tu me donnes.
Channing
écarta les bras, et Sophia vint se blottir contre lui.
-
Channing, il faut que tu saches que je n'ai jamais cessé de t'aimer. Je crois
que toute ma vie, j'éprouverai cet amour pour toi, parce que depuis le jour où
j'ai commencé à t'aimer, eh bien j'ai simplement commencé aussi à vivre.
-
Oh Sophia... Depuis tant de temps, j'attends que tu reviennes vers moi. Moi non
plus, je ne peux pas vivre sans toi.... Je n'ai que trop essayé lorsque je t'ai
cru noyée... J'ai essayé de faire avec, mais ce n'est pas possible...
Tout
en parlant du passé, de l'avenir, Sophia conduit Channing vers le belvédère où
les attendait un repas servi sous un ciel étoilé de mille bougies.
-
J'avais si peur que depuis T.J. tu ne veuilles plus de moi, parce que je suis si
vieux... si banal...
-
Toi, Channing, banal ! S'il y a bien un adjectif que je n'utiliserais pas
pour toi, c'est bien celui-là.
-
Peut-être, mais après T.J., il y a eu ce Mathis... Et moi, j'espérais tant
que tu me reviennes...
-
Et je suis revenue. Pas parce que j'en ai besoin pour retrouver mon passé. Pas
parce que je suis lasse et que j'ai besoin d'avoir quelqu'un auprès de moi. Pas
parce que cela fera plaisir aux enfants. Non, je suis revenue parce que je t'aime
et parce que je veux égoïstement t'avoir auprès de moi. Il n'y a que là que
je me sens bien, en sécurité... en paix.
Sophia
posa une main sur la joue de Channing et la caressa longuement.
-
Il me semble enfin être à nouveau réunie. Je suis heureuse, profondément
heureuse.
Channing
servit du champagne.
-
Alors, laisse-moi porter un toast à nos retrouvailles. Qu'elles soient les
dernières. Je ne veux plus te perdre, Sophia. Je ne pourrais plus le supporter.
-
Tu ne m'as jamais vraiment perdue, Channing, je te le jure. Cette fois-ci c'est
bien fini. Je veux vivre ici. Je veux rester à tes côtés pour toujours.
Dans
un élan spontané, Channing mit un genoux à terre, puis il prit la main de
Sophia.
-
Sophia, par-delà le temps, par-delà les années et en dépit de nos vies, de
tout ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, je ne veux, non, je ne peux
vivre qu'avec toi. J'ai intimement besoin de toi à mes côtés. Je n'existe que
parce que tu me donnes vie. Alors, malgré tout et grâce à tout, veux-tu
redevenir ma femme ?
A
son tour, Sophia s'agenouilla devant Channing.
Leurs
yeux étincelaient de mille feux, les flammes des bougies se reflétant dans le
miroir de leur passion rallumée.
-
Channing, si tu veux encore de moi pour femme, si tu veux encore de moi comme maîtresse,
si tu veux encore de moi comme mère pour nos enfants, alors oui je veux t'épouser.
Oui, je le veux, Channing... Oui...
Et
les anciens amants scellèrent leurs retrouvailles par un tendre baiser.
-
Cette nuit, Channing, est à nous. Te souviens-tu lorsque nous nous sommes
embrassés la première fois ? Je t'ai demandé d'en finir avec Pamela,
avant que nous commencions notre liaison. Je voulais que tu m'aimes pour moi, et
non pas pour t'avoir aidé à te débarrasser de Pamela. Aujourd'hui, c'est
pareil, je veux passer la nuit dans tes bras, ici, à contempler les étoiles...
Passer une nuit pour donner corps et foi à nos demains...
Et
sous les étoiles, dans le parc de la villa Capwell, Sophia et Channing se
retrouvaient après une vie à s'aimer, à se perdre, à se séparer. Leurs coeurs
battaient à l'unisson. Leurs âmes s'épousaient à la perfection. Channing et Sophia. Sophia et Channing. Aujourd'hui, le passé
semblait si loin. Ni Lionel, ni Pamela, ni T.J., ni Gina ne pourraient plus les
séparer. Aucun amant. Aucune maîtresse ne pourraient venir briser l'amour qui
les unissait. Ces deux-là étaient bien au-dessus de tout cela. Ils savaient
que s'ils étaient partis vers d'autres corps, c'était simplement pour mieux se
retrouver par la suite.
Qui pourrait briser un tel amour ? Quel amour peut venir à bout de cet amour unique qui unit deux amants destinés à s'aimer ? Peut-être l'amour d'une mère pour son fils...
Campeche.
Sur
le quai de la gare de Campeche, Santana Andrade faisait les cent pas. Voilà près
d'une heure qu'elle arpentait le quai, fixant à intervalles réguliers l'écran
de sa montre. Le train avait plus d'une heure de retard, et Santana désespérait
de le voir arriver. Autour d'elle, les gens prenaient leur mal en patience :
les mexicains attendaient avec habitude, tandis qu'un petit groupe de touristes
en profitait pour préparer sa prochaine escale.
-
Pourvu qu'ils ne leur soit rien arrivé !
Santana
repoussa ses longs cheveux noirs et s'assit un moment sur un vieux banc de
pierre. Il lui tardait tant que le train arrive. Depuis qu'elle en avait eu l'idée,
Santana ne vivait plus que dans l'attente de ce moment. Et depuis son malaise
dans son bureau, quelques temps plus tôt, elle avait acquis au fond d'elle l'intime
conviction de faire le bon choix.
