Santa Barbara, Acte 2 | ||||||
Chapitre 10 : Révélations... |
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Au large de Santa Barbara.
- Vous êtes sûre, Madame Lockridge, que vous voulez remonter cette épave ?
- Oui. Et j'aimerais que vous le fassiez le plus vite possible.
- Avec l'orage qui se prépare, je doute que cela soit pour aujourd'hui.
- Aujourd'hui ou demain, pour moi cela n'a aucune importance. Comme je vous l'ai dit, l'argent n'est pas un problème. J'exige seulement que l'Amanda Lockridge soit renflouée dans le plus grand secret.
Gina repositionna ses lunettes de soleil. Son regard se promenait sur l'immensité de l'océan. Au loin, des nuages noirs s'amoncelaient et menaçaient la baie de Santa Barbara. Il n'était pas rare à cette époque de l'année de voir se former sur l'océan de violents orages. Gina remonta son écharpe rouge sur ses épaules.
- Monsieur Spence, si j'ai fait appel à votre société, c'est parce que je crois que vous êtes à même de réussir ce pari.
Jay Spence regarda Gina, puis passa à l'océan. Un éclair au loin zébra le ciel. Le lourd bateau sur lequel ils se trouvaient tangua plus dangereusement. Gina s'accrocha au bastingage.
- Comme je vous l'ai déjà dit, je ne suis pas certain de pouvoir faire sortir des eaux le bateau de votre famille. Votre mari a essayé en 1984 ou 1985 et il n'y est pas arrivé. Tout dépendra, Madame Lockridge, de l'état de conservation de l'épave.
- Ne commencez pas à vous trouver des excuses, Monsieur Spence. Vous m'avez donné votre parole. Je veux que l'Amanda soit sorti de l'eau avant la fin du mois.
Tout au long de leur conversation, le bateau subissait les assauts de l'océan.
- Ramenez-moi en ville.
- Bien. Si vous désirez vous mettre à l'abri...
Gina suivit Jay Spence et se protégea de la houle dans la cabine. Elle prit place sur un vieux fauteuil et s'empara d'un relevé de cartes sous-marines. La clé de l'énigme du secret de Minx se trouvait là, à quelques mètres d'elle, protégée par plusieurs mètres d'eau. Gina laissa son esprit s'évader. Elle songea à Minx qui allait enfin lui payer son insolence et son mépris. A Augusta, dont elle allait lui faire regretter leur dernière dispute. A l'argent qu'elle allait obtenir. A Lionel qui lui avait ouvert les portes de sa maison sans le moindre doute. Très vite, elle chassa ces pensées et résuma ce qu'elle dirait à Tom Patterson, avant qu'il ne parte pour la France.
Arrivée au port de la ville, Gina Lockridge descendit du bateau, sans jeter le moindre regard à Jay Spence. Lorsqu'elle posa le pied sur la terre ferme, Gina DeMott Lockridge retrouva toute son assurance. Elle n'était pas faîte pour l'océan. Pressée de quitter cette partie du port qui sentait l'huile et l'essence, Gina marcha d'un pas rapide pour rejoindre la jetée principale. Elle regarda sa montre : Tom Patterson, son détective privé, devait certainement être en train de l'attendre. Au passage, elle s'acheta à un marchand ambulant un cappuccino. Gina le remarqua tout de suite, dès qu'elle s'avança sur la jetée. Il n'y avait que lui pour porter ces vieilles vestes de costumes, avec des rajouts en cuir aux coudes. Elle s'approcha de lui et, comme lui, elle s'appuya sur la rampe de bois et regarda les nuages noirs.
-
Bonjour Tom.
-
Madame Lockridge.
Tom lui tendit une main, qu'elle s'empressa de serrer. Gina, au passage, fixa les yeux du détective et elle fut très heureuse de voir briller quelques étincelles. Gina était de ces femmes qui aimaient voir briller les yeux des hommes avec qui elle parlait; Tom avait bien plus de classe et de goût que ce Jay Spence qui était resté de marbre toute la matinée.
- Votre ballade en mer vous a donné entière satisfaction ?
- Il est trop tôt pour le dire, Tom. Je ne pourrais parler de réussite que lorsque les restes du bateau seront à sec.
- Vous êtes certaine de vouloir aller jusqu'au bout ?
- Certaine. Pour différentes raisons. Principalement pour mon mari. Je sais que Lionel a déjà essayé et qu'il rêve tant de toucher de ses propres mains ce bateau.
Tom laissa passer quelques secondes. Il y avait chez cette femme un paradoxe qu'il ne parvenait pas à s'expliquer. Il connaissait Gina Lockridge de réputation. Qui d'ailleurs à Santa Barbara ne connaissait pas la réputation de Gina Blake DeMott Capwell Capwell Timmons Capwell Lockridge. Qui ? Et la femme qui se tenait à côté de lui paraissait si différente. Il ne parvenait pas à croire qu'elle puisse ne pas être sincère : elle voulait offrir un magnifique cadeau à son mari : l'histoire de son aïeule, Amanda Lockridge.
- Je suis passé au musée, ce matin. J'ai consulté le cahier de bord du bateau. Le capitaine fait allusion à une tempête... Il est difficile d'en tirer des conclusions, car les rajouts d'Elizabeth Peale sont si près de la perfection, qu'il est encore quasiment impossible de faire la différence entre le vrai et le faux.
- Je sais. J'ai consulté moi-même ce document, et je sais qu'il renferme une part de vérité... Ce que je n'arrive toujours pas à comprendre, c'est pourquoi le bateau n'a pas accosté au port...
- Et s'il n'y avait rien à comprendre ?
Gina ferma les yeux une seconde. Rien à comprendre... Non, c'est impossible. Il y a forcément quelque chose, sinon, pourquoi Minx aurait-elle tant cherché à protéger ce secret...
- Tom, j'ai d'autres éléments à vous communiquer.
- Allez-y, je vous écoute.
