Santa Barbara, Acte 2

Chapitre 13 : Le coeur d'une mère...

 Accueil   Home  

Hôpital de Vancouver. Canada.

- Je vous en prie, Seigneur, sauvez-le...

Depuis plus de trois heures, Jane Wilson arpentait les couloirs de l'hôpital de Vancouver. Depuis qu'un agent de l'unité spéciale dans laquelle travaillait aussi Brick, était venu l'avertir de l'accident, Jane ne cessait de prier pour que Brick survive à l'opération.

- Je vous en prie, faite qu'il s'en sorte... Mon Dieu, faites qu'il s'en sorte...

Les pensées de Jane se concentraient sur Brick, elle espérait ainsi lui donner son courage, lui faire ressentir sa présence, toute la force de son amour. Dès qu'elle avait su, elle s'était précipitée à son chevet; elle avait laissé le petit Johnny à une amie.

A plusieurs reprises déjà, elle avait interrogé, voire harcelé les infirmières pour obtenir des informations sur l'état de santé de Brick, mais elle n'avait obtenu pour seule réponse que le silence. Ce silence qui l'avait prise depuis qu'on était venu lui annoncer l'accident de Brick.

A nouveau elle regarda sa montre; c'est à peine s'il s'était écoulé plus de dix minutes depuis la dernière fois. La tension, l'inquiétude, la gagnaient. Jane alla s'asseoir, se releva, prit un café et retourna s'asseoir...

 

A Santa Barbara, tandis que Jane arpentait les couloirs de l'hôpital de Vancouver, Gina reçut un coup de fil. Attablée à la terrasse d'un restaurant, elle sortit son téléphone portable de son sac.

- Allô ?

- Madame Lockridge ?

- Oui.

- Bonjour Madame, je suis Monsieur John Keating, le recteur de Harvard. Je vous téléphone pour vous signaler que votre fils, Brandon, vient d'être conduit à l'hôpital, suite à un malaise.

Gina pâlit. Son coeur cessa un instant de battre. La peur se lisait sur son visage.

- Brandon...

N'ayez crainte, Madame, ce n'est rien de grave. D'après les avis des médecins, il s'agit simplement d'un accès de fatigue.

- Il va bien ?

- Oui, oui rassurez-vous, il est en parfaite santé. Il vient même de reprendre les cours.

- Il est sorti de l'hôpital ?

- Oui, oui, je vous l'assure. Il n'est resté que quelques heures en observation, Madame Lockridge. A présent, il est en cours.

- Pourrais-je lui parler ?

- Mais sans problème, Madame, je m'y engage. Il vous contactera ce soir après les cours. Ce n'est rien de grave, c'est juste que je devais vous prévenir.

- Merci Monsieur.

Gina raccrocha, le coeur tremblant. Elle se reconnaissait de nombreux défauts, mais personne ne pouvait lui reprocher d'être une mauvaise mère ou de ne pas aimer ses petits garçons. Lentement, son corps se détendit. Combien de fois avait-elle craint pour la santé de son petit garçon ? Des milliers de fois, et elle savait qu'il en serait toujours ainsi. Depuis ce jour à Acapulco, où Channing lui avait déposé le nouveau-né dans les bras. Son coeur de femme s'était transformé...

Passé ce bref moment de peur, elle se replongea, tout en mangeant, dans la lecture du premier rapport de son enquêteur. Il était arrivé en France et il suivait déjà la piste d'Amanda Lockridge. Pour le moment, il ne lui apportait aucun élément nouveau, si ce n'est qu'il avait pu retrouver la piste d'Amanda.

- Je finirai bien par percer ce secret... Minx, je vous avais promis que je réussirai... Je vous l'avais promis...

 

Jardin du Trocadéro. Paris.

Assise sur un banc du jardin du Trocadéro, une jeune femme blonde, les cheveux sur les épaules, fixait la pointe de la Tour Eiffel, sans vraiment la regarder. Lisa, car tel était le nom qu'elle croyait porter, se perdait dans la contemplation de la pointe de la tour, cherchant des formes particulières dans les nuages qu'elle accrochait. Elle avait quitté sa chambre d'hôtel très tôt dans la matinée, ne supportant subitement plus l'étroitesse de sa suite dans le palace parisien. Elle ne se sentait étrangement plus à sa place dans cette ville, qui lui avait pourtant si souvent tendu les bras. Parfois, Lisa sentait comme sa raison qui lui échappait; comme si parfois les souvenirs d'une autre venaient la hanter.

Lisa tressauta lorsqu'elle vit, ou cru voir, une lettre C accrochée au plus haut sommet de la ville. Cette simple lettre la replongea dans la terreur de son quotidien. Curieusement, il la replongeait dans un passé dont elle ignorait l'existence. Il semblait éveiller en elle, tant de sensations... Un nom, un prénom, le prénom d'un homme dont elle n'arrivait pas à se souvenir. Une étrange présence semblait flotter autour d'elle. Lisa paniqua; pour la première fois, elle visualisa le gouffre le long duquel elle marchait.

De nouveaux tremblements agitèrent doucement le corps de Lisa. Sa main droite se porta instinctivement à son annulaire gauche, comme à la recherche d'une bague.

Soudain Lisa se leva, et elle reprit sa marche dans Paris, tournant au hasard des rues. Tout au long de sa marche, Lisa répétait le nom qu'elle avait prononcé sur le Pont Neuf, l'autre nuit : Eden... Eden... Ce mot lui semblait si familier et si éloigné : une porte qu'elle empruntait dans une autre vie, et qui lui était désormais fermée.

- Eden... Eden...

Tandis qu'elle réfléchissait à la signification de ce mot, Lisa accéléra le pas. L'air s'épaississait autour d'elle; elle suffoquait. Durant un moment, Lisa sentit l'air autour d'elle qui l'étouffait. Et soudain, un flash  jaillit dans sa mémoire : elle était debout dans une pièce, elle tenait un revolver à la main, et un corps était étendu sur le sol. Le corps d'une femme. Bien que l'image ne lui apparut que très très brièvement, Lisa était certaine que ce souvenir ne lui appartenait pas.

Lisa referma sur elle les pans de son manteau, de peur que le froid ne la pénètre trop profondément. Lisa leva la tête, ses pas l'avaient conduite à proximité d'une petite église, comme Paris en possède des centaines, au détour d'une rue, à l'angle d'une petite place. Lisa regarda la façade de l'édifice. A nouveau, un nouveau flash troubla son esprit. Elle était déjà venue ici pour y célébrer un baptême. En même temps qu'elle eut cette vision, elle porta comme par habitude ses mains sur son ventre.

Et soudain, toute la violence d'un immense chagrin la submergea. Face à la violence de ce sentiment, Lisa s'appuya contre une colonne Morris. Ses jambes tremblaient. Au fond d'elle, Lisa sut, au plus profond de ses entrailles, que l'enfant qu'on avait baptisé là était très étroitement lié à elle.

Lisa leva les yeux sur l'église, forçant en même temps son esprit à se souvenir. Mais Lisa ressentait tout le poids d'une ombre qui maintenait fermement une barrière entre elle et les souvenirs de l'autre, qui criait en elle.

Lisa s'aventura jusque sur le parvis de l'église. Une étrange sensation de paix la pénétra.

- Cet endroit me semble familier... Et pourtant, je suis certaine de ne jamais y avoir mis les pieds. Je suis plus une habituée des grands hôtels.

Lisa faisait là allusion à son passé et à son avenir de voleuse de haut vol, en compagnie d'André. Et aujourd'hui, dès son retour à la ville lumière, Lisa avait repris son ancienne activité.

Cependant, Lisa finit par entrer dans l'église. Il n'y avait personne; juste quelques cierges brillaient çà et là. A nouveau, la vision se fit plus vivace... C'était le baptême d'une petite fille, Lisa en était certaine. Elle gagna sans la moindre hésitation les fonds baptismaux, et elle fit courir ses doigts sur la pierre. Son esprit attendait la venue d'une autre vision qui lui ouvrirait la porte de ce passé. Mais la vision ne vint pas. Lisa était seule, seule avec ce curieux vide au fond d'elle.

- Pourquoi ma vie est-elle si compliquée ? Mon Dieu, faites que je comprenne ce trouble qui s'éveille en moi !

Et comme à son habitude, le ciel restait muet.

Les mains de Lisa courraient sur son ventre, à la recherche d'une preuve de ce que son esprit commençait à imaginer. Non, elle était certaine de ne jamais avoir porté d'enfant. A l'exception d'André, elle n'avait jamais trouvé d'homme capable de l'aimer, de la supporter. Plus elle y réfléchissait, plus son esprit repoussait avec violence cette hypothèse. Et pourtant, à l'inverse, son ventre lui criait que cette idée n'était pas aussi absurde qu'elle l'imaginait. Son corps de femme, son coeur de mère, se réveillait lentement, insufflant un trouble dans l'esprit de Lisa.

- Aurais-je porté l'enfant d'André ?

Lisa s'accrocha à une chaise. L'image d'André flotta un moment autour d'elle, puis se dissipa très vite, remplacée par la silhouette d'un autre homme. Lisa, soudain, se retourna à la recherche de cet homme, dont elle sentait la présence tout autour d'elle jusqu'au plus profond de sa chair.

- Est-ce possible que j'ai rencontré un autre homme ?

Une nouvelle fois, Lisa força sa mémoire, mais aucune image ne vint la troubler. Elle était redevenue Lisa. Lisa la cambrioleuse, habituée aux palaces de la ville...

 

Eglise de Campeche.

Assise sur un vieux prie-dieu de l'église de Campeche, Santana Andrade priait. Depuis qu'elle s'était effondrée sur le sol de son magasin quelques jours plus tôt, Santana venait tous les soirs pour prier. Son esprit lui réclamait une paix qu'elle se sentait parfaitement incapable de lui donner. Depuis qu'elle avait quitté la ville de Santa Barbara pour New York, elle n'avait jamais plus trouvé le repos. A New York, elle n'y était restée que quelques semaines : elle ne s'était pas habituée au gigantisme de la grosse pomme.

Alors, sur un autre coup de tête, le même que celui qui lui avait fait quitter la cité californienne, Santana avait repris ses valises et elle avait choisi de s'installer dans le pays de ses ancêtres. Tout de suite, elle avait opté pour une petite société d'export, spécialisée dans les produits typiques du Mexique à destination des Etats-Unis.

Lentement, Santana avait retrouvé un certain rythme de vie. Sa tante et son oncle l'aidaient en cela. Ils l'obligeaient à sortir, à s'implanter dans la ville de Campeche; il était temps pour elle, qui avait beaucoup voyagé, de poser enfin ses valises. Ils espéraient qu'avec le temps, le pays de ses origines saurait lui faire oublier les Capwell et les nombreux problèmes qu'elle avait connus à leur contact.

