Santa Barbara, Acte 2

Chapitre 11 : Esprit, es-tu là ?

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Docks sur l'île de Vancouver, Canada.

- Positionnez-vous tout autour du bâtiment et assurez-vous qu'il n'y a pas d'autres sorties.

- Des hommes ont pris place sur les toits.

- Très bien, je ne veux pas qu'ils puissent s'échapper cette fois-ci.

Accompagné de plusieurs unités, l'agent spécial de l'unité anti-terrorisme Brick Wallace participait à l'arrestation d'une faction, supposée être des plus dangereuses. Après avoir positionné ses hommes, Brick aussi prit place autour des hangars dans les docks de Vancouver. Depuis de nombreux mois, plusieurs unités pistaient ces hommes et, ce soir, ils allaient peut-être mettre un terme à une longue et difficile enquête.

Brick s'avança et prit la tête de son unité. En pénétrant dans un hangar, il songea une fraction de seconde à son fils, Johnny. Puis, il ferma son esprit à tout ce qui n'était pas sa mission. Au détour des nombreux containers, Brick remarqua une issue. Il fit signe à quelques hommes de le suivre, alors que le plus gros des troupes progressait vers le fond du hangar. Brick s'écarta un moment de ces hommes et monta les premières marches d'un escalier qui semblait rejoindre un autre bâtiment. Brick lança un coup d'oeil à ses hommes; tous tenaient leur poste. C'est alors que, surgissant de derrière un amas de tuyaux, un homme caché derrière un masque noir tira deux balles sur Brick. Les balles l'atteignirent en plein coeur. Protégé derrière son gilet, Brick ressentit un violent choc, même si les balles ne le blessèrent pas. Brick tomba vers l'arrière et bascula au-dessus de la rampe de l'escalier. Sous le choc, il laissa tomber son arme. Après les premiers coups de feu, d'autres suivirent; une véritable guerre éclatait.

Au cours de sa chute, Brick sentit que le temps s'arrêtait; l'espace autour de lui cessait d'avoir la moindre importance. Un autre monde se substituait. Parallèlement qu'il chutait de l'escalier, Brick plongeait dans un autre monde. Un silence pesant se matérialisa dans sa tête. Dans cet autre univers, Brick hurlait, criait sous la violence de la douleur : une balle l'avait atteint en plein coeur. Après sa chute, Brick se vit atterrir sur la moquette du bureau des Capwell, alors qu'en réalité son corps venait de terminer sa chute sur un amas de carton, et un groupe d'agents accourait vers lui pour lui porter secours.

Brick hurlait, mais personne ne semblait l'entendre. Son esprit ne comprenait pas. Son âme s'était littéralement dissociée de son corps, puisque à présent il voyait clairement Brandon, Sophia, Channing, Eden, Kelly qui flottaient autour de lui.

Brick essaya de bouger, mais une force invisible le paralysait.

- N'essaye pas de bouger, cela pourrait t'être fatal.

- Qui es-tu ?

- Je suis ton autre toi, si je puis dire. Je suis toi et tu es moi...

- Je... Je... Je ne comprends pas...

- Je suis ton double. Mon nom est Channing Junior. Je suis venu pour achever ma vengeance.

- Channing Junior...

- Ainsi, voilà donc le fruit de la trahison de ma mère... Tu ne me parais pas si puissant que cela...

L'ombre de Channing Junior s'approcha de Brick et lui caressa la joue.

- Et si on nous avait laissé vivre nos vies, chacun de son côté, les choses alors auraient pu être différentes... Il est trop tard pour le découvrir.

Channing passa sa main, une dernière fois, sur les yeux de Brick.

- Toi et ceux qui sont liés avec nous, de part leur destin, vont partager tes souffrances et connaître ma vengeance...

 

Tombe Capwell, Cimetière de Santa Barbara.

A des milliers de kilomètres de Vancouver, à la même seconde, une détonation troubla la paix et le silence qui régnaient dans le cimetière de Santa Barbara. Des oiseaux, surpris par une telle violence de bruit, s'envolèrent des arbres centenaires. L'instant d'après, un autre son déchira le silence. Cette nouvelle agression était bien plus violente. C'était comme... Comme un coup de tonnerre qui se répéterait à l'infini.

Ce bruit semblait venir de l'ancien cimetière de la ville, et plus précisément de la tombe de Channing Capwell Junior. D'autres oiseaux fuirent ce havre de paix, où reposaient depuis de longues années les anciens habitants de la ville.

A Vancouver, l'agent spécial Brick Wallace de l'unité spécialisée dans la lutte contre le terrorisme, s'effondra sous les balles et il chuta de la passerelle, et à Santa Barbara, la stèle de la tombe de Channing Capwell Junior, à la même seconde, se brisa. La lourde pierre, placée au lendemain de l'enterrement, se scinda en deux parties. De l'ancienne épitaphe «In Loving You», on pouvait lire à présent : In Lov  ng You. De même, l'ancienne statue d'un ange qui veillait sur la dernière sépulture de l'héritier Capwell, chuta sur la pelouse, au devant de la stèle. Il explosa en plusieurs morceaux; sa tête se sépara du reste du corps, le regard fixé vers les cieux, implorant Dieu de lui porter secours. Des fragments d'ailes écrasèrent les fleurs déposées, quelques temps plus tôt, par Sophia et Lionel. La tombe de Channing Junior semblait avoir été dévastée par la colère de Dieu ou par un terrible ouragan.

Alors que les secours se portaient vers son double, la tombe de Channing Junior retrouvait son calme, celui d'avant la violence du choc. Des oiseaux revenaient se poser à proximité de la tombe, sur les branches d'arbres centenaires. Seuls l'ange cassé et la stèle brisée permettaient de donner vie à l'étrange lien qui paraissait unir Brick Wallace à Channing Junior. Car au-delà du temps et de l'espace, ces deux hommes partageaient la même vie, le même passé, les mêmes parents et peut-être le même avenir...