- Peu de temps avant que l'Amanda Lockridge n'atteigne les côtes californiennes, Nathaniel Capwell fit son grand retour. Personne ne l'avait revu depuis l'année du mariage de Horatio et d'Amanda. Lors de son retour, Horatio avait quitté la ville pour affaires. Et d'après les documents de l'époque, Nathaniel n'avait guère changé. Il était toujours poursuivi par ses vieux démons. Certains disaient même qu'il s'était ruiné au jeu... Horatio est revenu à Santa Barbara quelques jours avant le naufrage du bateau. Et curieusement, tout de suite après le naufrage, Horatio et Amanda partirent pour l'Europe. Ne trouvez-vous pas cela étrange ?
- Je ne sais pas... Comment avez-vous eu ces informations ?
- J'ai eu quelques temps le journal intime d'Amanda entre les mains...
Gina songea une seconde au journal qui se trouvait pour le moment dans les appartements d'Augusta. Et dire qu'il ne lui restait plus que quelques pages à lire... Elle allait le reprendre, elle n'avait pas d'autres choix.
- Tom, il faut que vous alliez en Europe pour découvrir ce qui s'est passé lors de leur voyage. Je veux que vous retrouviez pour moi la trace d'Ella Lockridge. Je sais qu'après sa mort, Amanda a exigé qu'elle soit enterrée en France. Ce n'est qu'après la mort de la petite, qui n'avait que 8 ans, qu'elle a perdu l'esprit, abandonnant par là-même son second enfant.
- Vous êtes certaine que c'est utile ?
- Certaine non. Mais, la seule chose que je puis dire, c'est qu'à plusieurs reprises, j'ai entendu Lionel faire allusion à Ella, lorsqu'il parlait d'Amanda... Dans sa façon de parler d'elle, on pourrait presque croire qu'elle a vécu au-delà de ses 8 ans... Tenez-moi au courant... J'ai besoin de tout savoir...
Villa sur les hauteurs.
L'orage grondait sur les collines environnantes de Santa Barbara. De temps à autre, et de plus en souvent, le tonnerre grondait. La station balnéaire semblait trembler sous la violence de la tempête qui se précisait.
Dans une des chambres de la villa qu'il avait louée sur les hauteurs, le ravisseur du Général Bradford prenait un peu de repos. Depuis sa sortie de prison, il n'avait pas vraiment connu une nuit de repos. D'abord la crainte d'être repris par la police, puis ensuite la mise en place du plan contre les Capwell; et il y avait eu aussi le kidnapping du Général Bradford à mettre en place et enfin son récent aller-retour à Boston.
A nouveau, il s'agita dans son sommeil, murmurant des mots incompréhensibles. Il avait demandé à ses hommes de lui accorder cette après-midi de repos. Il en avait besoin, il sentait son corps à la limite de la rupture. Après tout, les choses, pour le moment, se passaient comme prévu; il ne manquait que l'accord entre le Général et Capwell, document, il en était certain, qui serait très bientôt entre ses mains.
Un éclair déchira le ciel et, au même moment, il distingua derrière ses paupières closes, des images qui se dessinaient derrière un épais brouillard. Ce n'était pas la première fois que ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, étaient troublés par des images qui n'appartenaient pas à ses souvenirs...
Il s'agita à nouveau, cherchant à tomber dans l'oubli.
- Ah ah !!
Son esprit plongeait lentement dans un autre monde. Un monde qui n'était certes pas le sien, mais qui lui était cependant si familier.
C'est d'abord un homme qui se présenta à lui. Il ne le connaissait pas, et pourtant il éprouvait la curieuse sensation que sa silhouette lui était familière. De même que le son de sa voix. Il ne comprenait pas un seul mot de ce qu'il tentait de lui dire. Parallèlement, il ressentit une vive douleur dans son coeur, comme si son coeur était le seul organe encore vivant de son corps. Il porta la main sur sa poitrine, cherchant à toucher, à protéger ce coeur qui battait si vite à présent.
Dans son rêve, l'image changea. Il ne reconnut pas la pièce, mais cette fois-ci, il put mettre un nom sur l'homme qui le dévisageait. Il s'agissait de Lionel Lockridge. Il n'était pas seul avec lui dans la pièce, car il pouvait encore discerner des ombres. Petit à petit, l'image du lieu se précisa et il finit par reconnaître une chambre d'hôtel. Une minable chambre de motel : un lit, un bureau et une petite commode.
- Lionel ! Que venez-vous faire ici ?
Il se mit à parler dans son rêve.
Immobile, Lionel le regardait sans bouger, sans rien dire. Puis un autre homme s'approcha de lui. Il se tenait assis sur le lit. Il se sentait si petit, face à leurs regards... Un peu comme lors d'un procès.
Le second personnage s'avança vers lui. Il le reconnut pour l'avoir croisé dans ce qui lui semblait être une autre vie. Toutefois, il était parfaitement incapable de mettre un nom sur ce visage. Il leva les yeux vers lui et leurs regards se croisèrent. Il y avait de la haine dans les yeux de l'homme qui le fixait. De la haine, il en était certain.
- Pourquoi ? Pourquoi, toi ?
Toujours, il répétait sans cesse les mêmes interrogations, et bien qu'il en gardait le souvenir à son réveil, il n'avait jamais pu trouver la moindre réponse à cette question. Il n'en savait rien. C'est à ce moment là, généralement qu'il se réveillait, en sueur, tremblant de froid, et un peu de crainte aussi.
Généralement, dans son rêve, il tournait la tête vers la glace au-dessus de la commode, et le reflet que lui renvoyait le miroir n'était pas le sien, mais celui d'une femme, blonde.
Comme à son habitude, il tourna la tête; il se vit fermer les yeux.
- Non !!
Cette fois-ci, il cria dans son sommeil.
Dans son rêve, il se refusa à regarder dans le miroir. C'est alors qu'il sentit que la présence dans la chambre venait de changer. Il ne se trouvait plus en compagnie d'un homme, mais d'une jeune femme brune, qu'il reconnut aussitôt : il s'agissait de Courtney Capwell...