Tout semblait très bien se passer pour elle, jusqu'à ce qu'elle s'effondre, sans raison apparente, sur le sol de son bureau. Santana avait lentement repris connaissance avec l'atroce sentiment que Brandon, son fils de sang, partageait les mêmes tourments qu'elle. A différents moments de sa journée, Santana le voyait tomber sur une pelouse verte et grasse.

Aujourd'hui encore, elle avait eu cette terrible vision : Brandon tombait, tombait dans un puits sans fond. Dans sa chute, son petit garçon hurlait : maman ! ! !

Au début Santana n'en avait parlé à personne, mais très vite sa tante remarqua le changement : sa petite Santana chérie avait perdu le goût de manger.

Tandis qu'elle priait avec ferveur Notre Dame de Guadalupe, Santana songeait non seulement à son fils, mais à l'étrange lien qui la reliait au destin des Capwell. Ses parents, durant de longues années, avaient été au service de Channing Capwell; Rosa, sa mère, avait presque servit de maman par intérim aux enfants Capwell. Alors qu'elle allait avoir 18 ans, elle était tombée follement amoureuse de l'héritier de cette illustre famille, et elle avait cédé aux avances du charmant Channing Junior. Pourtant, au tout début, c'était l'autre fils aîné de la famille qui semblait avoir succombé aux feux de la belle et jeune mexicaine. Ensuite, elle avait été contrainte par C.C. d'abandonner le fruit de leurs amours. Par la suite, elle avait tenté de retrouver cet enfant, allant même jusqu'à tomber amoureuse de cet homme qu'elle haïssait et aimait à la fois.

- Sainte Mère, je vous en prie, protégez mon enfant. Qu'il n'ait pas à payer pour toutes nos erreurs.

Santana arrangea le voile de dentelles noires qui lui tombait sur le visage.

- Mon coeur de mère sait que mon petit garçon est en train de souffrir. Mon coeur de mère souffre lorsqu'il souffre... Je vous en supplie, vous qui êtes aussi une mère, faites en sorte que sa souffrance cesse. Qu'il soit épargné...

Comme à chaque fois qu'elle venait ici, Santana sentit comme une présence autour d'elle. D'ailleurs la flamme de plusieurs lampions autour d'elle s'éteignit. Une ombre mauvaise, elle le jurerait, flottait ici même dans l'église.

- Sainte Marie, mère de Dieu, je vous en prie. Ne regardez pas mes pêchés, protégez mon enfant. Il n'a pas à souffrir pour les crimes de ses parents... Je suis coupable de l'avoir abandonné. Channing est coupable de m'avoir obligée à le donner. Gina est coupable de me l'avoir volé...

Dans l'esprit de Santana, des flashes du passé refaisaient surface. Elle se revoyait à Acapulco en train d'abandonner son enfant, elle entrevoyait dans un léger brouillard le sourire si désarmant de Channing Junior, elle ressentait toute la force de sa haine contre Gina, cette pseudo mère qui lui avait pris son enfant...

Son coeur accéléra soudainement son rythme. Et Santana s'agrippa au prie-dieu de bois, pour ne pas s'effondrer à nouveau. Son coeur de mère lui faisait comprendre que la souffrance de Brandon avait quelque chose à voir avec le passé, avec Gina ou Channing Junior.

Les flammes des bougies prirent alors plus d'intensité, le sol de l'église se mit à tourner. Santana s'agrippait pour ne pas sombrer. Et d'autres visages se mirent à danser devant elle : celui d'Eden et celui de Brick Wallace.

- Eden... Brick... Je ne comprends pas... Eden... Comment cela est possible...

L'étrange illusion ne dura qu'une fraction de seconde, et pourtant elle troubla intensément Santana.

- Est-ce possible qu'à nouveau les Capwell veulent s'en prendre à mon petit garçon... Mais alors pourquoi cette apparition de Brick... Non, ce n'est pas cela. Ce ne peut pas être ça. Et pourtant... Tous les signes sont là. Brandon est en danger. Les Capwell veulent le reprendre. Ils vont tous se liguer pour le voler et en faire un remplaçant à Brick. Après la mort de Channing Junior et le refus de Brick d'être l'héritier, ils ne peuvent que se rabattre sur Brandon... Sur mon petit Brandon... Une mère sent toujours ces choses là. Une mère sait toujours quand son petit garçon a besoin d'elle...

Santana se leva. Elle jeta un dernier regard à l'image de Notre Dame de Guadalupe. Elle se signa et, d'un pas vif, elle quitta l'église.

- Ma décision est prise. Il faut que je le sauve. Je n'aurai pas d'autres chances. Il faut que le fasse. Je ne peux pas abandonner mon petit garçon entre leurs mains... Il n'y a pas d'autres solutions...

 

Parc de la villa Capwell.

Depuis son fracassant retour au sein de la villa Capwell, Sophia ne parvenait pas à comprendre la réalité. Elle ne comprenait pas plus l'éloignement de Channing, après tout ils étaient encore mari et femme. Certes, elle l'avait trompé avec Lionel, son pire rival, mais elle était revenue vers lui, certaine de l'aimer plus que tout. A son retour, quelle ne fut pas sa surprise de retrouver Channing en grande conversation avec Augusta Lockridge, la femme qu'il détestait le plus sur cette Terre, après peut-être Pamela, sa première épouse. Et dire qu'il lui avait expliqué qu'ils étaient associés… Sophia n'en revenait toujours pas : Channing et Augusta associés...

Pour l'heure, Sophia déambulait dans le vaste parc de la propriété. Elle avait maintes et maintes fois fait le tour de la roseraie. Depuis son départ, les lieux avaient changé, même si elle ne savait réellement définir en quoi. Sophia s'assit sur un banc de pierre, et son regard se perdit sur les arcades de la villa. Elle contemplait chacune des pierres de la maison qu'elle connaissait parfaitement, laissant son regard errer au gré de ses désirs : là elle regardait la fenêtre de la chambre d'Eden, puis ce fut celle de Kelly... ses petites filles. Et elle songea à sa famille, à cette famille qu'elle avait réussi à construire auprès de l'homme qu'elle aimait, car elle aimait Channing avec violence.

- Pourquoi suis-je retournée auprès de Lionel ?

Au fond d'elle, Sophia connaissait parfaitement la réponse. Simplement parce que lentement le doute s'était immiscé dans son esprit : Channing n'était plus l'homme qu'elle avait connu. Il consacrait tout son temps libre au travail, afin de se battre pour sauvegarder l'unité au sein des Entreprises Capwell. Il la négligeait, elle. Et pire que tout, il négligeait chacun de leurs quatre enfants. A l'exception de Channing Junior. Sophia éprouva une violente sensation de froid dans tout le corps : elle ne pouvait songer que Channing ignorait le terrible secret de la naissance de ce fils qu'il idolâtrait plus que tout en ce monde. Channing Junior n'était pas de son sang...

Sophia leva les yeux au ciel, implorant la grâce divine et le pardon de son mensonge. Car jamais, ni Channing, ni Lionel, ne devraient découvrir la vérité.

Perdue dans ses pensées, Sophia n'entendit pas s'approcher Channing. C.C. resta de longues minutes à la dévisager. Il pouvait lire facilement en elle, et prendre conscience des tourments qui ravageaient son coeur de femme et son coeur de mère.

C.C. finit par s'asseoir à ses côtés. Sophia réagit brutalement, s'écarta un instant de lui, avant de prendre sa main dans la sienne et de la serrer très fort.

- Je regarde cette maison, ce jardin, et j'éprouve toujours la même sensation, celle d'être chez moi.

Channing ne répondit pas; pour l'heure, il ne savait pas comment combler la longue absence de Sophia. Comment lui parler de leur divorce, de la mort de Channing Junior...

- C'est curieux, depuis mon retour, je n'ai pas croisé Rosa ?

- Rosa ? Ah, oui... Elle n'est plus à mon service.

Channing marqua une longue pause.

- Tu sais, Sophia, le temps a passé.

Sophia sentit de l'appréhension dans la voix de son mari.

- Du temps a passé, plusieurs années...

- Des années ? Mais, Channing, je ne suis partie que quelques heures ! ! !

Sophia ferma les yeux, essayant de combler le vide entre son départ pour le Kallysta et son retour à la villa. Elle réalisa alors, qu'effectivement, il y avait des blancs dans ses souvenirs, que certaines choses autour d'elle avaient changé : la villa, les enfants qu'elle n'avait toujours pas croisés...

- Chéri, j'ai peur... Au son de ta voix, je suis certaine que tu me caches quelque chose de grave. De terrible même. J'ai peur de découvrir la vérité. Si tu ne m'aimes plus et que tu m'en veux par rapport à Lionel, il faut me le dire, je te jure que je comprendrais...

- Si c'était aussi simple...

Sophia plongea son regard dans les yeux de Channing. Lui aussi avait changé, elle le trouvait certes un peu vieilli, mais surtout il semblait avoir perdu de sa dureté, de son intransigeance.

- Si c'était aussi simple, Sophia...

- Channing, je t'aime. Je te le jure. Je t'aime, comme au premier jour.

- Oh, Sophia...

Channing baissa le regard. Il n'en pouvait plus de se taire, de faire comme si plus de trente ans ne s'étaient pas écoulés. Il avait téléphoné un peu plus tôt à un éminent psychiatre de l'hôpital, qui lui avait déconseillé de dévoiler froidement la vérité à Sophia. Channing ne savait pas comment faire.

- Tu m'en veux, je le vois dans ton regard, je l'entends au son de ta voix... A tes yeux, je suis comme Pamela.

- C'est... C'est du passé, Sophia, tout ceci pour moi. Du passé...

- Du passé, comment cela ?

Tout en parlant, Sophia avait bondi de sa place, obligeant ainsi Channing à la regarder.

- Du passé, je n'en crois rien. Je te connais, Channing Creighton Capwell, et je sais quand tu mens, et là, tu es en train de me mentir. Parfaitement, tu me mens. Je ne sais pas ce que tu me caches, mais je finirai par le découvrir.

- Je ne te caches rien, Sophia, je te le jure...

- Ah, arrête, cesse de me prendre pour une idiote. Je t'ai trahi avec Lionel, et tu veux me le faire payer... Tu as mal, cela se voit dans chacun de tes gestes, dans chacun de tes silences... Dis-moi quelque chose, Channing je t'en prie, au lieu de rester si... si indifférent. Je voudrais que tu exploses, que tu hurles, que tu cries, que m'ordonnes de partir, que tu ne veuilles plus me voir... Je voudrais te voir vivant face à moi...

Sophia s'arrêta des sanglots plein la voix.