Une
nouvelle heure passa, et Santana ne s'était levée de son poste d'observation
qu'une seule fois pour aller acheter des fruits frais à un vendeur ambulant. Le
soleil approchait de son zénith et la température ne cessait d'augmenter. Elle
sortit de son sac à main un large éventail, et se mit à l'agiter, comme les
autres résidentes de la ville autour d'elle.
C'est
alors qu'un agent de la circulation s'approcha du quai et annonça l'arrivée
prochaine du train. Santana se leva et s'arrangea brièvement.
-
Enfin...
Une
fumée noire s'approcha du quai, suivie de quelques secondes plus tard du train.
Contrairement à ce qu'elle avait connu aux Etats-Unis, les gens ne se précipitèrent
pas pour monter; là les passagers avaient le temps : on pouvait même
descendre un moment du train si le voyageur en avait le désir. Santana scruta
les passagers qui descendaient du train. Pour le moment, elle ne reconnaissait
personne.
C'est
alors qu'elle reconnut un visage au milieu de la foule. Depuis son départ de
Santa Barbara, elle n'avait eu de cesse d'espérer ces retrouvailles. Combien de
fois les avait-elle imaginées dans ses rêves les plus secrets ? Des milliers.
Non, des centaines de milliers de fois. Son coeur se mit à battre la chamade.
Elle resta figée sur le quai. Une éternité passa avant qu'elle ne fasse un
signe à l'attention des visiteurs qu'elle espérait tant.
-
Brandon, je suis là...
Et
dans un élan d'amour, Santana se précipita les bras grands ouverts vers ce
fils qu'elle aimait tellement. Brandon courut vers celle qu'il savait être sa mère
biologique. Leur étreinte dura longtemps. L'un et l'autre étaient réellement
et sincèrement contents de se retrouver.
-
Comme je suis contente de te revoir. Montre-moi comme tu as grandi ! Te
voilà presque un homme, maintenant !
Les
mains, les doigts, la peau de Santana ne pouvaient s'empêcher de toucher, d'étreindre
Brandon Capwell.
-
Oh, mon fils... Comme je n'espérais plus te revoir...
Lentement,
comme si à tout moment on risquait de lui retirer Brandon, Santana leva les
yeux vers la femme aux cheveux noirs qui attendait à leurs côtés. Les deux
femmes s'étreignirent aussi longuement.
-
Merci, Olivia. Comme je suis heureuse...
Santana
serra longuement contre son coeur sa soeur; cette soeur qui, par amour pour
elle, venait de braver les lois américaines et venait de lui offrir le plus
beau des cadeaux.
-
Je suis heureuse pour toi, Santana.
-
Merci... Merci... Merci infiniment...
Les
deux femmes se séparèrent. Santana se rapprocha de Brandon. Olivia n'avait pas
lâché son sac.
-
Tiens, Santana, je te donne tous les papiers, je n'en aurai plus besoin
maintenant. Je ne garde que mon passeport. Je vais vous quitter ici. Je dois
regagner Mexico dans la soirée.
-
Tu es sûre que tu ne veux pas rester ?
-
Je ne peux pas, Santana. Pas comme cela. Ma famille m'attend.
Santana
se pencha vers Brandon.
-
Attends-moi un instant. Juste le temps de dire au revoir à tante Olivia.
Les
deux femmes s'écartèrent. Et Olivia glissa à sa soeur les faux papiers qui
les avaient conduits Brandon et elle jusqu'à Campeche. Olivia tremblait légèrement.
Plusieurs fois, elle avait tenté de raisonner sa soeur. Et plutôt que de lui
laisser commettre un acte plus monstrueux encore, elle avait fini par se laisser
convaincre et avait accepté ce curieux voyage.
-
Tout y est, Santana, les papiers, les traces. Je ne veux rien garder. Je ne suis
jamais venue te voir, tu m'entends.
-
Je sais ce que tu as fais pour moi et je ne l'oublierai jamais.
-
Tu sais, je ne te demande rien. Si je l'ai fait, c'est parce que je crois que
Brandon sera mieux avec toi, c'est tout. Et aussi parce que maman voulait le
faire à ma place. Si tu savais comme elle déteste sa mère, cette Gina...
-
Je sais, Olivia...
-
Tu sais ce que je pense de tout cela. Vous devriez rentrer avec moi aux
Etats-Unis, et te faire soigner là bas. Tout serait plus simple.
-
Non, ma place est ici, Olivia. Auprès de nos ancêtres...
-
Très bien, comme tu veux. Prends soin de toi.
A
nouveau, Olivia et Santana s'étreignirent.
- Je te remercie, Olivia. Pour tout...
-
Au revoir, Santana. J'essayerai de venir à Noël.
-
Au revoir.
-
Et soigne-toi...
-
Promis, et pas un mot de ma maladie à maman !
-
Au revoir...
Olivia
remonta dans le train qui partait à destination de Mexico. Encore quelques
heures et elle serait de retour chez elle. Demain, elle brûlera son faux
passeport et personne ne pourra prouver qu'elle était allée à Harvard, qu'elle
avait pris Brandon Capwell, et qu'elle était allée le rendre au Mexique à sa
soeur malade. Personne.
Lorsqu'elle
s'assit sur le siège du train, Olivia pria très fort pour qu'il en soit ainsi.
Sur
le quai, Santana et Brandon se retrouvaient. Il ne fallut que quelques secondes
pour qu'ils retrouvent leurs habitudes.
-
Si tu savais comme je suis contente que tu aies suivi Olivia.
-
Elle m'a dit que tu voulais me voir le plus vite possible, sans me donner la
raison.
- Je t'expliquerai plus tard. Mais pour le moment, on va passer chez moi, poser tes valises, et après je te fais visiter la ville. Tu verras que tu vas te plaire au Mexique...