- Pourquoi es-tu revenue ?
A la vue de Courtney, son coeur dans sa poitrine se serra. Il jura presque qu'il cessa un instant de battre. Pourtant, bien que leur chemin se soit croisé dans le passé, il était certain qu'ils ne s'étaient jamais retrouvés ainsi, dans une chambre de motel. Jamais. Et pourtant, cela lui paraissait tellement réel... Comme si cette scène faisait bel et bien parti de sa vie.
- Pourquoi continuer à tout me prendre ? Tu as déjà toute l'affection de papa...
Il la regardait sans comprendre.
- Je croyais sincèrement que tu avais de l'affection pour moi. Mais là, tu dépasses les bornes. Regarde-toi, tu me dégouttes. Tu es là, à faire ta belle, à user de tes charmes, pourquoi... J'imagine que tu ne le sais même pas toi-même...
Courtney s'avança et prit place sur l'autre bout du lit. Il remarqua qu'elle tenait serré contre elle un sac à main de cuir noir.
- Je viens de croiser Lionel... As-tu conscience que David aussi aurait pu te trouver. Mais, je ne vais pas te laisser faire. J'ai toujours grandi dans ton ombre, mais cette fois-ci, je ne vais pas te laisser faire. J'ai parfaitement compris ce que tu projettes avec papa. Vous avez l'intention de prendre le contrôle des Entreprises Capwell. Je ne suis pas stupide, tu sais. Je dois t'avouer que j'ai tout compris, dès l'instant où j'ai remarqué la façon dont tu regardais Eden... Tu es jalouse d'elle. Tu vois ce que cela fait... Et bien maintenant, tu peux comprendre ce que j'ai ressenti durant toutes ces années. Toutes ces années, pendant lesquelles, moi, je n'étais rien. Je n'existais pas.
- Eden ?
- Ne fais pas celle qui ne comprend pas. Tu es jalouse d'Eden. Parce qu'elle a tout. La beauté, la classe et le pouvoir. Et tu rêves de prendre sa place. Mais je te le dis, cela n'arrivera pas. Pearl m'a tout raconté de tes rendez-vous secrets avec Lionel, avec Keith... Je ne te laisserai pas faire.
Et tandis qu'elle prononçait ces mots, Courtney sortit un revolver de son sac.
- Je ne vais pas te laisser faire.
Dans son sommeil, il se replia sur lui-même. Son corps semblait avoir gardé le souvenir de cette scène. Et la peur le pénétra...
- Je ne vais pas te laisser faire. Et cette fois-ci, celle que tout le monde regardera, ce sera moi... Je ne vais plus te laisser me faire du mal. Que tu détruises Eden, je m'en moque, mais je ne veux pas que tu t'en prennes à Pearl...
- A Pearl ?
- Je suis lasse d'être le vilain petit canard de la famille. Lasse... Alors je vais faire en sorte que le monde entier te voit telle que tu es vraiment... J'imagine la tête de David, de papa, et celle des autres... Regarde-toi Madeline, regarde-toi...
Sous la menace de l'arme, il n'eut pas d'autre choix que d'obéir...
Sous les draps, il s'agita. Les muscles de son corps s'étaient tendus à l'approche du danger, et son coeur dans sa poitrine battait avec violence toutes les mesures du temps qui s'écoulait...
Il détourna alors son regard vers le miroir. Au début, il ne vit rien, puis un reflet se dessina. Celui d'une jeune femme, blonde. Nullement le reflet de son visage.
- Non... Non... Non...
En même temps l'homme réel et la vision du rêve se mirent à crier...
Ses yeux scrutèrent avec attention le reflet dans la glace. Il n'y avait nul doute possible, le miroir lui renvoyait le reflet de Madeline Capwell. C'est alors que les souvenirs lui revinrent. Madeline avait trouvé la mort dans une chambre de motel, tuée d'une balle de revolver par sa jeune soeur, Courtney.
- Ce n'est pas possible, elle est morte... Morte...
Et au moment où Courtney s'apprêtait à tirer, il se réveilla, en hurlant.
- Je ne suis pas elle, je suis Kirk... Kirk Cranston... Kirk et pas un autre. Et encore moins Madeline... Je suis Kirk...
Son cri déchira le silence de la pièce, repoussant son mauvais rêve. Kirk se réveilla en sursaut et s'assit sur le lit. Du revers de sa manche, il épongea la sueur sur son front.
- Non, ce n'est pas possible. Madeline est morte. Morte... Alors pourquoi je fais tous ces rêves ?
Kirk se leva et alla se passer un peu d'eau fraîche sur le visage.
- Est-ce possible que son coeur m'envoie des images de son passé ? Si tel est le cas, cela expliquerait les autres rêves. Ceux avec Grant... Cela expliquerait que je sois au courant pour les transactions de Grant et pour le secret qu'il partage avec Bradford...
Kirk observa son reflet dans la glace. Il n'y avait pas la moindre trace du souvenir de Madeline. Certes, son coeur battait dans sa poitrine, son coeur uniquement son coeur. Ce coeur qui aujourd'hui pouvait le sauver une seconde fois, et lui offrir l'arme contre Capwell... Il allait réussir là où Grant avait échoué...
- Si j'arrivais à choisir les scènes du passé de Madeline, je pourrais trouver le point faible de Channing...
Kirk regarda sa montre. Dans quelques heures, il obtiendrait le papier de l'accord signé entre Capwell et Bradford, et après plus rien ne pourrait l'empêcher de prendre le contrôle des Entreprises Capwell et de se venger de Channing...
Villa Lockridge.
Un vieux disque de Sinatra tournait sur l'ancienne platine de Minx. Depuis son retour à Santa Barbara, Augusta avait établi ses quartiers dans les appartements de son ancienne belle-mère. Lorsqu'elle y réfléchissait, Augusta trouvait la situation des plus cocasses : durant toutes ces années de mariage avec Lionel, ces appartements lui étaient interdits, et aujourd'hui c'était elle qui occupait librement la place.