- Tu veux me voir vivant...

- Oui.

- Tu veux me voir vivant. Très bien.

Aussi sec, Channing empoigna le bras de Sophia. Il la traîna plus qu'il ne la guida. Il se dirigea vers la villa. Sophia n'eut pas le temps de réagir, ne lui laissant pas d'autre choix que de courir presque derrière lui. Channing entra dans la villa, par une des arcades donnant sur la salle à manger.

- Tiens, Sophia, lève les yeux et tu comprendras...

Channing avait conduit Sophia au pied de l'immense portrait de famille qu'il avait fait installer quelques temps plus tôt. Sophia leva les yeux sur le tableau. Elle ne comprenait pas. Son regard passait du portrait à son mari, de Channing au tableau.

- Je ne... Je... Je ne comprends pas...

Sophia recula pour regarder le tableau dans sa totalité...

- Je ne comprends pas, Channing.

Channing prit une profonde inspiration et s'assit sur l'accoudoir d'un des canapés qui meublaient la pièce.

- Je vais tout t'expliquer, Sophia... Tout te dire.

Sophia posa alors son regard sur Channing.

- Viens t'asseoir... Viens t'asseoir à côté de moi...

Sophia s'approcha de Channing, le regard vague, désireuse et inquiète à la fois de découvrir la vérité.

- Sophia, je crois qu'il faut que je te parle de notre vie, non de ta vie... Tu as devant toi le portrait de notre famille. Et telle que je conçois notre famille, à savoir que tout le monde se réunisse autour de toi. Tu es le port d'attache pour nous tous. Derrière toi, il y a Kelly et Eden. Comme tu peux le constater, Eden, comme lorsqu'elle était enfant, te ressemble trait pour trait. Elle a ton visage, tes yeux, ta silhouette... Une autre Sophia, en plus jeune. Par contre, je suis obligé de t'avouer qu'elle a mon caractère. Eden est une femme très forte, indépendante, qui cache ses émotions de peur de montrer ses faiblesses. C'est le parfait mélange de toi et moi, en somme... Kelly... Ah, Kelly... Elle paraît la plus fragile, mais elle cache une réelle force de caractère. Kelly veut vivre ses rêves, et en cela elle a raison. Lorsqu'elle a choisi une route à suivre, elle n'en démord pas, même si pour cela elle doit affronter sa famille.

Tout en parlant de Kelly, C.C. songea à la détermination de sa fille, lorsqu'elle décida de soutenir et d'aimer Joe Perkins, alors accusé du meurtre de son frère.

- Oui, Kelly est aussi forte que sa soeur, à la seule différence qu'elle ne fait pas passer la compagnie ou le nom Capwell avant son propre destin.

Alors que Channing dressait le portrait de leurs filles, Sophia avait les larmes qui lui montaient aux yeux. Et dans son esprit, des parcelles de souvenirs semblaient lui revenir.

- Eden a rencontré l'amour... Un amour aussi fort que le nôtre. Cruz... Ils ont eu ensemble une petite fille, une petite Adriana..

Sophia sourit, touchée par cette attention; sa petite-fille portait le nom de sa mère : Adriana.

- Derrière, tu peux voir le visage de Mason et de Ted...

- Et il n'y a pas Channing ?

Tout en posant la question, Sophia, en son coeur, comprit que Channing n'était plus de ce monde. Comme si le coeur d'une mère ne pouvait pas effacer un tel traumatisme de sa mémoire.

- Ah, Channing... Notre fils... Mon héritier...

Sophia et Channing laissèrent s'installer un lourd silence.

- Channing Junior, notre premier né...

Lentement, avec douceur, Sophia glissa sa main dans celle de Channing. Channing retira la sienne, car au fond de lui, il conservait des regrets quant à son Channing Junior, comme s'il désirait, en dépit du temps passé, conserver pour lui seul cette souffrance.

- Ted est certainement celui qui te ressemble le plus en caractère. Il a ton indépendance et ton envie de venir en aide aux autres. Je ne l'ai jamais vraiment compris. Peut-être parce que de tous mes enfants, c'est peut-être celui qui est le plus éloigné de l'idée que je me fais d'un héritier Capwell. Il me rappelle un peu ton frère. Oui, je crois qu'on peut dire qu'il est comme ton frère. En ce moment, il dirige une mission humanitaire en Irak. Il veut vivre sa vie comme il l'entend, sans la contrainte d'être un Capwell. Je crois que depuis sa rupture avec la fille Lockridge, il est devenu extrêmement mûr et il veut vivre et faire ce que lui désire. Et puis, il y a Mason... Mason, lui non plus je ne l'ai jamais vraiment compris. Il est si différent des autres. Particulièrement proche de Ted. Il existe entre eux un lien que je ne comprends pas. Et malgré toutes les mauvaises actions, Ted continue d'aimer et de soutenir ce frère... Mason s'est marié avec Julia, et ils ont une petite fille, Samantha... Nous n'avons que deux petites-filles... merveilleuses...

Le regard de Sophia se perdit sur les visages peints sur la toile. Elle cherchait dans ces visages qu'elle ne connaissait pas et pourtant qu'elle reconnaissait, des traces de son passé. Elle détailla Eden, Kelly et Ted, à la recherche de réponses. Son coeur de mère arrivait à lire entre les lignes, comprenant chacun des non-dits de Channing.

- Ils habitent encore ici ? Je veux les voir.

- Non. J'habite seul la villa. Eden est partie... Je ne sais où. Ted, comme je te l'ai dit, est en Irak. Quant à Kelly, elle habite New York et dirige une galerie d'art...

- Tu veux dire qu'aucun de nos enfants n'habite Santa Barbara ?

- Oui. A l'exception de Mason... Mais en ce qui le concerne, je ne sais toujours pas ce qu'il attend de moi.

- Et...

La voix de Sophia tremblait.

- Et Channing... Où est-il ? Pourquoi ne figure-t-il pas sur le portrait ?

- Channing Junior...

Le simple fait de parler de nouveau de son plus grand regret éveilla en C.C. une terrible douleur. C.C. le savait, son coeur de père ne se remettrait jamais de la perte de son héritier. De tous ses enfants, seul Channing Junior portait tous ses espoirs.

- Sophia, avant que j'aille plus loin, il faut que tu saches que je sais tout au sujet de Channing...

- Tout ?

- Oui.

Sophia pâlit. Ainsi son secret avait été découvert.

- Je suis désolée, Channing... Je n'ai jamais eu la force ou le courage de tout t'avouer.

Tout en parlant, Sophia pleurait.

- Je ne voulais pas te décevoir... te faire du mal. Je t'aimais tellement. Je t'aime encore.

Du regard, Sophia chercha du soutien et du réconfort sur le visage de son mari. Channing resta de marbre.

- Mille fois, j'ai voulu te dire la vérité. Et à chaque fois, à cause de la peur de te perdre, j'ai renoncé. Sans ton amour, je me sentais perdue... Regarde-moi, dis-moi quelque chose, je t'en prie... Channing, s'il te plaît.

Sophia tendit une main tremblante vers Channing. Celui-ci restait aussi froid que la pierre.

- S'il te plait, Channing, dis-moi que tu me pardonnes. Je t'en supplie...

Après de longues secondes, Channing brisa enfin le silence.

- Lionel aussi est au courant.

- Lionel ! Oh, Seigneur... Comme vous devez me haïr... Mais si Lionel le sait, cela veut dire qu'il ne veut pas me tuer, qu'il n'a pas voulu me faire du mal.

Channing se leva et se plaça face au tableau, dos à Sophia. Il ne pouvait la regarder en face, alors qu'il allait lui planter un poignard en plein coeur.

- Channing est vivant... Enfin le fils que tu as eu avec Lionel. Parce que pour moi, Channing Junior est mort. L'autre ne pourra jamais prendre sa place dans mon coeur et dans ma vie.

- Vivant ? Vivant ? Vivant, comment cela ?

- Sophia, Minx Lockridge a entendu ta confession, et tout de suite après ton accouchement, elle a échangé les bébés. Celui que nous avons aimé, le fils que j'ai aimé comme la chair de ma chair n'était pas ton fils. Ton fils s'appelle Brick, Brick Wallace et il habite au Canada.

- Vivant, mon fils est vivant... Mais pourquoi dis-tu que Channing est mort et qu'il ne figure pas sur ce tableau... Je ne comprends rien.

- Sophia, celui que j'ai aimé comme mon fils, celui a qui j'ai donné mon prénom, mon nom et en qui j'avais confié tous mes espoirs est mort. Il a été tué, ici... en juillet 1979... lors d'une réception. Il a été tué dans le bureau...

- Je l'ai tué... Mon Dieu... Je l'ai tué..

Sophia s'effondra littéralement sur le sol. Des images du passé lui revenaient.

- Oui, je l'ai tué. Maintenant je me souviens. Je voulais faire du mal à Lionel parce que j'imaginais qu'il avait voulu me tuer... Et j'ai tué mon fils... Oh, Seigneur...

Sophia s'effondra en larmes. Elle retrouvait la mémoire et revivait la perte de son fils. Et aussi, elle redécouvrait sa culpabilité dans le meurtre de Channing Junior. Elle était responsable de la mort de son fils. Son coeur de mère se brisa. Elle commençait à entrevoir l'étendue du désastre. La colère de Channing découvrant sa liaison avec Lionel. Lorsqu'il découvrit que Lionel était le père de Channing Junior. Lorsqu'elle apprit, qu'en réalité, il s'agissait de Brick Wallace. Et autour d'elle, Sophia sentit flotter une présence.

- Mon Dieu... Pardonnez-moi... Je vous en prie... Je ne voulais pas... Je vous jure que je ne voulais pas...

Au devant d'elle, Channing restait immobile, droit comme un i.

- Channing, pardonne- moi... Je t'en supplie... Il faut que tu me pardonnes, jamais je n'arriverai à survivre avec ça si tu ne m'aimes plus, sans ton pardon...

- Il te faudra bien continuer, Sophia. C'est bien ce que je fais depuis cette nuit du 31 juillet 1979.

- Oh, Channing...

 

Villa Capwell.