 

Université de Harvard, Cambridge, Angleterre.

- Vous êtes sûr qu'on pourra faire le mur sans se faire prendre, et que Samuel ne s'apercevra de rien ?

- Certain, si je te le dis. Brandon, tu peux avoir confiance en moi. On ira au concert, comme prévu.

Et comme pour sceller le pacte, les deux adolescents se tapèrent l'un contre l'autre, leurs poings fermés.

Depuis sa rentrée à Harvard, Brandon DeMott Capwell avait lié tout de suite amitié avec un groupe d'étudiants qui, comme lui à l'origine, provenaient d'un milieu modeste. Certes, à l'heure actuelle, Brandon, de par sa filiation, jouissait de l'argent et de la renommée du nom Capwell; mais parce qu'avant, il n'avait été qu'un simple DeMott, Brandon savait aller bien au-delà des codes et du paraître qu'obligeait un nom célèbre ou une immense fortune. Mis à l'écart de ses homologues de la Côte Est, Brandon avait su s'intégrer facilement parmi un petit groupe dont le seul objectif était de réussir non pas Harvard, mais à Harvard.

- Alors c'est sûr, on se retrouve ce soir à 19 heures derrière la bibliothèque.

- C'est sûr, Brandon, et peut-être qu'avec un peu de chance, April sera là...

Brandon rougit légèrement. Et tandis que le groupe s'avançait vers Albert Hall, Brandon s'arrêta, les yeux au ciel. Il était pris par une étrange sensation qu'il ne pouvait expliquer. L'air autour de lui se faisait de plus en plus rare.

- Eh, Brandon tu rêves déjà à ce soir...

Brandon n'entendait déjà plus ses amis. Dans ses oreilles, une détonation fit taire le silence. Puis, ce fut comme si la pelouse se déchira sous ses pieds, et Brandon eut comme l'impression qu'il tombait dans un puits sans fond.

Pour ses amis qui l'observaient, Brandon s'effondra sur la pelouse.

- Brandon...

Aussitôt, ils accoururent vers lui et prirent les choses en mains.

Dans un état de semi-conscience, Brandon murmurait des choses incompréhensibles. Détaché de la réalité, la chute de Brandon finit par cesser. Harvard avait complètement disparu de son champ de vision et, pendant une fraction de seconde, il se cru être dans le bureau de la villa de C.C. Capwell.

Puis ce fut le silence complet.

Pourtant, autour de lui, ses amis s'affairaient. Ils avaient déjà averti le service de sécurité et ils attendaient d'un instant à l'autre les secours. Dans les bras de ses amis, Brandon tremblait, et l'un d'entre eux cru entendre :

- Papa, tu m'es revenu...

La vision du bureau disparut et Brandon plongea alors dans une obscurité totale. Toutefois, autour de lui, il pouvait entendre à nouveau des voix, pas celles de ses amis, non, d'autres voix, surgies de son passé. Il reconnut facilement celle de sa mère Santana, celle de Channing Capwell, celle de Brick, celle d'Eden, et par-dessus ce méli-mélo, il entendit la voix de son père, de son père biologique, Channing Capwell Junior...

 

A bord du Kallysta.

Arpentant de long en large le pont du Kallysta, Sophia Capwell songeait à son entretien avec George. Celui-ci était venu lui présenter les nouvelles idées de Venise quant à la gestion d'Armonti's. Sophia n'en croyait pas ses yeux : Venise voulait ouvrir à l'intérieur des magasins, des petits centres de soins et de thalassothérapie.

- Mais où allons-nous ? Des spa dans des magasins grand luxe... On court tout droit à la catastrophe !

Sophia se creusait l'esprit pour essayer de trouver une contre-offensive et surtout un moyen pour empêcher Venise de faire tout et n'importe quoi. A présent qu'elles étaient toutes les deux co-présidentes de la société, Sophia réalisait qu'elle allait devoir se battre sur chaque décision. Son contrôle serait d'autant plus difficile qu'elle ne comptait pas que des alliés au sein de son conseil d'administration. Elle avait déjà joint Lionel pour lui demander de venir la rejoindre sur le bateau, afin de définir avec lui les possibilités qui se présentaient à elle. Depuis leur ballade un soir, le long de la jetée, Sophia s'était surprise à ressentir des picotements lorsqu'elle songeait à cette soirée ou à Lionel. Comme par le passé, elle s'était une nouvelle fois laissée séduire par le charme et la tendresse de cet homme. Des différents hommes qui avaient traversé sa vie, Lionel l'avait toujours traitée avec le même égard, le même amour; et alors qu'elle connaissait en ces jours sombres de pénibles moments, Lionel restait fidèle à elle, envers et contre tous. Un instant, Sophia songea aux autres hommes de sa vie : Channing bien sûr, avec qui elle avait fondé une famille. Or, Channing avait fini par se lasser d'elle. T.J., ce gigolo avec qui elle avait cru retrouver la passion de la jeunesse. Quelle leurre ! Ken Mathis... Curieusement, elle n'arrivait plus à se souvenir de ses sentiments à son égard. C'était un peu comme s'il n'avait pas vraiment fait partie de sa vie.

- Aurais-je été heureuse si je n'avais pas tourné le dos à Lionel. Si j'avais su attendre ou me montrer moins jalouse...