Allongée sur le lit, Augusta terminait de fumer sa cigarette, à l'aide du porte-cigarettes en ivoire que lui avait offert Lionel, des années plus tôt. A ses côtés dormait paisiblement l'énième Breeze. Aujourd'hui ce n'était plus un terrible doberman, mais un affectueux labrador, au poil caramel.
- Et bien, il est temps de se trouver une toilette pour se rendre à mon tout premier rendez-vous à Pacific Sud.
Breeze grogna de plaisir sous les caresses de sa maîtresse. Et ensuite Augusta passa dans la salle de bains. Elle s'installa devant la coiffeuse et commença à se coiffer, tirant l'ensemble de ses cheveux vers l'arrière. La musique du crooner emplissait la pièce.
Tandis qu'elle se préparait, Breeze entendit le bruit familier de son sac de croquettes et, après avoir ouvert les yeux, redressé les oreilles, il sauta hors du lit, en direction de sa gamelle. Et sur le pas de la porte des anciens appartements de Minx, Gina souriait : elle allait enfin pouvoir récupérer le journal intime d'Amanda, qu'elle avait caché ici. Lentement, elle retira ses chaussures à talons aiguilles. Gina, avec mille précautions, s'approcha de l'entrée de la salle de bains, pour s'assurer qu'Augusta était occupée et qu'elle ne pourrait pas l'entendre. Lorsqu'elle entendit le bruit de l'eau, Gina sourit : elle savait qu'Augusta, si elle voulait paraître jeune, en aurait pour plusieurs minutes.
Gina retraversa la chambre et entra dans le bureau de Minx. Augusta n'avait touché à rien. Gina s'arrêta un instant devant le grand portrait de la vieille dame qui trônait face à la baie vitrée. Sur le tableau, Minx avait ce regard si perçant, si fort, si... si proche de celui qu'elle affichait de son vivant. Gina gagna le lourd bureau en merisier sur lequel s'étalaient de nombreux dossiers.
- Ce qui est sûr, c'est que l'ordre n'est pas la priorité d'Augusta...
Gina laissa son regard se promener sur les différents papiers, et un seul attira toute son attention, celui qui portait le titre : Pacific Sud. Tout de suite, Gina fit le lien avec le nouveau projet de Channing Capwell.
- Que fait Augusta avec Channing ? Que peut-elle bien comploter ?
Rattrapée par sa curiosité maladive et par les éventuels profits qu'elle pourrait en tirer, Gina ouvrit le dossier et le consulta. Le dossier ne renfermait rien de très inhabituel : des coupures de presse, le relevé topographique de l'étendue du terrain du projet, ainsi que l'ébauche des statuts de la société.
En reposant le dossier, elle remarqua d'autres dossiers relatifs à l'héritage Lockridge. Il n'y avait rien d'anormal à cela, puisque c'est Augusta qui avait la charge de l'héritage Lockridge, en l'absence de Warren. Gina refoula au loin ses inquiétudes, tant que Warren ne rentrait pas d'Irak, elle conservait encore la mainmise sur une partie de l'argent Lockridge, par l'intermédiaire de Lionel. Fort heureusement, le retour d'Augusta ne changeait pas la donne, puisque Lionel n'avait pas encore quitté lé lit conjugal.
Changeant totalement de sujet, Gina s'approcha de la bibliothèque, là où elle avait caché le journal d'Amanda : un livre au milieu des livres. Ses doigts cherchèrent avec frénésie là où elle était certaine de l'avoir glissé. Il n'y était pas.
- Oh, mon Dieu.
Gina s'approcha et regarda attentivement si elle reconnaissait la reliure du vieux journal intime.
- Non, ce n'est pas celui-ci. Ni celui-ci... Pourtant, je suis certaine de l'avoir laissé là.
Un sentiment de panique commença à gagner Gina. Il est loin le temps pour elle où toutes ses intrigues fleuretaient avec le succès, comme lorsqu'elle détenait la cassette vidéo innocentant Kelly Capwell du meurtre de Dylan Hartley. Gina soupira.
- Il était là, pas plus tard que la semaine dernière...
- Je vais finir par croire que vous feriez une excellente femme de ménage, puisque je n'ai pas besoin de vous sonner pour vous voir apparaître...
Gina sursauta. Face à elle, dans l'encadrement de la porte, Augusta, vêtue d'un ensemble de soie noire, la dévisageait, un immense sourire aux lèvres. Ses yeux lui lançaient des éclairs. Gina, surprise, se perdit dans de fausses excuses.
- Taisez-vous. Je croyais avoir été claire. Ces appartements sont à moi, et vous n'avez rien à faire ici.
- Je sais, mais...
Augusta s'avança et Gina s'écarta de la bibliothèque.
- Gina, Gina, Gina... Je sais très bien que ce vous êtes venue faire...
- Ce n'est pas ce que vous croyez, Augusta. J'avais prêté à Minx un livre et je suis venue le récupérer.
- Et moi je suis la reine d'Angleterre !
Augusta se plaça devant le bureau et rangea les documents éparpillés sur le meuble.
- Gina, je ne veux plus vous voir dans ces pièces. Mieux, je ne veux plus vous croiser dans aucune pièce de cette villa.
- Alors, je vous demande de ne pas rentrer dans notre chambre à coucher lorsque je suis avec Lionel.
Augusta accusa facilement le coup.
- Profitez Gina, je ne suis pas certaine que Lionel partage encore longtemps votre... couche. Il me semble avoir repris goût à la navigation, ces temps-ci...
Gina tira la langue à Augusta. Il est vrai que depuis plusieurs jours, Lionel découchait de temps à autre...
Augusta se détourna et affronta Gina.
- Gina, parlons sérieusement entre femmes... Je sais ce que vous êtes venue chercher.
Gina pâlit légèrement.