C.C. referma la lourde porte de sa villa derrière Pilar, Daniel et Harold. Ils venaient ensemble de clarifier la stratégie d'Harold pour les derniers jours de campagne. Après son entretien avec Sophia, il était content d'être passé à autre chose et d'avoir repris la gestion de ses affaires. Maintenant que Mason était officiellement retiré de la campagne, C.C. partageait la certitude que son poulain allait devenir le prochain maire de Santa Barbara. C.C. gagna ensuite l'atrium et il s'accorda quelques secondes de repos. Depuis le retour de Sophia, il n'avait pas vraiment eu une seconde à lui. Il lui accordait tout le temps nécessaire afin qu'elle retrouve équilibre et raison le plus rapidement possible. Curieusement, son esprit avait remonté le cours du temps pour s'arrêter sur la triste date du 3 mai 1969. Channing se souvenait parfaitement de cette maudite journée, et la revivre à nouveau l'avait profondément blessé. Lui qui aimait tout commander, se trouvait totalement dépourvu face à une Sophia différente, amoureuse et si proche de celle qu'elle avait toujours été. Channing avait alors eu la certitude que ses sentiments pour elle n'étaient pas morts; bien au contraire. Elle lui avait paru si belle et si fragile lorsqu'elle s'était, comme dans le passé, blottie dans ses bras...

Channing n'eut que quelques secondes, car déjà on sonnait à la porte. Décidé, il se dirigea vers la porte. Dès qu'il l'ouvrit, il sentit son sang se mettre à bouillonner.

- Tu ne manques pas de culot pour te présenter ainsi devant moi !

- Mais... Mais...

Sous l'effet de la colère, Channing empoigna le Général Michael Bradford par le col de sa chemise. Il l'agrippa avec une réelle force et le plaqua contre le mur de sa villa. Sous l'effet de la surprise et sous la violence de l'étreinte, le Général éprouvait de grandes difficultés à respirer.

- Tu ne manques pas de culot. Tu cherches à me détruire et...

- Ahhh !!!

- Je vais te faire payer !

- Ah... Cha...

- Je vais te faire payer tout cela !

Channing continuait de serrer. Ce n'est qu'après un moment qu'il réalisa qu'il risquait de tuer le Général; alors il commença à desserrer son étreinte.

- Winnie, je vais te faire payer tout ce qui m'arrive... Je te promets que je vais me venger de tout ce que tu as fait contre moi...

- Je... Je ... Ah...

C.C. lâcha le militaire. Ce dernier se frotta longuement le cou et fit de profondes aspirations pour faire rentrer le maximum d'air dans ses poumons. Après une bonne minute, il put reprendre son souffle.

- Je t'en prie, Channing, je n'y suis pour rien…

- Pour rien ? Arrête de dire n'importe quoi...

- Je te jure, Channing, ce n'est pas moi.

Channing serra ses poings, il luttait contre le feu qui bouillait en lui.

- Ce n'est pas toi. Un incendie se déclare sur les terres que je te prête depuis des années. Tu disparais en même temps. Et en plus, personne ne peut retrouver les traces du prêt du terrain.

- Je sais cela, Channing, mais je te jure que je n'y suis pour rien. Il faut que tu me crois.

- La seule chose que je crois, Michael, c'est que je vais me battre et détruire mes ennemis, même si cette fois-ci c'est contre toi que je vais devoir me battre.

- Ecoute-moi...

- Non, je ne veux pas t'écouter. Tout prouve que c'est toi qui est derrière tout cela. Mais je peux t'assurer que je vais te détruire... Je vais retrouver le document qui prouve le prêt entre l'armée et les Entreprises Capwell... D'ailleurs, Pearl est en train de le rechercher...

- Pearl ?

Michael Bradford ne semblait pas comprendre.

- Pearl, tu veux dire mon fils ?

- Oui. Pearl est de mon côté. Il est en ce moment même à Newport, en train de chercher ce document avant le procès.

- Non... Il est en danger... Il faut qu'il revienne ici, à Santa Barbara...

- Arrête.

Les deux s'affrontaient du regard.

- Arrête, le seul danger qu'il courre, c'est de découvrir que son père est un traître.

- Ce n'est pas vrai, Channing, je vais tout t'expliquer.

- Arrête, il n'y a rien à expliquer. Attends le procès, j'aurai des choses à révéler... Je te jure que je dirai tout... Et j'ai des preuves.

Michael blêmit, car il savait parfaitement à quoi Channing faisait allusion.

- Tu te trompes de cible, Channing. On se sert de moi pour t'atteindre.

- Et bien qui que ce soit, il veut la guerre et bien il va l'avoir... Je vais prouver à tous que je ne suis pas responsable de l'incendie, et que je n'ai rien à voir avec la pollution qui est en train de se propager.

- Je le sais, Channing, et je veux bien t'aider.

- M'aider ? Tu es complètement fou, Michael...

Michael s'assit sur le banc de pierre contre le mur et il se prit la tête entre les mains.

- Non...

Son ton devenait suppliant.

- Non, Channing, je ne suis pas fou. Je sais qu'il y a quelqu'un, ici en ville, qui veut te détruire. Il se sert de moi pour t'atteindre. Il connaît aussi mon passé avec Grant.

Lorsqu'il leva les yeux vers C.C., celui-ci put y lire une réelle détresse.

- Je te jure que je n'y suis pour rien, Channing, je te le jure. C'est un piège. D'ailleurs, il s'est aussi servi de moi pour faire arrêter ton fils, Ted, en Irak.

Sur ces mots, Channing frissonna. Son cerveau commençait à relier les intrigues entre elles. L'incendie, c'était pour le déstabiliser lui. Le rapt de Ted, certainement pour le faire chanter au cas où il arriverait à obtenir des preuves pour se défendre. Le vol chez Courtney... Des pièces commençaient à s'emboîter les unes aux autres. Et Channing réalisa que son ami pouvait réellement n'être qu'une victime. Intérieurement, Channing se félicita d'avoir demandé de l'aide à Gregory Sumner. Si un homme pouvait faire libérer Ted le plus discrètement possible, c'était bien lui.

- Très bien, parle. Continue.

Tout en parlant, Michael Bradford se tordait nerveusement les mains.

- J'ai été enlevé à la sortie de mon hôtel, lorsque je suis venu ici, en fin d'été, sur une invitation de mon fils. J'ai été conduit dans une maison, une immense hacienda sur les hauteurs, où on m'a obligé de signer différents papiers. On m'a menacé de dévoiler mon passé si je ne cédais pas. Puis l'homme m'a montré des photos de mes enfants, et m'a dit que je si je n'obéissais pas, il les tuerait. Je n'avais pas d'autres choix...

- Et...

- Au début, je n'ai rien compris. C'est lorsque j'ai appris pour l'incendie que j'ai commencé à comprendre que c'était tourné contre toi. Puis, il m'a tout expliqué, chacune des phases de sa vengeance... Puis il m'a obligé à donner des ordres pour Ted... Je ne pouvais pas faire autrement...

- Ce que je vois, c'est que tu es resté le même. Tu es toujours aussi lâche...  Tu es misérable... Tu te cherches des excuses... Je te jure que s'il arrive quelque chose à Ted...

- Il m'a juré qu'il ne lui ferait pas de mal. C'est contre toi qu'il en a.

- Qui... Il doit bien avoir un nom...

- Oui, son nom est Kirk Cranston.

Ce fut au tour de Channing de pâlir. Il chancela sous l'annonce de ce nom surgit du passé.

- Kirk... Kirk Cranston... Ce n'est pas possible !

- Je te jure que c'est lui. Lorsqu'il m'a relâché, il m'a dit de venir te voir et de te dire qu'il venait prendre sa revanche sur toi.

- Kirk Cranston... Cela ne change rien, Michael, après tout. Que ce soit Kirk ou un autre, je constate juste que tu as été contre moi et qu'il te faudra payer le prix pour ta trahison. Va t'en. Quitte mes terres et ne remet plus jamais un pied sur ma propriété. Je vais lui faire payer cher son envie de vengeance... Dehors !

Channing empoigna à nouveau Michael par le col de sa chemise. L'annonce du retour de Kirk avait ravivé et décuplé sa colère. Channing traînait presque le Général sur le sol.

- Dehors... Dehors... Fous le camp de chez moi et ne reviens jamais...

- Channing...

Fou de rage, Channing rentra dans sa villa et se précipita à son bureau. Il devait faire le maximum pour contrecarrer les plans de ce fou. Il devait à nouveau réunir son conseil de guerre et prévenir ses proches du danger qu'ils courraient peut-être.

- Mon Dieu, après l'histoire avec Elena, voilà qu'il est encore de retour. Cette fois-ci, je vais le détruire, définitivement...

 

Maison de Mason et Julia.

Julia ferma la porte de sa maison, non sans pousser un soupir de soulagement. Gracie venait enfin de sortir avec Samantha et Chester. Elle les emmenait jouer au parc. Depuis l'accident de voiture, Julia s'en rendait compte, elle était nettement moins patiente et surtout elle supportait difficilement le bruit.

- Enfin, je vais pouvoir profiter d'un moment de tranquillité.

Après avoir refermé la porte, Julia promena son regard sur le salon de sa maison. Il débordait littéralement : entre les jouets de Samantha et les dossiers sur les Entreprises Capwell, il restait très peu de place de libre.

- Juste le temps de boire un café, ensuite je monte m'habiller et je range tout cela.

Julia, comme pour se redonner du courage, referma sur elle les pans de son peignoir et repris sa tasse de café qu'elle avait déposée sur une table basse. En la prenant, elle ne pu s'empêcher de lire le nom gravé dessus : Alexis Davis. Il s'agissait d'une femme qu'elle avait rencontré à Port Charles, lors d'un congrès à New York. Les deux femmes s'étaient si bien entendues qu'elles en avaient échangé leurs mugs. Julia esquissa un sourire en songeant à Alexis.

Julia alla s'asseoir sur le canapé crème du salon. Elle allongea ses jambes, s'octroyant quelques minutes de repos bien méritées. Durant quelques minutes, Julia ne songea à rien; ni à Mason qui errait Dieu seul savait où, ni au procès difficile qui l'attendait, pour la défense des Entreprises Capwell. Elle vida son esprit. Elle avait quitté pour quelques heures la villa Lockridge, fuyant en réalité Gina et ses sordides sous-entendus sur Mason. Le temps passait et Julia n'en n'avait nulle conscience.

En posant sa tasse, elle renversa une photo de son mariage avec Mason. La réalité la rattrapa avec violence.

- Et mince...

Julia s'en voulait un peu pour avoir cassé le verre du cadre et beaucoup pour avoir réveillé en elle la blessure Mason. Depuis qu'elle avait ouvert les yeux dans sa chambre d'hôpital, Julia n'avait plus eu aucune nouvelle de son mari. En cet instant, elle ne savait même pas où il se trouvait.

- Certainement dans un bar en train de boire verre de whisky sur verre de whisky... A moins qu'il ne soit retourné à Las Vegas pour jouer...