Alors que son esprit s'envolait vers son passé, vers un temps où son coeur connaissait les mêmes tourments partagés entre deux hommes, toujours les mêmes hommes, Sophia s'accrocha avec violence au rebord du bateau. Sans raison apparente, ses jambes fléchirent, une violente nausée la terrassa. De plus, une terrible douleur lui transperça la poitrine.

- Ahhh... Ahhh...

Sophia glissait le long de la barrière de sécurité du Kallysta. La douleur la submergeait. Dans sa poitrine, Sophia ressentit son coeur qui chutait, chutait aux plus profonds des abîmes de l'océan...

- Maman, voici ma vengeance...

D'outre tombe, une voix lui parvenait. Une voix qu'elle ne connaissait que trop bien. Une voix qui de temps à autre revenait la hanter : celle de son fils chéri, celle de Channing Junior...

- Maman, voici ma vengeance. Je suis revenu en finir...

Sophia plongeait dans les ténèbres, inconsciente que de nombreux êtres liés à Channing Capwell Junior partageaient les mêmes épreuves qu'elle. L'ombre de Channing était revenue... Dans le passé, il était déjà revenu, emportant la raison d'Eden.

- Channing... Mon bébé...

Effondrée sur le pont, plus perdue que jamais, Sophia s'évanouit. Dans un ultime sursaut, elle porta les mains à son cou, tentant désespérément de refaire surface. Mais la douleur fut la plus forte...

Lorsque Sophia ouvrit les yeux, elle était allongée sur le pont du Kallysta, le corps meurtri par les courbatures. Sophia avait cette certitude, jusque dans sa chair, qu'un drame l'avait frôlée... que la mort l'avait presque touchée.

- Lionel, comment a-t-il pu ?

Péniblement, elle se leva, cherchant autour d'elle des traces de ce dont sa mémoire se souvenait. Elle était revenue sur le Kallysta pour annoncer à Lionel qu'elle mettait un terme à leur liaison. Dans sa tête résonnait encore les cris de Lionel.

- Tu as voulu me tuer, Lionel... Tu as essayé de me tuer...

Agissant très vite, Sophia rassembla ses affaires. Elle s'empara de son sac et quitta le bateau, avant que Lionel ne revienne. Elle courut sur les quais, craignant que Lionel, blessé par sa décision de revenir vers Channing, ne revienne la frapper. Arrivée au bout des quais, Sophia arrêta un taxi.

- Vite à la villa Capwell... Vite...

 

Club 71.

Après une brève visite au siège des Entreprises Capwell où il avait eu une réunion avec Julia, Daniel et Pilar, Channing était venu prendre un verre au Club 71. Assis à sa table habituelle, Channing buvait son cocktail, sans prêter attention aux gens autour de lui. Il n'avait été dérangé que deux fois, par des relations d'affaires. Channing fuyait les murs de sa villa depuis que, un à un, les membres de son clan avaient déserté les lieux. Ici, il participait à un semblant de vie. Jouant nerveusement avec son verre de whisky, C.C. songeait à Ted, retenu prisonnier en Irak; mentalement, il traitait toutes les possibilités qui s'offraient à lui pour le faire libérer. Même si cela lui déchirait le coeur, C.C. savait que sa meilleure carte restait l'intervention de Gregory Sumner. Lui seul pouvait obtenir par des moyens détournés la libération de son fils, de ce fils qui devenait au jour d'aujourd'hui le seul héritier possible des Entreprises Capwell. Channing avait déjà fait une croix définitive sur Mason. Déjà dans le passé, il l'avait volontairement déshérité : d'abord au profit de Brandon, puis de Eden et de Kelly.

- Non, Mason n'est pas prêt à prendre ma suite. Et il ne le sera jamais.

Le regard de Channing Capwell se perdit dans son verre d'alcool. Une profonde mélancolie s'abattit sur lui. Channing détestait plus que tout être seul; Channing ne vivait que par les gens qui gravitaient autour de lui, parce qu'il pouvait les commander ou les manipuler à sa guise. Seul, son fils chéri avait échappé à ce contrôle; car Channing Junior à ses yeux n'avait pas, non n'avait jamais eu le même destin que ses frères et soeurs. Channing Junior était son héritier. Channing ne devait pas être commandé, mais il aurait dû commander... C'est pourquoi il s'était chargé de son éducation, de la même façon que son père Emmett s'était chargé de la sienne, au détriment de celle de Grant. Il lui avait tout expliqué... Il lui avait fait toucher du doigt le pouvoir et la force qu'il engendre. Il lui avait appris à mépriser, à haïr, à soumettre, à exiger, à intriguer pour arriver à ses fins. Toujours. Il avait fait de lui son double... Mieux que cela, car comme c'est très souvent le cas, l'élève surpassa le maître. Channing Junior s'était révélé posséder une véritable âme de meneur. Il avait tout de suite compris que seul comptaient le nom Capwell et les Entreprises. Il avait assimilé que l'héritage qu'il recevrait et celui qu'il transmettrait étaient les seules choses importantes en ce monde. Il lui avait enseigné l'amour de la terre, de la compagnie; il lui avait insufflé ce sentiment de dépassement de soi : toujours faire mieux que son prédécesseur...

Et comme Channing songeait à ce fils tant aimé qu'il avait perdu un jour de juillet, il ressentit tout le poids de la solitude sur ses épaules. Sa famille n'existait plus. Il n'y avait plus à proprement parler de famille Capwell. La famille avait été détruite en même temps que Channing était mort. Il les avait perdus tout les deux en même temps.

Soudain, une violente douleur lui traversa la poitrine. Son coeur se serra. Pris par surprise, Channing en renversa son verre. Il porta les mains à sa poitrine. A nouveau, son coeur de père saignait : c'était comme si, une seconde fois, il éprouvait toute la peine, toute la souffrance qu'il avait eu à la mort de Channing Junior. Ailleurs, Sophia s'écroulait sur le pont du Kallysta.