- Vous ne le retrouverez pas. Je vous l'assure. La lecture est terminée... Vous ne saurez pas ce qui se cache derrière le naufrage de l'Amanda Lockridge... Jamais.
- N'en soyez pas si sûre, je possède les documents du coffre.
- Peut-être, mais cela ne vous conduira à rien, juste à émettre des hypothèses farfelues.
- Des hypothèses, Augusta... Je n'en suis pas si sûre. Et je pense que Lionel sera de mon avis, lorsque je lui en toucherai deux mots.
- Vous ne lui direz rien. C'est clair.
- Aurais-je visé juste ? Tata tata...
- Vous ne direz rien du tout à Lionel.
Gina, tout sourire, leva les yeux au ciel.
- Vous êtes la pire des plaies, Gina. Channing aurait dû vous abattre plutôt que de vous épouser !
- Augusta, ce n'est pas beau la jalousie... Pas beau du tout. Tout cela parce que j'ai un meilleur tableau de chasse que vous.
Un rouge vif monta aux joues d'Augusta, le même que celui de son rouge à lèvres.
- Je vais vous abattre comme un chien...
Joignant le geste à la parole, Augusta bondit sur Gina et l'empoigna violemment par le cou. Sous la violence du choc, Gina tomba à la renverse. Les deux femmes se retrouvèrent à même le sol. Augusta maintenait fermement Gina, clouée au sol.
- Vous n'êtes qu'une sale garce... Une traînée, une fille du ruisseau...
- J'aurai votre peau, Augusta...
Un moment, Gina pris le dessus et, de roulade en roulade, Gina réussit à se relever. Elle regarda un instant Augusta et, à son tour, elle passa à l'attaque. Avec rage, elle arracha un bout de la jupe d'Augusta.
- On va voir laquelle de nous est une fille du ruisseau, miss je sais tout...
Augusta grogna de rage. Son ensemble à plusieurs milliers de dollars portait des traces du combat : à plusieurs endroits, Gina avait entaillé le fin tissu de ses ongles.
Folle de rage, Augusta gifla Gina. Et elle aussi s'attela à mettre en pièce la robe de sa rivale. De griffures en griffures, les deux femmes se livrèrent une bataille serrée. Augusta reprit très vite le dessus. Et pour assommer le coup de grâce à sa rivale, elle attrapa son pot de masque à l'argile et le renversa sur Gina. Le visage et le corps peints en vert, Gina, une nouvelle fois, s'avoua vaincue.
- Et que les choses soient claires, Gina. Au moindre mot prononcé à Lionel, je vous détruis. Je vous détruis... Je saurais vous prendre ce que vous avez de plus cher...
- Jamais...
- Je vous promets un enfer, Gina. Un terrible enfer...
Club 71.
Dans
un box, à l'écart du bruit, Sophia Capwell revoyait la nouvelle stratégie de
sa société en présence de George, son bras droit. Depuis près d'une heure,
George se justifiait, essayant de faire comprendre à Sophia que la seule et
unique possibilité pour elle de garder le contrôle de Armonti's est de, pour
le moment, accepter d'en partager les rênes avec Venise, sa nièce par
alliance.
-
Vous ne voyez donc pas que vous risquez de tout perdre ?
-
Tout perdre ? Mais à cause de vous, c'est ce qui est en train de se
passer... George, je ne suis plus la présidente de Armonti's...
Tout
en parlant, Sophia tapait nerveusement sur sa tasse de café.
-
Je ne suis plus rien, George. J'aurais préféré qu'on se batte, qu'on aille
jusqu'au tribunal...
-
Mais je vous rassure, Sophia, vous allez devoir vous battre. Et je serai de
votre côté.
Geoge
posa tendrement sa main sur celle de Sophia. Non pas qu'il soit attiré par
elle, il voulait par ce geste lui faire comprendre qu'il était plus que son
allié dans cette bataille, mais un ami. Un ami fidèle et sincère.
-
Sophia, regardez la situation. Mort est déjà de son côté... Il en sera peut-être
de même pour Aaron et Arthur. Quant à Cometic's Art, son choix ira dans le
sens de ses intérêts. C'est pour cela qu'il est important d'avoir votre nièce
auprès de vous, du moins pour un premier temps...
George
continua à fournir différentes raisons à Sophia. Ce n'est qu'au bout d'un
moment que George constata que Sophia ne l'écoutait plus. Sophia avait perdu le
fil de la discussion, son regard avait été attiré par un individu à l'autre
bout du bar.
-
Sophia... Sophia...
-
Pardon.
-
Vous ne m'écoutez plus. C'est
votre can... maladie.
-
Non. C'est...
Sophia
s'avança vers George.
-
J'ai cru voir un fantôme.
George
regarda alors dans son dos, et nota la présence d'un homme dans un fauteuil
roulant, le même qui avait accompagné Venise dans les bureaux d'Armonti's.
-
Excusez-moi, George, il faut que j'aille le voir. Il faut que je sache.
-
Vous voulez que je vous accompagne ?
-
Non. C'est à moi d'affronter mon passé.
Sophia
se leva et gagna la table où se tenait Marcello Armonti. Tout son visage
exprimait sa peine. Elle déglutit avec difficulté, lorsque les yeux bleus de
son beau-fils se posèrent sur elle.
-
Gianni, vous pouvez nous laisser, s'il vous plait.
Le
second homme se leva et laissa l'électricité prendre sa place. Sophia luttait
pour maintenir son regard dans les yeux de Marcello. Et tandis qu'ils se dévisageaient,
des souvenirs ressurgissaient des ombres. Anchorage. L'Italie. L'arrivée de la
Comtesse Armonti. L'incendie pour le mariage d'Eden et de Cruz. La révélation
de sa culpabilité. Les yeux de Sophia s'embrumaient de larmes; ceux de Marcello
irradiaient de la même vitalité que par le passé.
-
Tu veux t'asseoir ?
-
Merci.