Intérieurement, la femme indépendante qu'était Julia Wainwright enrageait. Elle qui avait voulu faire un enfant toute seule, se trouvait si dépendante d'un homme. Elle était obligée pour lui de supporter les moqueries de son ancienne maîtresse, d'assurer la défense de son beau-père, de se lamenter de façon minable sur son canapé. Elle était devenue ce qu'elle craignait : cette femme qu'elle détestait par-dessus tout, l'épouse malheureuse qui attend le retour du mari. C'est cette réalité qui la blessait, bien plus que celle de ne pas avoir de nouvelle de Mason. Dans son esprit, elle se souvenait d'Augusta qui se languissait de Lionel, pendant que celui-ci parcourait le monde, et elle s'était alors jurée de ne jamais vivre cela.

- Ce que je peux être cruche parfois. Je m'attendais à quoi en épousant un Capwell ? Je savais pourtant ce qui m'attendait avec Mason, je l'ai vu à l'oeuvre avec Victoria. Comme j'ai pu être sotte de croire qu'avec moi, cela serait différent ? Mason sera toujours Mason.

Bien que sa bouche prononçait ses mots, son coeur lui en dictait d'autres. Son coeur de femme ne pouvait se résoudre à cette solution :  il ne voulait pas laisser tomber. En épousant Mason, mais surtout en ayant un enfant avec lui, elle s'était jurée de lui offrir un foyer stable. Elle ne voulait qu'en aucun cas, Samantha connaisse les mêmes moments qu'elle et Augusta, à cause de leur père, Roger. Elle voulait que la vie de sa petite fille soit différente. Son coeur de mère ne voulait pas, non, ne pouvait pas se résigner.

- S'il n'y avait pas Sam, le choix serait si facile…

Le corps tout entier de Julia se tendit. La charge de travail, son récent accident, l'absence de Mason et le trouble qu'elle ressentait en présence du séduisant Daniel McBride accentuaient sa nervosité.

- Je dois faire passer Samantha avant tout. Quelle mère je serais si je n'allais pas au bout de...

Toc Toc Toc.

Des coups frappant à la porte la surprirent.

- Mon Dieu, cela doit être Daniel et je ne suis pas habillée.

Julia se précipita pour aller ouvrir, tout en prenant soin de refermer sur elle les pans de son peignoir. Elle ouvrit et, effectivement, elle se trouva nez à nez avec Daniel. Dès qu'il posa les yeux sur elle, Julia se sentir rougir comme une adolescente.

- Bonjour Julia.

- Bonjour Daniel. Accordez-moi cinq minutes et je suis prête. Et puis si je ne suis pas au top, ce n'est pas grave, après tout ce n'est qu'un rendez-vous professionnel.

- Mais vous êtes déjà très belle.

Julia sentit des picotements qui se propageaient de ses orteils jusqu'à la racine de ses cheveux.

Daniel entra et attendit au pied des escaliers.

- Vous pensez que le juge Raymond va nous être favorable ? Je n'ai pas réussi à avoir des informations sur lui.

- Cela m'étonnerait...

- Vous le connaissez.

- ...

- Julia, vous avez déjà eu affaire à lui.

- Si on peut dire.

- Vous savez ce que je propose ?

- Non.

Dans sa salle de bains, Julia hésita longuement avant de passer une tenue décontractée. D'ailleurs, Daniel portait un jean et une chemise blanche sans cravate, qui laissait voir son torse musclé et légèrement bronzé.

Mon Dieu, Julia, tu ne dois pas penser à ces choses-là.

Tout en continuant de se préparer, elle répondit à Daniel.

- Quoi, Daniel ?

Daniel s'assit sur les premières marches de l'escalier et prit dans les mains un des jouets de Samantha. Julia tira ses cheveux vers l'arrière et descendit l'escalier. Elle s'assit sans réfléchir aux côtés de Daniel.

- Que disiez-vous, Daniel ?

- J'allais vous proposer un petit rendez-vous. Après la réunion avec Pilar et Monsieur Capwell, je vous invite à boire une bière, autour d'une pizza.

- Le même programme que la dernière fois…

- Cela vous gêne ?

- Pas le moins du monde.

Julia ne put s'empêcher de sourire en songeant à l'excellente soirée qu'elle avait passé en compagnie de Daniel. Il l'avait conduite dans un pub irlandais et ils avaient passé la soirée à discuter sur la musique traditionnelle de l'Irlande.

- Allez Daniel, ce soir, c'est moi qui régale. Et n'oubliez pas que je dois rentrer tôt, car même si je n'en ai pas l'apparence, je suis une mère à plein temps et une épouse à ...

- Ne vous en faites pas, Julia. Je promets de vous reconduire et de ne pas priver trop longtemps Samantha de sa douce maman. Par contre, en échange, vous devez tout me dire sur ce que vous savez sur David Raymond.

Un instant, Julia pâlit. Comment pourrait-elle lui avouer que pendant une période David avait tenté longuement de la séduire ?

Daniel et Julia se levèrent et, en parfait gentleman, Daniel offrit son bras à sa collègue. Julia s'empressa de l'accepter et, au contact de la peau de Daniel sous ses doigts, Julia ne put retenir l'onde électrique qui se propageait en elle.

 

Siège d'Armonti's.

Le regard rempli de fierté, Venise Armonti fixa longuement un à un les membres du conseil d'administration lorsqu'ils quittèrent la salle de réunion. Le feu italien qui l'habitait, explosait littéralement. Pas après pas, elle partait à la reconquête de la société Armonti's; elle était certaine que dans quelques semaines, au pire dans quelques mois, elle aurait repris le contrôle de la société de sa famille. Ses yeux noirs de braise irradiaient. Et comme elle saluait chacun des actionnaires, Venise songeait à sa mère, à sa chère maman que son oncle avait reniée pour avoir osé se dresser contre lui.

«Tu vois, maman, laisse-moi encore un peu de temps et tu seras vengée. Bientôt, comme je te l'ai promis, je reprendrai la société à cette intrigante de Sophia. Je lui reprendrai ce qu'elle nous a volé.»

Après avoir remis son stetson sur la tête, Mort Fielding sortit le dernier.

- Tu veux que je parte maintenant ou tu préfères fêter ta victoire tout de suite, et tester le fauteuil du président ?

Tout en parlant, Mort posa son regard sur le décolleté du tailleur de Venise.

- Après tout, maintenant nous ne sommes plus obligés de nous cacher.

- Mort, il est encore trop tôt pour parler de victoire. Et puis, je n'ai pas encore pris pleinement le contrôle de la société.

Venise lui adressa son plus beau sourire charmeur, en l'accompagnant à la porte de la salle de réunion.

- Mort, je sais ce que je te dois, je saurais te remercier en temps et en heure.

Et tout en lui déposant un baiser affectueux sur la joue, elle laissa courir ses ongles sur la chemise de Mort, accentuant la pression au fil de la descente.

- J'espère bien, Venise... que tu seras à la hauteur de mes espérances...

Venise leva les yeux au ciel, lorsque Mort Fielding sortit de son champ de vision. Elle était certaine qu'il finirait pas comprendre qu'elle s'était servie de lui. Il lui fallait simplement jouer intelligemment pour qu'il ne bascule pas dans le camp ennemi par dépit ou par vengeance.

- Alors ça y est, tu as fini ta réunion ?

- Oncle Marcello, je ne t'avais pas entendu venir.

D'un signe de la tête, Gianni s'éloigna après avoir confié le fauteuil à Venise.

- Ce n'est pas la peine que tu me racontes, Gianni m'a déjà fait un résumé détaillé... Je constate que tu vas bientôt réaliser ton rêve, prendre le contrôle d'Armonti's.

- Oui, les actionnaires ont tous approuvé ma proposition, même si George a tout fait pour noircir chacune de mes idées... Il faudra que je pense à le renvoyer, celui-là...

- Et prendre Mort Fielding à la place...

- Jamais de la vie, mon oncle. Je crois que dans l'accord que nous avons conclu, il a eu ce qu'il voulait, et moi aussi.

Pour clore la discussion, Venise déposa un baiser sur le front de son oncle et elle le poussa jusque dans son bureau. Ils s'arrêtèrent tous les deux devant la baie vitrée qui plongeait sur l'océan.

- Ce n'est pas comparable avec nos côtes italiennes, mais je dois reconnaître que tu avais raison, je commence à m'habituer à l'océan et à son rythme particulier.

- Je le savais...

Marcello finit par détacher son regard de sa nièce et se mit à scruter le lointain. D'autres côtes dans son esprit se superposèrent à celles de Californie. Même s'il n'y avait jamais plus remis les pieds, il se souvenait parfaitement de sa terre natale, de sa chère Hollande. Là-bas, les côtes étaient encore différentes. C'étaient presque les digues qui servaient de montagnes. A la tombée de la nuit, il adorait s'y promener avec ses parents et sa soeur. Sa chère et tendre Kasja. Marcello ferma les yeux pour retenir ses larmes et pour chasser ces souvenirs de son esprit. Avant de pleurer sur le sort de sa soeur, il devait d'abord en finir avec sa vengeance : Kasja ne pourrait trouver le repos que lorsqu'il n'existerait plus sur cette Terre un seul Capwell mâle... Son coeur pris dans un étau le fit souffrir. D'un côté, il y avait sa soeur adorée qui attendait d'être vengée et Sophia, la seule personne qui lui ait offert toute sa confiance.

Après un long moment, Marcello rouvrit les yeux.

- Je suis certain que si Francesca te voyait, elle serait très fière de toi.

- Merci.

Venise ne put s'empêcher de frémir en entendant prononcer le nom de sa mère : Francesca Armonti.

- Je l'espère. Mais pour le moment, je n'en ai pas encore terminé. Je veux détruire complètement Sophia, lui faire payer toutes les souffrances qu'elle a faites à ma mère. Je suis certaine que sans elle, son frère aurait fini par lui pardonner et ma mère serait devenue la Comtesse Armonti... Ce qu'elle n'a jamais cessé d'être. Je veux lui reprendre bien plus que la société, bien plus que le titre, je veux qu'elle paye pour le mal qu'elle m'a fait... A cause d'elle, j'ai été séparée de ma mère...

- Et que veux-tu faire, mon ange ?

Venise ne remarqua pas que la voix de Marcello tremblait.

- J'ai ma petite idée. Mon plan est déjà en marche, d'ailleurs.

Venise se détourna et s'assit sur son bureau, face à Marcello.

- Je vais faire en sorte qu'elle se détourne complètement de la société, en la blessant dans sa vie personnelle. J'imagine que pour l'heure, elle doit être en train de supplier Lockridge pour qu'il l'aide et, en même temps, elle doit s'agenouiller devant Capwell pour obtenir son pardon... Je l'imagine parfaitement, en train de leur crier que ce n'est pas de sa faute... J'ai obligé le conseil d'administration à choisir un visage pour le lancement des centres de thalasso dans nos magasins. Et sûre de moi, j'ai pris un visage qui pourrait être italien. Je vais faire revenir ici, à Santa Barbara, T.J. Daniels, l'ancien amant de cette garce. J'ai tout prévu. Pour garder la compagnie, elle va devoir travailler avec lui, et je suis certaine que Capwell ne lui pardonnera pas cette fois-ci.