- Ahah...

Lentement, la douleur diminua en intensité.

- Ah, mon fils... Seuls les murs de la villa peuvent dire combien tu me manques...

 

Ile de la Cité, Paris, France.

La nuit était tombée depuis de longues heures sur Paris. La Cathédrale Notre Dame de Paris resplendissait sous les feux des nombreuses illuminations. Recouverte tout d'or et de diamants, l'église paraissait être le plus beau des joyaux, jaillissant d'un écrin de velours noir. Les noctambules avaient déserté depuis longtemps l'Ile de la Cité. Toutefois, une femme marchait à vive allure. Vêtue entièrement de noir, elle avançait d'un pas décidé, ne jetant aucun regard sur la beauté du décor, comme si elle était habituée à ce spectacle. Elle traversa le parvis de Notre Dame. Tout en marchant, elle remonta le col de sa veste et repoussa ses mèches blondes vers l'arrière. Seul le bruit de ses pas venaient troubler le doux ronronnement de la Seine, qui coulait quelques mètres plus loin.

Elle longeait à présent la Conciergerie, et nulle pensée ne venait la troubler. Son regard restait rivé vers l'horizon, en direction du musée du Louvre qui se dressait majestueusement sur le quai voisin, de l'autre côté des quais. La jeune femme progressait sur le Pont Neuf, lorsqu'elle ressentit une terrible douleur à la tête. Elle porta aussitôt ses mains sur les tempes. La douleur lui martelait le crâne de l'intérieur. D'abord au loin, puis ensuite beaucoup plus prêt, elle entendait résonner dans son esprit des cris de douleurs. Elle s'accrocha littéralement à la rambarde de pierre du pont. Ses jambes vacillaient. Cramponnée au pont, elle eut comme la sensation qu'elle chutait, qu'elle tombait dans le vide.

- Nooonnn !!!!

Son cri se perdit dans l'immensité de la nuit. Et elle glissa le long de la barrière, pour finir assise sur le trottoir. De la sueur coulait sur ses tempes. Une nouvelle douleur lui déchira le torse. C'était comme si on lui introduisait quelque chose dans le corps. Et elle sentit comme le goût du sang dans sa bouche. Elle haletait, ne comprenant pas ce qui se passait en elle.

Elle voulut se redresser, mais ses jambes ne lui obéissaient plus. C'est à ce moment qu'elle entendit une voix qui l'appelait. Au tout début, ce n'était qu'un murmure si léger qu'elle ne parvenait pas à distinguer le moindre mot. Puis, la voix se fit de plus en plus nette.

- Eden... Eden, viens à moi... Eden, j'ai mal. J'ai besoin de toi...

Tout autour de la jeune femme, le sol tournait. Il n'y avait plus de repères, le pont dérivait sur la Seine. Et la douleur continuait de s'intensifier. De l'autre côté de l'océan, Brick porta la main à sa blessure, et ses doigts sentirent le contact d'un liquide chaud et gluant.

Aussi soudainement qu'elle apparut, la douleur se calma; et la jeune femme n'eut plus aucune trace de son passage ni dans sa tête, ni dans son corps. A croire qu'elle avait rêvé...

Elle se releva lentement et fixa les eaux sombres de la Seine. Elle avait gardé en mémoire les mots prononcés par une voix qui lui semblait familière.

- Eden... Eden...

Prise d'un violent accès de panique, elle se mit à courir. A courir le plus vite possible. Elle ne se sentait plus en sécurité. Elle voulait quitter au plus vite ces lieux et regagner la protection de sa chambre d'hôtel. Au bout du Pont Neuf, elle tourna à gauche, remontant les quais du Louvre, puis celui des Tuileries. Ses pas résonnaient dans la nuit. Le prénom, car nul doute pour elle qu'il s'agissait d'un prénom, martelait chacun de ses pas.

- Eden... Eden... Eden...

Au milieu du quai des Tuileries, elle s'arrêta un moment pour reprendre son souffle. Elle s'appuya contre le rebord des quais et respira profondément. Des souvenirs lui revenaient en mémoire. Et au milieu de son trouble, un visage se dessinait dans la brume : il s'agissait du visage d'un homme. Il était encore juvénile, mais derrière sa jeunesse se cachait une réelle détermination, une profonde envie de réussir.

- Channing...

Reprenant son souffle, la jeune femme redressa la tête et la vision disparut. Elle en profita pour regarder derrière elle. Il n'y avait personne. Elle était seule sur les quais. Toute seule.

Elle repartit au pas de course. Au bout de quelques minutes, elle déboucha sur la place de la Concorde. Au loin, elle devina la silhouette de l'hôtel Crillon. Elle traversa la place sans jeter le moindre regard aux rares automobilistes qui contournaient l'Obélisque. Elle ne prêta aucune attention non plus aux coups de klaxon rageurs d'un taxi qui manqua de peu de la renverser. Et c'est en trombe qu'elle poussa les battants de la porte de l'hôtel. Surgissant au milieu du hall d'un des plus grands palaces du monde, la jeune femme s'arrêta net et reprit son souffle. Les nombreuses lumières l'aveuglaient. Et elle ne vit, ni entendit un groom qui s'avança vers elle.

- Lisa, on a laissé ceci pour vous.

Elle se redressa et elle prit la carte de visite des mains du groom, avant de s'avancer vers les ascenseurs.

- Eden... Lisa... Lisa... Eden...

 

Route conduisant à la Villa Capwell.