Intimidée,
Sophia s'exécuta. Face à cet homme, même s'il paraissait diminué de part son
handicap, Sophia Capwell redevenait la patiente timide et craintive qu'elle
avait toujours été. Fuyant le regard de Marcello, Sophia jouait nerveusement
avec la nappe.
-
Je suis vraiment désolée, Marcello, que les choses entre nous se soient autant
dégradées. Sincèrement, je voudrais qu'il en soit autrement.
-
Je l'imagine, vraiment...
-
Je sais que tu me crois quand je te dis que je suis désolée. Et je t'assure
que cela n'a rien à voir avec la compagnie...
-
Peut-être...
Sophia
leva les yeux vers Marcello. Elle se forçait à retrouver l'assurance qu'elle
avait gagné au fil des années passées ici à Santa Barbara. Elle redevenait
Sophia Capwell, l'épouse de C.C. Capwell.
-
Marcello, je ne vous ai pas oubliés, ni toi, ni Venise... C'est juste qu'il
fallait que je me consacre à ma famille, à mes enfants, pour me reconstruire
une place auprès d'eux. J'avais besoin de temps... de temps...
-
De temps pour reconquérir Channing... Une nouvelle fois.
-
Non, pour rester la mère de mes enfants. Car c'est cela qui a de l'importance.
Simplement cela. Ted a besoin de moi. Kelly aussi. Et Eden... Eden, elle a
vraiment besoin de sentir que sa mère est avec elle... Auprès d'elle. Après
tous les drames qu'elle vient de traverser, je sais, au plus profond de moi, qu'elle
va avoir besoin de moi, pour l'aider, pour la soutenir.
Marcello
croisa les doigts et fixa intensément Sophia.
-
Nul doute qu'Eden va avoir besoin de toi... Mais, tu me parles de ta famille
Capwell et jamais de ton autre famille... Que comptes-tu faire de Venise et de
moi ?
-
Comment cela ?
Marcello
attrapa la main de Sophia et il l'obligea à le regarder droit dans les yeux.
-
Sophia, pendant toutes ces années, tu nous as oubliés. Et maintenant que nous
sommes ici, que comptes-tu faire ?
-
Je ne sais pas, Marcello. J'ai besoin de temps.
-
De temps, Sophia... Tu as toujours eu besoin de temps. Depuis que je t'ai
rencontrée en 1969, tu as toujours eu besoin de temps. Pour retrouver la mémoire.
Pour retrouver ta famille. Pour te venger de Lionel. Pour reconquérir le coeur
de Channing. Mais, j'aimerais avant que tu me répondes, que tu réfléchisses
à ce que je vais te dire.
Captivée
par les yeux fixes de Marcello, Sophia buvait littéralement les paroles de son
ancien ami.
-
Tu as voulu revenir ici. Pour tes enfants. Pour ta vengeance. Pour Channing. Et
où tu en es, Sophia ? Tes enfants sont grands et ils ont appris à vivre
sans toi. Certes, ils t'aiment, mais pas vraiment comme une mère... Et
Channing. Vous traversez une nouvelle crise, si je m'abuse... Toutes ces années
perdues, Sophia... Pour en être revenue au même point. Tu es seule. Seule,
sans tes enfants, sans ton cher et tendre Channing... Réfléchis bien, Sophia.
Est-ce que tout cela valait vraiment la peine de quitter l'Italie, de tourner le
dos à ton autre famille qui t'a accueillie les bras grands ouverts... Tu nous
as oubliés Sophia, presque reniés pour retrouver ta vie... Une vie dans
laquelle tu as perdu ta place, il y a fort longtemps...
Des
larmes de déception roulaient sur les joues de Sophia. Elle tenta de se dégager
des mains de Marcello, mais celui-ci ne la laissa pas faire.
-
Ce n'est pas vrai, Marcello. J'ai ma place ici...
-
Si tu en es certaine...
Sophia
baissa le regard. Dans son coeur, une porte venait de se briser. Une porte qu'elle
avait volontairement maintenue fermée durant des années. Sophia réalisa qu'elle
se voilait la face : elle se refusait à voir sa souffrance et celle des
autres pour ne se concentrer que sur sa reconquête de sa famille.
-
Je ne sais plus, Marcello...
-
Sophia, songe un peu à la détresse que Venise a pu ressentir. Je ne parle pas
de la mienne. Mais pense un peu à Venise. Cette petite fille a déjà perdu sa
mère. Elle avait placé toute sa confiance et tout son amour en toi... Je
pourrais te dire que tu l'as déçue, mais ce n'est pas le cas. C'est bien
au-delà. Venise a eu l'impression de perdre sa mère une seconde fois. Son
monde s'est écroulé. Et comme toi, tu t'es raccrochée à ta haine contre
Lionel, Venise a développé ce même sentiment à ton égard... Pour
survivre...
-
Mais, je ne l'ai pas abandonnée Marcello... Je ne l'ai pas abandonnée...
-
Peut-être, mais ce n'est pas ce qu'elle croit.
-
Et cela justifie sa guerre contre moi ?
-
Non, rien ne peut justifier cela. Mais il faut que tu comprennes, Sophia, que tu
es à l'heure du choix. C'est les Armonti ou les Capwell. C'est à toi de
choisir.
-
Non... Je ne peux pas...
-
Je te reconnais bien là, Sophia. Tu t'es toujours refusée à choisir ton camp,
mais je suis certain qu'aujourd'hui, tu ne pourras plus reculer. Soit tu nous
repousses une dernière fois, soit tu fais alliance avec Venise et tu rentres
avec nous en Italie.
-
Non, je ne peux pas... Mes enfants...
-
Arrête, Sophia, tes enfants n'ont pas besoin de toi. Depuis ce jour de mai, ils
n'ont plus besoin de toi.
-
Non, ce n'est pas vrai...
-
Ils n'ont plus besoin de toi, Sophia.
-
Non...
Sophia
s'effondra sur la table. Marcello, d'un signe, fit venir Gianni.