Intérieurement, Marcello soupira. Le plan de Venise ne lui apparaissait pas si méchant que cela en fin de compte. Il pourrait lui laisser poursuivre sa vengeance, car elle ne contrecarrait pas la sienne. Tout en la surveillant d'un oeil, il la laisserait faire. Et pendant ce temps, il pourrait facilement s'occuper de la sienne, et détruire Channing Capwell.

 

Cimetière de Santa Barbara.

- Madeline, je voudrais tant que tu sois encore à mes côtés. Surtout maintenant. Je me sens si seule, si désarmée devant les événements. Je crains tellement de ne pouvoir faire face. Si je te savais encore à mes côtés, je sais que les choses seraient beaucoup plus faciles.

Courtney était venue déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de sa soeur. Depuis son retour à Santa Barbara, Courtney éprouvait cruellement l'absence de sa soeur aînée. Le fait d'être revenue ici, où elles avaient partagé une fin dramatique, avait réveillé en Courtney des sentiments qu'elle refoulait depuis des années. Lors de leur venue en 1986, Courtney avait déjà senti en elle l'éveil de ses vieux démons, et cela s'était finalisé par la mort de sa soeur. Aujourd'hui, Courtney, suite aux sombres découvertes qu'elle avait faites dans le bureau de son père, réalisait qu'elle n'en n'avait pas fini avec ses peurs les plus profondes.

- Oh, Madeline, comment puis-je continuer ? J'ai si peur...

Tout en implorant sa soeur de comprendre sa détresse, Courtney ne détachait pas son regard de la photo de Madeline qu'elle avait fait insérer dans la stèle. Courtney se retrouvait petite fille, sous le regard froid de sa maîtresse-soeur.

Et alors qu'elle lui parlait, qu'elle racontait ses peurs en ayant toujours à l'esprit la grande attention de ne point les nommer, Courtney tressaillit de tout son être. Elle, son corps plutôt, eut la certitude que Madeline était présente. Elle était là, avec elle, dans le cimetière. Mais ce n'était pas son souvenir ou son ombre que ressentit Courtney, mais bien une présence physique. Tremblante, elle chercha du regard, autour d'elle, une présence. Elle ne vit personne dans un premier temps. Personne, ni même une ombre. Courtney recula d'un pas.

- Non, ce n'est pas possible...

Courtney trembla. C'est à ce moment que se dessina une silhouette, au loin, derrière les arbres. Elle devina un homme, mais Courtney n'était certaine de rien. Son coeur lui jurait que Madeline était présente, qu'elle se trouvait dans ce cimetière et qu'elle l'observait. Paniquée, Courtney, sans faire de signe de croix, recula lentement, puis se mit à courir pour quitter le cimetière et la vieille mission espagnole.

A l'autre bout de l'allée, Kirk Cranston resserra sur lui les pans de son imperméable. Un froid glacial venait de le parcourir. Curieusement, il sembla à Kirk qu'il prenait naissance dans son coeur. Depuis sa greffe avec le coeur de Madeline Capwell, ce n'était pas la première qu'il lui jouait des tours. Depuis près d'un mois, il se réveillait toutes les nuits après avoir fait de terribles cauchemars. Lors de ces pénibles épreuves, Kirk savait qu'il revivait des moments de la vie de Madeline; à plusieurs reprises, il avait vu son visage alors qu'il se regardait dans une glace. Le coeur de Madeline avait su trouver un chemin jusqu'à son esprit et, par moments, elle cherchait à crier sa rage et sa colère. D'ailleurs, la nuit dernière, Kirk avait vécu sa propre mort, l'instant précis où Courtney avait appuyé sur la détente. Kirk frissonna à nouveau. Il se décida à accélérer le pas pour rejoindre sa voiture garée juste devant la mission.

 

Tout de suite après sa visite au cimetière, Courtney était partie se réfugier dans un club à la mode de la ville, Le Mylénium. Là, elle venait de commander un cocktail largement arrosé d'alcool, et elle espérait qu'un savant mélange d'alcool et de musique parviendrait à effacer la présence de sa soeur. A effacer même jusqu'à son souvenir. Après trois cocktails, Courtney se sentit suffisamment forte pour affronter de nouveau le monde extérieur. Prise d'une envie soudaine de sortir à l'air libre, Courtney quitta Le Mylénium et marcha le long de State Street. La nuit était tombée sur la ville et les boutiques et les nombreux lampadaires offraient une douce clarté aux derniers promeneurs. Troublée par l'alcool et son brusque retour en ville, le regard de Courtney errait sans but précis.

- Je mangerais bien une salade ou quelque chose de plus consistant...

Courtney venait de réaliser que depuis son copieux petit-déjeuner de ce matin, elle n'avait qu'avalé trois cocktails. Courtney leva les yeux et réalisa qu'elle se trouvait devant l'entrée de l'Hôtel Capwell et donc, par conséquent, devant l'Orient Express, le fantastique restaurant créé par sa cousine, Eden. Hésitante dans un premier temps, Courtney prit l'ascenseur qui la conduisit au sommet du bâtiment. L'ensemble avait complètement été remanié depuis les premières années et, à présent, c'est de l'extérieur que montaient les ascenseurs. Courtney admira la splendide vue qui s'offrait à elle.

En sortant des ascenseurs, Courtney se sentit plus légère, comme si elle était maintenant certaine d'avoir fait le bon choix en revenant ici, à Santa Barbara. Son regard se promena sur le restaurant; il était plein, comme tous les soirs. Elle réserva une table au serveur qui s'était avancé vers elle, usant du privilège de porter le nom Capwell. Et, comme elle gagnait sa table, Courtney percuta un homme qui quittait le restaurant. Bien qu'elle ne l'ait vu qu'en photo, Courtney le reconnut tout de suite. Elle pâlit et la colère amplifiée par l'alcool explosa en elle.

- Comment osez-vous vous montrer ici ?

- Pardon ?

Il était évident que l'homme ne l'avait pas reconnue.

- Que venez-vous faire ici, vous ne pensez pas avoir fait suffisamment de mal autour de vous ?

- Mademoiselle Capwell...

Sentant la tension qui allait crescendo, le serveur choisit d'intervenir. Et l'homme face à eux, en entendant le nom Capwell, sursauta.

- Vous êtes une Capwell...

- Oui.

Le ton de Courtney devenait cinglant.

- Oui, je suis une Capwell..

- Excusez-moi, mais je ne comprends pas.

Tout en parlant, le Général Bradford, car tel était le nom de l'homme en face de Courtney, posa une main sur le bras de Courtney.

- Ne me touchez pas... Ne me touchez pas... Ne me touchez pas, sale pervers...

Le Général blêmit. Son esprit venait de faire le lien entre la ressemblance avec Grant et les propos qu'il venait d'entendre. Il était face avec l'une des filles de Grant, de son vieil ami Grant.

- Ne me touchez pas... Ce n'est pas parce que vous avez... vous avez souillé mon père que je dois...

- Venez un peu ici...

Michael essaya de l'attirer dans un recoin du restaurant, car tous les regards des convives se portaient sur eux.

- Lâchez-moi… Lâchez-moi... Je comprends mieux à présent pourquoi Pearl vous déteste. Vous êtes un monstre... Un monstre de la pire espèce.

- Mademoiselle Capwell, venez, votre table est prête.

 

Bureau du Santa Barbara Conscience.

- Non, non, cela ne va pas. Vous comprenez bien que je ne veux pas qu'on cible l'article sur les problèmes rencontrés par les entreprises Capwell, mais par le fait que je participe au projet Pacific Sud. C'est cette information qui est importante. Parfois, je me demande si je parle la même langue que vous !

Assise au milieu de la salle de rédaction du journal de son fils, Augusta Lockridge trônait telle une nouvelle reine et donnait ordres et directives aux membres du journal pour l'élaboration d'une page spéciale du journal. Autour d'elle, tout le monde s'activait, obéissant à la mère de Warren, changeant aux gré de ses caprices la maquette et les informations de la page.

Transfigurée en femme d'affaires, Augusta, toute de vert vêtue, s'activait à offrir aux lecteurs une interprétation de ses rêves. La maquette était à l'image de sa créatrice : sexy, féminine et surtout elle faisait la part belle au renouveau des Lockridge.

- Non, je ne veux pas de cette photo. Je parais insignifiante aux côtés de Channing. Prenez plutôt celle-ci.

- Mais elle n'est pas d'actualité...

- Et alors ? L'important c'est l'impression qu'elle dégage.

Augusta passa à une autre table.

- Faites attention, le nom Lockridge doit toujours être en premier... Après tout, c'est en partie grâce à moi si Channing peut aller jusqu'au bout de son projet...

Une réelle effervescence agitait la salle de rédaction. Personne n'osait contredire la maîtresse femme du clan Lockridge qui, aujourd'hui associée à Channing Capwell, participait à l'élaboration du renouveau de Santa Barbara.

- J'oubliais, il est impératif que vous laissiez au moins une demi-page pour annoncer la fête que je compte organiser au Country Club, à l'occasion d'Halloween. Pour vous aider, j'ai ici, avec moi, la maquette de l'invitation.

- Madame, ce n'est pas possible, nous n'avons plus de place sur la double page...

- Et bien, c'est simple, prenons une page de plus...

La responsable d'édition soupira.

- Madame Lockridge, nous avons déjà tout préparé pour vous offrir les pages centrales...

- Et bien, donnez-m'en d'autres... Et, faites très attention, je veux que la police soit identique... Préparez tout, donc, pour la fête Lockridge Capwell que Channing et moi allons organiser...

Tout le personnel, résigné, s'activa à concrétiser les souhaits d'Augusta Lockridge et l'annonce de la fête Lockridge-Capwell, comme Augusta insistait à la nommer, prit forme.

Augusta ensuite s'installa au bureau de l'éditeur. Elle se transformait sous les traits de la femme d'affaires : outre le projet Pacific Sud, Augusta comptait prendre les rênes du journal de Warren, jusqu'au retour de son fils. Augusta s'attarda à la préparation de la fête qui devra être l'événement de cette fin d'année. Elle songea alors aux grandes fêtes qui avaient marqué la ville. Il y eut d'abord celle de juillet 1979, où Channing Junior trouva la mort, les grands bals masqués, et cette tragique fête où Andrea Bedford trouva la mort.

Alors qu'elle songeait au passé, Augusta Lockridge ne remarqua pas tout de suite la présence d'une secrétaire à ses côtés.