Durant tout son trajet en taxi, Sophia songea au drame qu'elle venait de traverser : Lionel, son amant, alors qu'elle venait de lui annoncer son intention de rompre, avait tenté de la tuer. Lionel avait essayé de la tuer. Sophia n'arrivait toujours pas à se faire à cette idée. Ses mains tremblaient encore, son coeur continuait de battre à un rythme effréné. Cependant, dans sa tête, Sophia Capwell se remémorait leur dispute : elle se revoyait lui dire qu'elle retournait auprès de Channing, pour l'amour de ses enfants, et parce qu'il était l'homme qu'elle avait épousé. Après, elle imaginait Lionel qui s'abattait sur elle et tentait de la frapper pour lui faire changer d'avis. Ensuite, c'était le noir complet.

Sophia se précipita hors du taxi dès qu'elle eut réglé sa course. Elle devait voir Channing au plus vite, elle avait besoin de se blottir contre lui... de se sentir à nouveau en sécurité. Elle poussa la porte de sa maison et pénétra dans l'atrium.

- Channing... Channing, c'est moi, Sophia !!

La pièce était déserte.

- Rosa... Rosa, c'est Sophia...

Personne ne répondit à ses appels. La maison paraissait déserte.

Sophia, qui avait remarqué une fenêtre ouverte, s'aventura vers le jardin. Des bruits de voix lui parvenaient du belvédère. En s'approchant, elle reconnut tout de suite Channing. Il était là, à l'attendre, auprès de leurs enfants. Sophia sentit alors tout le poids de la culpabilité; Quelle femme était-elle... Quelle mère était-elle ?

Sous le belvédère, Channing était en grande conversation avec une femme; Sophia ne la voyait que de dos. Toute à la joie de retrouver son époux, Sophia se précipita dans ses bras. Quant à Channing, surpris par l'étrange arrivée de son ex-femme, c'est à peine s'il eut le temps d'ouvrir les bras. Sophia se cala contre son épaule.

- Oh, Channing comme c'est bon de te retrouver... Je ne pensais pas... Je suis si heureuse d'être revenue.

Au cours de son trajet, Sophia s'était promise de dire la vérité à Channing, de lui avouer les quelques mois de liaison avec Lionel; Sophia était certaine qu'il comprendrait et qu'il lui pardonnerait. Mais, à présent qu'elle avait retrouvé la force des bras de l'homme qu'elle aimait, elle n'était plus certaine de devoir lui parler de ses fautes.

Comme un animal blessé, Sophia s'accrochait au corps de Channing. Puis, lentement, elle leva les yeux vers lui et lui transmis dans un regard toute la force de son amour.

«Non, je ne lui dirai rien... Je n'ai pas le droit de lui mentir. Je détruirais sa vie et celle de mes enfants... Je porterai seule ce fardeau... Jamais Channing ne saura que j'ai failli, que j'ai cru aimé un autre homme. Jamais.»

Sophia approcha son visage de celui de Channing et l'embrassa avec passion. Channing ne comprenait rien à ce qui se passait. Dans sa tête résonnaient encore les dernières paroles de Sophia : «J'ai besoin de ne pas être que madame Channing Capwell, j'ai besoin de vivre ma vie. D'exister tout simplement. Channing, même si je t'aime, je ne peux pas redevenir ta femme. Du moins pas tout de suite. Je veux savoir ce que je veux vraiment au fond de moi...»

Assise sur une chaise en tek, Augusta Lockridge assistait à toute la scène.

- Beurk, ce que vous êtes dégoûtants...

Au même instant, les lèvres de Sophia quittèrent celles de Channing et se tournèrent vers l'autre femme, dont Sophia avait tout de suite reconnu la voix.

- Aug... Augusta... Vous ici...

Sophia blêmit. Dans quelle monde vivait-elle ? Channing et Augusta Lockridge discutant comme les meilleurs amis du monde.

- Bonjour Sophia, aurait-on attrapé le mal de mer ? Ou le nouveau Kallysta n'est pas aussi riche en souvenirs que l'ancien ?

- Augusta, taisez-vous.

- Channing, je m'interroge, c'est tout...

Sophia s'écarta de Channing. Ses jambes tremblaient à nouveau. Son regard passait de Channing à Augusta et d'Augusta à Channing.

- Et bien, Sophia, ne faites pas cette tête de merlan. Pendant que vous NAVIGUEZ avec Lionel, vous n'allez pas croire qu'avec Channing, on allait se laisser dépérir...

- Comment... Comment... Ce n'est pas possible.

Channing posa une main solide sur le bras de Sophia.

- Viens.

Le couple s'éloigna d'Augusta qui jubilait : voir la tête de Sophia lorsqu'elle lui avait parlé de Lionel et du bateau.

- Channing, je... je... je ne comprends pas.

- Moi non plus, Sophia, je ne comprends pas. Tu ne veux plus de moi, dans un premier temps. Ensuite tu t'affiches avec ce minable de Lockridge, et à présent tu viens te pendre à mon cou... Il faut que tu m'expliques, car je ne suis pas sûr de te suivre...

- Je suis désolée, Channing. Vraiment...

De fines larmes roulaient sur les joues de Sophia.

- Je suis désolée. Je devais en réalité aller au zoo avec Kelly, mais j'ai dû annuler. Je l'ai laissée avec Rosa. J'ai confié Ted à Mason. Et... Et... Channing, je suis allée retrouver voir Lionel sur son bateau... Je devais... Il n'a pas voulu m'écouter... Channing, il a essayé de me tuer...

- De te tuer...

- Oui, Channing. Il a essayé de m'étrangler, puis je pense qu'il a essayé de me noyer...

- Sophia, Kelly n'habite plus ici. Ted et Mason aussi. Je suis tout seul à vivre dans cette maison.

- Seul ? Et moi, Channing, j'habite avec toi. De même que les enfants, qu'Eden, que Kelly que Ted et que Channing...