-
Sophia, réfléchis à ce que je viens de te dire. Si tu repars avec moi, je
saurais convaincre Venise de te laisser la compagnie. Sinon, je te promets que
je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour soutenir Venise. Après Francesca,
après toi, je ne peux pas l'abandonner. Elle ne le comprendrait pas. Sophia, c'est
à toi de choisir si tu veux que nos deux familles s'entredéchirent. Tout
repose entre tes mains. Dis-toi seulement que, si tu veux te battre, je serai là
et je parlerai de nos secrets à Venise, je lui parlerai de Channing Junior...
Sophia
s'écroula sur la table, alors que Marcello s'éloignait.
- Non, Marcello... Laisse mon fils reposer en paix...
Hôpital psychiatrique de Monterey.
Jour
après jour, Mason Capwell revenait s'entretenir avec l'ancien majordome de la
villa de son père. A chacune de ces visites, il sollicitait la mémoire du
vieil homme, dans le seul but d'en apprendre davantage sur la réception du 30
juillet 1979. Depuis son tragique accident, Mason avait ouvert les yeux :
il avait enfin compris qu'il ne trouverait sa place parmi les membres de sa
famille que le jour où le fantôme de son frère disparu cesserait de les
hanter. Mason avait revu ce fantôme, une nuit d'ivresse et de détresse, sur le
toit de l'hôtel Capwell.
La
veille, il était retourné à Santa Barbara pour consulter les archives. Lors
de son passage éclair, il était passé observer, à la dérobée, Julia. Il
aurait aimé la voir, lui parler, la toucher... Mais il savait que l'heure du
pardon n'était pas encore venu. Il n'arrivait pas à se regarder dans une glace
depuis l'accident. Il se sentait coupable et sa conscience le rongeait : il
avait tué son enfant, son fils... Alors, pour la protéger, il était resté
dans sa voiture, l'observant en cachette, tandis qu'elle dirigeait l'équipe de
défense de son père.
La
même journée, Mason s'était rendu aux archives de la ville, où il avait
retrouvé ses vieux amis : Bridget et Jerome Dobson. Il avait tant de
documents à consulter, tant de dossiers à lire. Heureusement, Bridget lui
avait promis de lui préparer un dossier complet sur la soirée, sur le procès
et sur les différents protagonistes. Mason ne voulait plus regardait cette
famille, sa famille, de l'intérieur. Il lui fallait un regard neuf, capable de
disséquer les sombres pensées des uns et des autres.
Assis
sous des arbres centenaires, Mason attendait que l'infirmier s'éloigne pour
interroger Philip.
-
Monsieur Capwell, je vous demande de faire très vite. Philip est toujours très
fatigué après vos visites, et dans le service, on commence à se poser des
questions.
-
D'accord.
-
Il est possible que bientôt on m'empêche de descendre Philip et de le laisser
vous parler.
Excédé,
Mason comprenait parfaitement le jeu de l'infirmier.
-
C'est bon, je vous paierai un peu plus...
-
Très bien... Je reviens dans une petite heure.
L'infirmier
s'éloigna, laissant Mason seul avec son patient.
Assis
sur son fauteuil roulant, Philip fixait Mason. Il n'y avait pas de trace de vie
dans son regard. Un regard rempli de vide.
Mason
arrangea la couverture qui recouvrait les jambes de Philip.
-
Philip, est-ce que vous me reconnaissez ?
-
Oui, vous êtes le monsieur de la semaine dernière. Celui dont il ne faut pas
dire le nom !
-
Qui vous a dit cela ?
-
L'infirmier. Il a dit qu'il ne fallait pas que je parle de vous, ni même que je
prononce votre nom. Personne ne doit savoir que je vous rencontre en secret.
-
D'accord. Mais à moi, Philip, vous pouvez me dire mon nom.
Philip
regarda autour de lui, puis il s'approcha de l'oreille de son interlocuteur.
-
Vous êtes un journaliste, Monsieur, et vous voulez que je vous livre les
secrets des Capwell. Mais, je ne dirai rien. J'ai juré fidélité à Monsieur
Capwell, vous savez il a toujours été très bon avec moi. Toujours très
gentil...
Mason
n'écoutait déjà plus. Ce n'était pas le bon jour. Deux fois seulement Philip
l'avait reconnu. Et à chaque fois, c'est à peine si cela avait duré plus de
vingt minutes. La première fois pourtant, Mason avait tant espéré; il l'avait
même pris pour son oncle, Grant Capwell. Puis la maladie le rattrapait, et
refermait pour un moment la porte des souvenirs.
Philip
s'arrêta et son regard se perdit derrière les arbres. Mason, résigné, se
leva et commença à faire les cent pas.
Au
bout d'un moment, Philip l'interpella.
-
Vous ne devriez pas toujours chercher à vous battre avec votre frère. Cela ne
sert à rien.
-
Pardon...
Mason
s'arrêta et s'accroupit devant Philip.
-
Qu'est-ce que vous êtes en train de dire ?
-
Je disais que vous battre contre votre frère, continuellement, ce n'est pas la
solution. Surtout devant votre père. Vous irez faire votre droit à Harvard,
comme le veut votre père, et si Channing doit faire autre chose, il fera autre
chose...
Mason
prit les mains du vieil homme dans les siennes.
-
Philip, Philip, vous vous souvenez de moi...
-
Bien sûr, Mason... Je me rappelle parfaitement de vous. A voir votre tête,
vous vous êtes encore opposé à votre père. Je sais qu'il est dur avec vous,
mais c'est pour votre bien.
Mason
n'en croyait pas ses oreilles. Philip avait retrouvé ses esprits, et avant qu'il
ne perde à nouveau le fil de ses souvenirs, Mason le questionna.
-
Philip, Philip, j'ai besoin de vous. De vos souvenirs... Est-ce que vous vous
souvenez de la journée du 30 juillet 1979, le jour où Channing Junior a été
tué ?
-
Ah, ce Perkins. Votre père avait raison de tout faire pour qu'il ne fréquente
plus Kelly. Il n'avait pas sa place dans votre famille.