- Madame Lockridge, j'ai un coup de fil pour vous.

Augusta prit le téléphone des mains de la jeune femme, sans lui adresser le moindre regard.

- Allô ?

- Augusta, c'est B.J..

Augusta leva les yeux au ciel. Elle ne comprenait toujours pas l'intérêt de son fils pour cette jeune femme. A ses yeux, elle ne dégageait rien de particuliers. Et puis, fille de Cruz Castillo, B.J. représentait un lien physique entre le clan Castillo, le clan Capwell et le clan Lockridge.

- Oui, B.J….

Alors qu'elle lui parlait, Augusta jouait avec son bracelet et ses diamants.

- Augusta, je vous appelle de Ryad, où je dois prendre dans quelques minutes un avion à destination de Bagdad. J'espère y retrouver Warren...

- Hum...

- Vous n'avez pas eu de nouvelles de sa part, je présume.

- De Warren, non.

En même temps, Augusta approuva d'un hochement de tête la proposition de présentation de sa grande soirée, à l'occasion d'Halloween.

- Vous savez, B.J., cela fait longtemps que Warren assume son indépendance. Je suis au regret de vous apprendre que sa chère maman adorée ne figure plus en tête de liste des personnes à joindre tous les jours. Ce qui m'étonne, c'est que vous n'en savez rien...

- Augusta, mon problème, c'est que depuis plus de deux mois, personne n'a eu des nouvelles de Warren.

Le visage d'Augusta ne trahit aucune émotion, simplement parce qu'elle n'assimila pas cette information.

- Augusta, cela fait de longs mois que ni moi ni le journal n'avons eu le moindre coup de fil de lui. Je pars à Bagdad pour le retrouver, car j'ai eu récemment de nouvelles informations.

Au son de la voix de B.J., Augusta Lockridge comprit que quelque chose n'allait pas. N'allait vraiment pas. Elle lâcha son bracelet et ses traits se tendirent.

- Quelles nouvelles informations ?

- Un autre journaliste m'aurait laissé entendre que Warren aurait pu être enlevé en même temps qu'un ressortissant américain.

- Warren... Enlevé... Non !!!

Augusta aurait voulu crier.

- Mon Dieu, non, pas Warren...

Augusta sentit une terrible douleur exploser dans son coeur de mère; c'était comme si une partie d'elle, en un instant, venait de se briser. Très vite, toutefois, elle se ressaisit sous les regards des collaborateurs de Warren, au journal.

- Augusta, je vous en prie, calmez-vous. Pour le moment, rien n'est certain, je pars justement pour en apprendre davantage.

- Vous m'apprenez qu'on vient peut-être de kidnapper mon fils, et vous voulez que je me calme, mais vous n'y pensez pas... On voit bien que vous n'avez pas eu d'enfant, ma pauvre fille...

- Certainement, Augusta. D'après les infos que j'ai pu regrouper, à Bagdad, Warren aurait retrouvé Ted Capwell. D'ailleurs, on les aurait peut-être enlevés ensemble...

Durant plusieurs minutes, B.J. tenta d'expliquer à Augusta qu'elle n'avait pas d'autres informations, et qu'elle espérait qu'il ne s'agisse que d'une erreur. A l'autre bout de la ligne, dans la salle de rédaction, le coeur d'Augusta tremblait. Elle pouvait le sentir frémir de peur dans sa poitrine : son fils adoré pouvait avoir été enlevé et se trouver à cette même seconde en danger. Très vite, Augusta semblait se ressaisir.

- Très bien, B.J., partez au plus vite, je vous en prie. Et tenez-moi au courant...

- Mon avion va partir. Dès que j'ai des nouvelles, je vous appelle...

- Merci.

Augusta raccrocha. Son coeur se serra davantage. Quelques vieux souvenirs de Warren lui traversèrent l'esprit; Augusta s'empressa de les repousser au loin. Elle murmura pour elle, tout comme Scarlett O'Hara : plus tard, je pourrai me laisser aller, plus tard, mais pas maintenant... Augusta se félicita d'avoir, comme à son habitude, forcé sur son maquillage. Et sans adresser le moindre regard aux personnes présentes aussi dans la salle de rédaction, Augusta s'empressa de composer un numéro de téléphone.

- Allô ? C'est Augusta Tonell.

Une voix d'homme lui répondit.

- Oui ?

- J'ai besoin de votre aide...

La conversation ne dura que quelques minutes, à peine cinq. Et durant ce bref laps de temps, Augusta demanda à son interlocuteur de partir pour l'Irak et de retrouver Warren. Puis, après avoir raccroché, elle se tourna vers l'assemblée.

- Je viens d'avoir un coup de fil de B.J. et elle vient de m'apprendre qu'il semblerait que Warren ait disparu. Depuis plus d'un mois, personne ne l'a vu en Irak. Mais, je suis certaine qu'il va bien. Mon coeur de mère me crie qu'il va bien, et je vous demande de me faire confiance... En attendant que B.J. nous apporte de bonnes nouvelles de Bagdad, je vous demande de continuer à gérer au mieux ce journal... Pour Warren. Pour Warren...

Tandis qu'elle leur parlait, une partie du cerveau d'Augusta étudiant toute la situation. «Channing, cela, tu vas me le payer, car je suis certaine que tu es au courant de la disparition de Ted. Je comprends mieux maintenant ton rapprochement à mon égard... Tu ne veux pas que j'intervienne... Mais il est trop tard. Je suis une Lockridge et une mère, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que mon fils me soit rendu, en bonne santé...»

Augusta se leva, récupéra ses affaires et se concentra sur la préparation de sa soirée; elle et Channing y apparaîtront bras dessus, bras dessous...

 

Villa Lockridge.

Trois jours s'étaient écoulés depuis qu'Augusta avait appris le kidnapping de son fils et depuis, elle n'avait pas eu la moindre nouvelle ni de sa belle-fille, ni de son homme de main. Une certaine inquiétude commençait à la gagner. Augusta Lockridge, en maîtresse femme, n'aimait pas ne pas savoir; elle voulait toujours tout contrôler. Et fort heureusement pour elle, sa reconversion en femme d'affaires était une réussite.

Tout en songeant à sa dernière réunion, quelques minutes plus tôt, Augusta actionna la télécommande du portail de la propriété. Sur l'allée, elle croisa le cabriolet de Gina.

- Tiens, la mégère quitte le palais.

C'est à peine si les deux femmes se regardèrent. Elles se détestaient cordialement. La seconde ayant épousé le mari de la première et, celle-ci, depuis son retour à Santa Barbara, s'activait à récupérer ledit mari.

Augusta gara sa voiture juste devant l'entrée de la villa. Il n'y avait pas d'autre voiture. Hormis des femmes, personne n'habitaient plus cette ancienne maison coloniale. Augusta récupéra sa mallette et se dirigea vers la piscine, où elle comptait mettre à profit cette belle journée pour peaufiner son bronzage. Elle se devait d'être parfaite pour sa future grande soirée.

Après s'être mise en maillot de bain, elle s'allongea sur un transat et consulta les dossiers que Channing lui avait confiés. Le projet de Pacific Sud avançait à grands pas. D'ailleurs, ils avaient fait du bon travail. Les plans et le projet venaient d'être déposés sur le bureau du gouverneur. Channing et elle n'attendaient plus que son accord pour formaliser le début des travaux et, quoiqu'en pensent les associations écologistes et la presse, Pacific Sud verrait le jour.

Alors qu'elle s'était replongée dans le compte-rendu des analyses du relevé des sols transmis par Ben Agretti, Augusta songea aux propos de Capwell : «Augusta, il faudra que nous soyons tous très prudents, car Kirk est de retour en ville. Il mène dans l'ombre une guerre pour essayer de me détruire. Je sais par Michael Bradford que c'est lui qui se cache derrière l'incendie de ma propriété. Et malheureusement, je n'ai pas encore suffisamment de preuves pour le prouver.»

Channing leur avait à tous expliqué la situation. A cause du fait que son père Jack Stanfield Lee avait été l'avocat des Entreprises Capwell, Kirk connaissait certains secrets des Capwell. De son côté, Augusta ne se souvenait que très peu de Kirk, elle gardait un meilleur souvenir de Jack avec qui elle avait flirté un temps.

- Tout cela ne laisse présager rien de bon. Si Channing aussi n'avait pas cette fichue habitude de monter des projets à la limite de la légalité, nous n'en serions pas là.

Même pour Augusta, les événements à présent s'éclairaient d'un jour nouveau. L'incendie n'avait pas été allumé là par hasard. L'incendiaire savait parfaitement que des produits toxiques risquaient de se répandre dans la vallée et se déverser dans l'océan. En plus, il savait que les Entreprises Capwell traversaient une mauvaise période, comme grand nombre de groupes américains. Et puis surtout, il savait qu'en capturant le Général Bradford, il serait impossible pour Channing de mettre la main sur les accords signés entre l'armée et les Entreprises Capwell. Michael possédait le double du document et il était hors circuit. Kirk, grâce au rôle de son père, détenait le second. Channing était pris au piège. Ce qu'Augusta ne parvenait pas à comprendre, c'est pourquoi à plusieurs reprises, dans leurs disputes, Michael et Channing avaient prononcé le nom de Grant. Que venait faire le frère de Channing ?

Perdue dans ses pensées, Augusta se redressa pour boire une bonne gorgée de limonade. Depuis sa cuire de désintoxication, elle s'obligeait tous les jours à boire de grandes quantités de limonade ou de thé glacé.

«Augusta, je vous remercie de votre aide. Je sais qu'elle me sera d'une grande utilité, d'autant plus que Cranston n'a pas pu prévoir notre nouvelle alliance. Toutefois, pour que notre projet aboutisse, il est essentiel que notre collaboration reste des plus secrètes. Je dirais même qu'il faudrait qu'officiellement les Lockridge prennent position contre les Entreprises Capwell, comme ils l'ont toujours fait.»

Et si Channing avait raison... Peut-être qu'elle avait eu tort de prévoir une grande soirée pour officialiser l'association Capwell Lockridge…

- Non, je suis certaine que non. Si on veut que le projet aboutisse, il faut le soutien de tous. Et le seul moyen, c'est de montrer à tout Santa Barbara que les grandes familles sont solidaires pour la réalisation de ce projet. De toutes façons, il est trop tard, les invitations sont déjà lancées. Et Channing devra accepter.

La sonnerie du téléphone la tira de ses pensées.

- Allô, Madame Lockridge ?

- Oui.

- Ici, Jay Spence.

- Oui ?

- Vous vous souvenez de moi ? C'est au sujet de l'Amanda Lockridge.

Augusta ne se souvenait pas du tout de lui. Mais dès qu'elle entendit le nom d'Amanda Lockridge, elle fit le lien entre le bateau et Gina, l'autre madame Lockridge.