Channing pâlit. Il manqua de défaillir et Sophia, bien sûr, remarqua son trouble.

- Qu'est ce qu'il y a ? Tu dois me dire ce qui se passe...

- Ce qui se passe... Mais Sophia, Channing est mort...

- Mort ? Comment cela ?

Channing attira Sophia contre lui. Il la serra fort. Sophia répétait inlassablement les même mots : Channing mort, ce n'est pas possible...

L'esprit de C.C. se remit en marche. Il venait enfin de comprendre. Sophia avait certainement, tout comme lui, ressentit ce violent et soudain accès de solitude, et elle n'avait pu le supporter; alors pour se protéger, elle avait replongé dans le passé, en 1969. Car les événements qu'elle venait tout juste de lui décrire, étaient ceux de cette pénible journée du 3 mai 1969.

- Chut, Sophia, tout va bien... Tout ira bien...

Comme Channing essayait de réconforter Sophia, une ombre plana au dessus de la villa : l'ombre d'un fils qui regardait et se délectait de la souffrance de ses parents...

 

Campeche, Mexique.

Dans le bureau attenant à un magasin de meubles et de décoration spécialisé dans l'import-export de produits typiques du Mexique colonial, Santana Andrade effectuait les comptes du mois. Grâce à ses contacts de l'autre côté de la frontière, le magasin de Santana connaissait une belle progression depuis sa création. Depuis son départ de Santa Barbara, Santana avait essayé de commencer une nouvelle vie, de l'autre côté du pays; mais elle ne s'était pas habituée au climat de New York. Sans avoir défait ses bagages, Santana avait pris un avion pour le Mexique, et elle était revenue vivre à Campeche, le village de sa famille. Elle avait retrouvé Pedro et Helena, et opté pour de nouveaux défis.

Seul souvenir de son ancienne vie, une photo d'elle et de Brandon décorait son bureau. De temps à autre, elle sentait les regrets s'abattre sur elle, mais elle parvenait le plus souvent à les repousser au loin.

Tout en triant ses factures, Santana songeait à la nouvelle collection qu'elle allait recevoir. Mentalement, elle dressait les plans du nouveau salon colonial du grand hôtel de la ville. C'est alors que sa vision se troubla. Puis une violente douleur lui perfora la poitrine. Cette douleur la brûlait de l'intérieur. Santana lâcha son stylo et manqua de tomber de son siège. Elle porta les mains sur sa poitrine. L'air lui manquait. Elle suffoquait.

- Ah... Ah...

Haletante, Santana tendit une main vers le téléphone. En effectuant ce geste, Santana glissa de son siège et s'affala sur le sol. Bien que sa chute ne dura que quelques secondes, Santana eut la terrible impression que celle-ci durait une éternité. Le sol s'effondrait sous elle. Santana glissait, glissait vers un profond abîme...

Tout comme son fils Brandon, Santana Andrade s'effondra à même le sol. Au Canada, Brick termina sa chute violemment sur un amas de cartons.

 

Villa Lockridge.

Des éclats de voix lui parvenaient du lointain. Les propos étaient marqués à la fois par la distance et à la fois par une douce et agréable musique. Lionel Lockridge marchait le plus discrètement possible en direction du bureau de la Villa Capwell. Il finit de boire d'une seule traite la coupe de Champagne qu'il avait prise un instant plus tôt des mains de Rosa Andrade. Ses mains tremblaient légèrement. Il posa la flûte sur un meuble et se détourna, lorsqu'un serveur avec un plateau plein d'amuse-gueules lui passa à côté.

Lionel ensuite reprit sa progression. Et comme il passa devant un miroir, il en profita pour arranger le noeud papillon de son smoking. Il se concentra pour faire cesser le tremblement de ses mains.

- Je ne dois pas hésiter. Je dois le faire.

Lionel tenta de se donner du courage et de se remotiver. Les bruits de la réception ne lui parvenaient plus aux oreilles. Et par les grandes baies vitrées ouvertes, Lionel se laissa rafraîchir par le vent de l'océan. Il s'arrêta devant la porte du bureau. Il posa lentement la main sur la poignée. Après tout, cela n'avait rien eu de difficile : gagner le sacro saint des saints des Capwell. Après avoir jeté un regard à droite et à gauche, Lionel poussa la porte. Celle-ci s'ouvrit sans la moindre difficulté; il n'y a que dans les séries télévisées qu'un problème auquel on n'avait pas songé, vous bloque juste avant le coup de feu final.

Lionel referma avec précaution la porte derrière lui. Seule une petite lampe illuminait la pièce. Les volets avaient été fermés, contrairement au reste de la villa. Lionel, sans la moindre hésitation, gagna le fauteuil de cuir noir, y prit place et se tourna face à la bibliothèque. Assis, dans le plus grand silence, il regarda sa montre.

- Encore un instant et ce sera le moment de vérité. La seconde de vérité.

Parallèlement, Lionel Lockridge sortit un petit revolver de la poche intérieure de sa veste. Le contact froid avec l'acier de l'arme mit un terme à ses tremblements. Il ôta le cran de sécurité. Et il attendit. Dos à l'entrée du bureau, Lionel, tel un rapace, attendait sa proie, certain que le piège qu'il lui avait tendu ne pouvait avoir d'autre fin.

Lionel n'eut pas longtemps à attendre. Au bout de quelques minutes, la porte du bureau s'ouvrit. La lumière au plafond s'alluma.

- Me voilà...

Lionel ne bougea pas. Lionel ne dit rien. Il attendait.

La porte se referma.

- Curieux choix de lieu de rendez-vous.

D'un brusque mouvement de pied, Lionel fit pivoter le fauteuil. Lionel se retrouva face à face avec sa proie. Il pointait son arme sur elle. Il put voir nettement sur son visage le voile de la peur.

Bang.

Une détonation retentit dans les oreilles de Lionel, bien qu'il n'ait pas encore appuyé sur la gâchette. A Vancouver, Brick vacilla dans le vide, blessé par une balle.

Dans le bureau des Capwell, le visage de Channing Junior, la proie de Lionel, se transforma. Ce fut d'abord les traits de Brick Wallace qui remplacèrent ceux de l'héritier des Capwell, puis celui de son propre fils Warren. Et Lionel tira.

Bang.

Une seconde détonation déchira le silence. Et Lionel se sentit tomber... Un étage. Deux étages. Dix étages. Cent étages... Brick Wallace connaissait la même chute, et Eden se laissait tomber sur le Pont Neuf à Paris.

Brusquement, Lionel se réveilla. Non, il n'était pas dans le bureau des Capwell, mais dans son lit, dans sa villa. Son visage était couvert de sueur et son bras droit avait conservé la même position : dans l'intimité de sa chambre, il pointait une arme imaginaire vers la porte. Un goût amer se déversa dans sa bouche. Le rêve lui laissait une impression nauséeuse. Cela semblait si réel...

- Comment ai-je pu tirer sur mon fils... Comment ?

A présent, Lionel tremblait de tout le corps. Ses muscles trop longtemps contractés ne parvenaient pas à se détendre. Son bras droit le faisait horriblement souffrir. Et plus que tout, la vision de la mort de Channing Junior - Brick Wallace - Warren Lockridge lui torturait l'esprit. Il y avait tant de signes réels dans ce cauchemar...

 

Central Park, New York.

Au son des vieux succès de Madonna, Kelly Capwell Perkins Conrad Barr, comme deux à trois fois par semaine, effectuait sa demi heure de jogging dans les allées de Central Park. Depuis qu'elle avait traversé le pays pour s'installer à New York, Kelly se concentrait essentiellement à sa nouvelle carrière; pour l'heure, elle gérait une galerie d'art. Elle rentrait d'un voyage fatiguant d'Amérique Centrale et, pour effacer les longues heures d'immobilité du trajet d'avion, elle avait, dès son retour, enfilé ses baskets et gagné le plus célèbre parc de la Côte Est.

Alors que Madonna entamait «Vogue», Kelly bifurqua et préféra choisir un sentier qui longeait le lac. Tout en courant, elle évitait les nombreux promeneurs, joggers ou rollers qui, tout comme elle, profitaient de cette journée d'été indien pour se promener dans le plus bel endroit de la grosse pomme. Indifférente aux regards d'autres joggers masculins, Kelly continuait son chemin, tout en fredonnant les paroles de «Vogue» .

- ...Marlon Brando, Jimmy Dean. On the cover of magazine...

Soudain, Kelly s'arrêta net; elle manqua de souffle. Et une forte douleur explosa dans sa poitrine. Kelly haletait, à la recherche de sa respiration. Elle paniqua un instant, puis, comprenant que ses jambes allaient aussi lui faire défaut, elle s'effondra sur un banc, à une enjambée d'elle.

Elle souffla à plusieurs reprises. Difficilement, elle reprenait son souffle. Exactement à la même fraction de seconde, celle où Brick reçut une balle de revolver, celle où Brandon s'effondra sur la pelouse de Harvard, Kelly manqua de tomber du banc. Elle réussit à se cramponner de toutes ses forces au dossier. Son corps étouffait. Prise d'une violente crise de nausée, elle se retint de toutes ses forces pour ne pas vomir. Intérieurement, Kelly se reprochait d'avoir abusé de la sauce piquante, qu'elle appréciait tant, lors de son voyage au Mexique. Tandis que cette idée lui traversait l'esprit, Kelly crut apercevoir au milieu d'un groupe de jogger, la silhouette de Joe Perkins.

- Non, ce n'est pas possible...

Puis, dans la fraction de seconde suivante, Kelly sentit son coeur qui se détachait dans sa poitrine, et elle eut la terrible sensation qu'il chutait... La peur emplit son regard. Kelly sentit la mort qui la frôlait, comme quand elle avait été enlevée par Peter Flint, des années plus tôt. Kelly trembla de tout son être. Brick chutait, emportant avec lui la raison de la fragile Kelly.

A ce moment, l'homme dont elle croyait qu'il s'agissait de Joe, s'approcha d'elle.

- Vous allez bien ?

Terrorisée, Kelly n'entendit pas ses paroles. Sa raison lui échappait et, suite à sa chute, elle plongea dans un autre monde. Dans son baladeur, la voix de Madonna s'était tue. Une autre voix la remplaça.

- Kelly, c'est moi, Joe.

Toute tremblante, Kelly se redressa sur le banc. L'espace autour d'elle dansait au rythme rapide de sa respiration. La sueur qui coulait dans ses yeux, accentuait le trouble visuel qui la frappait. Et pourtant, ses yeux lui montraient bel et bien le visage de Joe, son premier mari, juste devant elle.

- Ce n'est pas possible !!

Blanche comme un linceul, Kelly leva les yeux sur l'incroyable apparition.

- Kelly, c'est moi. C'est Joe.

Kelly continuait de plonger dans les abîmes d'un autre monde.

- Kelly. Je suis venu te dire que nous avons perdu bien plus que cinq ans. Nous avons perdu toute une vie. Toute une vie où nous aurions pu nous aimer. Nous aimer...

- Noooonnn...

Des sanglots roulaient sur les joues de Kelly, ainsi que sur celles de Joe.