- Oui oui, bien sûr... L'Amanda Lockridge, et alors ?

- Alors ? Elle est sortie de l'eau.

- Sortie de l'eau ?

- Oui. Ce n'est pas ce que vous vouliez ? Nous avons fait aussi vite et aussi discrètement que possible...

Augusta n'écoutait déjà plus. Cette garce de Gina avait fait renflouer le bateau de sa famille. Comment avait-elle osé ?

- Comme vous nous l'avez ordonné, personne n'est rentré à l'intérieur. Et pour ne pas qu'il se détruise après toutes ces années au fond de l'océan, nous l'avons placé dans un de mes bassins.

- Pourrais-je le voir ?

- Bien sûr.

- Tout de suite, c'est possible ?

- Bien sûr, mais...

- Monsieur Spence, je ne veux aucun mais. Comme je ne peux pas venir moi-même, secret oblige, je vais envoyer une de mes amies. Elle s'appelle Madame Tonell. Il faudra que vous lui obéissiez en tout.

- Bien, Madame Lockridge. Au revoir.

- Au revoir.

Augusta raccrocha. La tension nerveuse se lisait sur son visage et une veine battait violemment le rythme cardiaque sur sa tempe droite.

- Comment a-t-elle pu faire cela ? Elle ne peut pas laisser dormir les morts tranquilles ? Je la déteste. Elle va me le payer très très cher.

Tout en maudissant Gina, Augusta se prépara à rendre visite à Jay Spence. Elle se vêtit entièrement de noir et s'engouffra dans sa voiture. Un nuage de poussière poursuivait sa Mercedes.

- Channing, je crois que nous avons un autre sérieux problème sur le dos. Et celui-là, je vais être obligée de m'en occuper toute seule...

 

Parc de Santa Barbara.

Allongée sur un vieille couverture à carreaux jaunes et bleus, Gracie Lively surveillait du coin de l'oeil Chester, et discutait bien plus attentivement avec ses deux amies. Dans la journée, Augusta Lockridge, ou Tonell, ou Wainwright, elle ne savait jamais comment l'appeler, était venue chercher Samantha.

Gracie vérifia que Chester avait bien sa peluche préférée à proximité et replongea dans la conversation. Depuis un long moment, Paula et Jo lui parlaient des nouveaux garçons au lycée, ceux qui jouaient dans l'équipe de basket.

- Si tu le voyais, il est plus beau que tout ce que tu peux imaginer, Gracie...

- C'est vrai qu'il est beau comme un Dieu, Paula a raison. Et bonheur total, il est célibataire...

Gracie repoussa une mèche de cheveux, tout en faisant la moue.

- Comme je vous envie. Au travail, je vois toujours les mêmes têtes. Et hormis Daniel, un ami de ma patronne, je ne croise pas un homme capable de me faire tourner la tête...

Il est certain que, pour Gracie, depuis l'arrivée de Chester, sa vie avait changé du tout au tout. D'accord, au tout début, elle était folle de joie de porter l'enfant de Billy, le plus beau garçon de tout le lycée. Il avait même été élu Roi de la Saint Valentin... Gracie ferma une seconde les yeux et elle se revit, ce soir-là, alors que Billy était arrivé au bras de Melinda, lui faire de l'oeil et faire de son mieux pour les séparer. Et elle y était arrivée pour une semaine... Juste le temps de faire un enfant...

- A quoi tu rêves, Gracie, tu ne nous écoutes plus ?

- J'étais en train de songer à ma vie, Paula... A ma vie d'avant...

- Avant quoi ?

- Avant... lui...

Et d'un mouvement de la tête, elle indiqua Chester.

Jo posa sa main sur le bras de son amie.

- Cela ne va pas Gracie ? C'est Chester ? Ton travail ?

- Non, ce n'est rien de tout cela... Et c'est un peu tout à la fois. Depuis que ma patronne a eu un accident de voiture, c'est devenu encore pire. Non seulement il faut que j'aille travailler, mais en plus il faut aussi que très souvent, je m'occupe de sa fille, Samantha. Et le comble de tout, c'est qu'on est parti s'installer chez sa soeur. Mais ce n'est pas vraiment chez elle... Et à raconter c'est vraiment très compliqué...

- Tu sais, Gracie, pour nous c'est toi qui a de la chance.

- De la chance ?

- Oui, tu n'es pas d'accord, Jo ?

Comme à son habitude, Jo approuva, bien qu'elle ne voyait pas vraiment où Gracie avait plus de chance qu'elle : pour rien au monde Jo aurait échangé sa vie avec celle de Gracie.

- Sincèrement, les filles, quand je vous vois et que je vois ma vie, je regrette mon ancienne vie.

- Peut-être, mais regarde ta vie à présent. Tu travailles, tu as l'argent que tu veux, tu peux même sortir le soir si tu en as envie. Bref, tu es libre, complètement libre, Gracie... Contrairement à nous.

- Libre, entre le travail, Chester et Samantha, je n'ai pas vraiment le temps de m'occuper de moi ou de faire ce que je veux. Quant à sortir le soir, je suis tellement fatiguée que je n'en ai aucune envie...

Les traits de Gracie se tendirent un peu plus. A ses côtés, Chester avait roulé de la couverture et commençait à s'amuser avec une vieille branche.

Gracie souffla de rage.

- Je n'ai vraiment pas le temps de faire ce que je veux... Je voudrais qu'il y ait un peu plus de frivolité dans ma vie... et des garçons...

- Des garçons, mais Gracie, tu peux encore en rencontrer...

- Ah oui, et quand ? Et comment ? Je suis tellement fatiguée que je ne peux pas sortir le soir. Et qui voudrait d'une jeune fille avec un enfant ? Non, avec Chester, c'est impossible.

Alors qu'elle parlait de son fils, Gracie, curieusement, se sentit renaître. La jeune femme qu'elle était avant la naissance de Chester reprenait un peu le dessus sur l'autre Gracie, celle qui devait travailler et s'occuper d'un enfant. Gracie appréciait énormément ces trop rares rencontres avec ces anciennes amies, parce qu'elles lui permettaient de redevenir une adolescente, ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être.

Consciente que la discussion partait sur un terrain glissant, Jo choisit de détourner le sujet de conversation.

- Et Gracie, pourquoi tu ne viendrais pas à la soirée d'Halloween qu'organise le lycée, cela te changerait les idées.

- Une fête... Pourquoi pas...

A ce moment, Chester se mit à hurler. Il venait de se blesser avec le morceau de bois. Gracie paniqua et se leva sur le champ. Elle attrapa son fils et fit son possible pour le calmer, alors que dans son coeur une partie d'elle lui reprochait de briser un très bon moment...

 

Plage de Santa Barbara.

Assis sur une plage isolée de la ville, Mason Capwell, une bouteille de whisky non ouverte entre les jambes, mettait à jour ses notes concernant les révélations de Philip. Plus il s'entretenait avec lui, plus il réalisait que ses souvenirs étaient très vagues. Il ignorait tout de la visite de sa mère, ce jour-là.

- Comment mon père a-t-il pu me cacher cela ?

Certes, l'enquête menée par Cruz, lors du retour de Sophia, avait largement éclairci les choses, mais, même maintenant, il restait tellement des zones d'ombres.

- Pourquoi Pamela est revenue en ville ? Et pourquoi ce jour là ? C'est comme si tout le monde s'était donné rendez-vous à la villa. Pourquoi ? Grant ? Michael Bradford ? Quels secrets cachent-ils tous ?

Rattrapé par l'habitude, Mason ouvrit la bouteille d'alcool et se prépara à boire au goulot. A ce moment, le souvenir de Mary et de Julia pesa de toutes ses forces sur lui. Il prit la bouteille et en versa une bonne partie sur le sable.

- Oh, Julia, si je dois te revenir, je dois mettre définitivement un terme à ma dépendance. Je dois aussi tirer un trait sur Channing Junior. Je dois en finir avec les secrets des Capwell... C'est ma seule chance de m'accepter et d'être capable de vivre avec toi et Samantha...

Lentement, Mason se mit à pleurer sur ses regrets...

 

Non loin de là, dans un hangar désaffecté, Augusta Lockridge Tonell observait l'épave de l'Amanda Lockridge. Depuis les fouilles de Lionel en 1984, personne n'était venu troubler son repos. Seule, sur le quai, elle observait à travers les mouvements de l'eau, les lignes du vieux voilier. A l'époque, elle ignorait tout du secret qu'il renfermait. Aujourd'hui, Minx lui avait confié l'héritage Lockridge. Elle seule, en suivant les liens Capwell et Lockridge, pouvait si elle le voulait défaire les liens du passé et mettre à jour ses secrets. Une partie d'Augusta voulait détruire ce bateau, il ne renfermait que mystère et douleur : une bombe à retardement pour sa famille et celle des Capwell. Une bombe que Gina espérait faire exploser aux yeux de tous...

Mais résignée, obéissant à la volonté de Minx, Augusta finit par sortir de l'entrepôt et elle exigea de Jay Spence qu'il fasse transférer le plus vite possible l'épave dans un autre hangar à bateaux, dans le plus grand secret. Elle et elle seule se chargerait de transmettre l'information à Madame Gina Lockridge.

Puis, Augusta remonta dans sa voiture et roula en direction du port, car elle voulait retrouver Lionel. Elle voulait passer une soirée insouciante en sa compagnie, pour oublier les secrets qu'elle protégeait.

- Juste une soirée de repos, même si pour cela je dois la passer en compagnie de Sophia. Je suis prête à tout pour être avec Lionel. Quant à toi, Gina, tes jours sont comptés... Tu n'aurais jamais dû trahir les Lockridge dans mon dos...

 

Dans sa villa sur les hauteurs de la ville, Kirk Cranston achevait de préparer l'enveloppe qu'il allait faire suivre au juge David Raymond. Il en avait presque fini. Kirk était des plus confiants. Certes, sa vengeance avait commencé dans l'illégalité, puisque c'est lui-même qui était à l'origine de l'incendie. Mais à présent, Channing Capwell serait anéanti de la façon la plus légale qu'il soit. Et puis surtout, il n'avait aucun moyen de pouvoir se retourner. L'étau de la justice allait bientôt se refermer sur lui. Pris au piège d'une spirale infernale, Channing allait sans nulle doute réunir sa famille autour de lui... Et alors il pourrait se venger de tous les Capwell... De Mason, d'Eden...

Kirk cacheta l'enveloppe. Le juge la recevrait demain ou après-demain. Cela n'avait aucune importance. Les dés étaient jetés. Il réussirait cette fois-ci à venger son père et à prendre le contrôle des Entreprises Capwell.

Chapitre 14