- Toute une vie de perdue. Pour un crime que je n'ai pas commis. Pour un crime qui se répète dans le temps. Nous n'avons pas encore fini d'en payer le prix. Tant que nous ne découvrirons pas la vérité, la vérité toute entière, nous n'aurons pas fini de souffrir. Tu n'auras pas terminé avec cette peine que tu portes en toi, au fond de ton coeur. Tant que vous ne mettrez pas un terme à l'errance de Channing junior, toi et ta famille, vous ne trouverez pas la paix...

Effondrée sur son banc, Kelly n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Elle ne comprenait pas. Depuis son départ de Santa Barbara, elle avait coupé tous les liens avec sa famille, certaine que c'était le prix à payer pour tourner la page. Définitivement.

Lorsque Kelly sentit que ses jambes avaient retrouvé toute leur vigueur, elle se rua hors du banc et s'enfuit le plus vite possible, loin de l'apparition troublante de Joe. Et tandis qu'elle s'enfuyait, le visage de Brick explosa devant elle...

- Brick...

Kelly cria dans un souffle.

 

Plage de Santa Barbara.

Après son entrevue avec Venise, Marcello avait demandé à rester un peu seul. Il lui fallait faire un peu le vide dans son esprit : oublier Venise et son combat pour le contrôle d'Armonti's. Car ce qui intéressait vraiment Marcello, c'était de prendre une fois pour toute sa vengeance sur le puissant Channing Capwell. Il le méprisait tant. Il le haïssait depuis de si longues années. Et aujourd'hui, il sentait qu'il était prêt à se venger et à venger sa jeune soeur, Kasja Ruyker.

Installé sous les palmiers, Marcello avait voulu revenir sur la même plage, où le 3 mai 1969, il avait recueilli une femme, Sophia. Alors qu'il contemplait l'océan, sa vue se brouilla et les vagues le ramenèrent à cette époque. Ce jour là, il avait suivi Sophia. Il l'avait vue quitter la villa Capwell pour rejoindre son amant, Lionel, à bord du Kallysta. Depuis plusieurs jours, il espionnait chacun des faits et gestes de Sophia, certain qu'elle était la clé qui lui permettrait de blesser C.C. Capwell dans son âme. Et ce jour là, elle lui avait offert une chance inespérée. En voyant Sophia tomber par-dessus bord, le jeune Marcello avait fait son possible pour la rejoindre. Ensuite, il l'avait recueillie, hébergée et soignée...

A l'époque, il ne savait pas vraiment comment les événements allaient s'emboîter; Marcello ne savait pas comment il pourrait, grâce à Sophia, venger ses parents et venger Kasja. Mais aujourd'hui, il le savait...

Marcello ouvrit les yeux. Rien n'avait changé depuis ce jour. Sophia était et resterait la clé, la clé de sa vengeance contre les Capwell. Même si, au fil des années, il avait découvert la vérité : Channing n'était pas véritablement responsable du drame de sa famille, il avait simplement empêché que l'affaire ne s'ébruite. Et comme il ne pouvait plus directement se venger du vrai coupable, Marcello s'était laissé convaincre que Channing était le véritable responsable. Après tout, il était lié aux vrais coupables...

Alors qu'il songeait à sa vengeance, Marcello sentit une présence autour de lui. Lentement, il la laissa s'approcher.

- Enfin te voilà...

L'ombre de Channing Junior se dessina devant les yeux du psychiatre.

- Je n'allais pas manquer notre grand rendez-vous... Après l'échec avec Eden, je me suis parfaitement rendu compte que si je voulais me venger de Sophia et des autres, j'avais besoin de ton aide. Après tout, n'est ce pas toi qui détient les secrets de cette nuit là...

- C'est exact. Et ne l'oublie pas.

Marcello fixait intensément la ligne d'horizon.

- N'oublie jamais que ce jour de juillet, j'étais présent dans le bureau. J'ai vu Sophia appuyer sur la gâchette. Je l'ai regardée te regarder mourir... J'étais là. Toi comme moi, nous savons les véritables raisons de son geste... Channing, si je peux encore te nommer ainsi, tu sais que tu peux me faire confiance. Je suis celui qui t'a livré le secret de ta naissance. Tu peux me faire confiance... Et cette fois-ci encore, je te demande de me suivre les yeux fermés. Toi et moi, nous réussirons à nous venger de Sophia et de tous les autres. Regarde-les, Channing. Regarde-les tous. Un à un, ils vont tomber sous le coup de notre vengeance. Tu m'as confié ton âme... Ne l'oublie jamais.

- Je le sais, Marcello, et je continue à te faire confiance. Je sais tout ce que je te dois : bien plus que la vérité sur ma naissance... Marcello, je veux me venger de ma très chère mère... La perte de sa compagnie ne me suffira pas.

- Elle perdra bien plus qu'Armonti's... Tu sais, depuis plusieurs mois, je travaille à notre vengeance. J'ai réveillé le cancer qui sommeillait en elle. Depuis que je l'ai soignée à Anchorage, j'ai toujours gardé un oeil sur elle. Tu veux te venger d'elle, et moi de ta famille, pour le mal qu'ils ont fait à la mienne.

A cet instant, le visage de sa jeune soeur se superposa, une fraction de seconde, sur celui de Channing Junior.

- Il est temps pour moi de rejoindre venise. D'abord Armonti's, puis tout le reste.

Dans un souffle d'air, la vision de Channing disparut. Marcello se retrouvait seul sur la plage. Lentement, il sortit une photo de sa veste : dessus, deux enfants, une fille et un garçon, se tenaient la main, devant des canaux.

- Je te promets, Kasja, de te venger... De les faire tous payer pour ton innocence perdue. Cette fois-ci, je le jure, rien n'arrêtera mon bras...

Chapitre 12