-
Peut-être, Philip... Parlez-moi des invités. Qui était présent... Mes
souvenirs sont trop vagues...
-
Vous ne vous ne souvenez pas... C'est vrai que vous étiez jeune à l'époque.
-
Philip, essayez de vous rappeler de qui était là, avant la soirée, avant le
meurtre...
Philip
tourna la tête. Ses yeux se fermèrent un instant et Mason craint le pire.
-
Je me souviens un peu des invités. Ils étaient nombreux à l'époque à fréquenter
la villa de votre père. Je me souviens que votre frère, au dernier moment, a exigé
que plusieurs personnes soient invitées. Pour la plupart c'étaient des amis à
lui. Il y avait un certain Smith... Ils étaient ensemble, à la faculté de
droit. Je me rappelle aussi, et cela m'a choqué, qu'il a exigé que Warren
Lockridge soit présent.
-
Warren et Lindsay Smith... Je suis au courant pour Warren, ils se sont même
disputés dans le bureau, plus tôt dans l'après midi.
Mason
retrouvait un peu d'espoir.
-
J'ai trouvé très curieux que votre frère veuille inviter ces satanés
Lockridge. C'était d'autant plus curieux que plus tôt, Lionel est venu à la
villa et il a eu une violente altercation avec votre père et votre frère.
Votre père ensuite l'a mis à la porte de la villa.
-
Oui, ils se sont disputé au sujet des pièces d'or...
-
Il ne me semble pas... Je me souviens aussi de la fille de la gouvernante qui ne
cessait pas de tourner autour de votre frère. Elle non plus, elle ne savait pas
rester à sa place. Il fallait toujours qu'elle se mette en avant...
-
C'est Santana...
-
Oui, Santana... Je n'ai jamais aimé cette fille. Elle avait un tel comportement
avec votre frère, toujours à lui tourner autour... Maintenant que j'y resonge,
Mason, c'est comme si, ce jour-là, tout le monde s'était donné rendez-vous à
la villa. Santana est partie peu de temps après. Eden aussi. Mais je me
souviens surtout de ceux qu'on a vus... Votre oncle était là, aussi. Grant, j'en
suis certain, était présent. Il s'est disputé
avec votre frère au sujet des Entreprises Capwell. D'ailleurs, il est parti
pour Boston, ce jour-là, sans même assister à la réception.
-
Grant était là... Je ne le savais pas...
-
Oui, c'est votre frère qui l'a chassé de la villa. Il lui a dit qu'il n'était
pas digne d'être un Capwell. J'aimais bien Grant, pourtant. Il n'avait pas
cette fierté qu'a hérité votre père de votre grand-père.
-
Je n'en reviens pas que Grant était là. A chacune de ses visites, il passait
pourtant me voir. Il adorait Ted, en plus...
-
D'ailleurs, je crois que Ted était présent lors de la dispute dans le bureau.
Il adorait Channing et Channing le lui rendait bien. Il était là aussi quand
votre mère est passée...
-
Ma mère est venue... Comment se fait-il que personne ne m'en ait jamais parlé ?
-
Oui, elle était là, et votre père l'a traitée de tous les noms.
-
Papa le savait...
-
Oui. Ils se sont disputés et l'ami de votre oncle, le militaire, s'est interposé.
Et...
-
Et ?
Philip
s'essuya le front. Il sentait la fièvre qui lui revenait et en même temps les
souvenirs s'évanouissaient.
-
Vous savez, Monsieur, cela ne sert à rien de venir me voir. Jamais je ne vous
parlerai des Capwell. Jamais. Je suis malade.
-
Philip, c'est Mason...
Mason
se retenait de l'attraper par les épaules et de le secouer énergiquement. Il
se planta devant le vieil homme
-
Voyons, Philip, c'est Mason... Il faut que vous me parliez de cette journée,
parlez-moi de ma mère.
Mason
haussa le ton. Il cria si fort que l'infirmier qui le surveillait de loin
accourra.
-
Monsieur Capwell, arrêtez, cela ne sert à rien...
-
Il avait retrouvé la mémoire...
-
Monsieur Capwell, c'est terminé...
L'infirmier
passa derrière le fauteuil de Philip et l'éloigna de Mason.
-
Vous vous souvenez de notre arrangement... Repassez un autre jour.
Comme
Philip s'éloignait, Mason s'effondra sur son banc. Il était à deux doigts d'en
apprendre davantage. Philip l'avait reconnu. Mason s'effondra en larmes :
sa mère était présente, ce jour de juillet, et elle n'était pas passée le
voir.
-
Maman, comme j'aurais aimé que tu viennes, que tu me prennes dans tes bras. Tu
me manquais tellement.
Incapable de penser à autre chose, Mason sentait naître en lui le besoin d'alcool. L'alcool qui lui donnerait la force d'oublier que sa mère l'avait peut-être une nouvelle fois abandonné...
Route conduisant à la Villa Capwell.
Dans
le taxi qui la conduisait à la villa de son oncle, sur les hauteurs de la
ville, Courtney Capwell tordait nerveusement son mouchoir entre ses mains.
Depuis des heures déjà, ses larmes avaient cessé de couler. Cependant, elle n'arrivait
pas encore à faire face à la terrible nouvelle qu'elle venait de découvrir.
Elle ne le pouvait pas. Car si tel était le cas, c'était bien plus que son
monde qui s'écroulait, c'était sa vie, sa famille, l'image de son père, de ce
père tant aimé...
Depuis
qu'elle avait quitté Boston, Courtney se torturait l'esprit en songeant au passé.
Elle s'était enfuit en courant, une nouvelle fois, de la demeure de Boston,
cette fois-ci sans prendre ses affaires. Elle voulait fuir. Fuir l'ombre du
monstre qui hantait ces lieux. Plus jamais rien ne serait comme avant dans cette
maison. Dans sa maison. Elle avait pris le premier vol à destination de la
Californie, et puis la première correspondance pour Santa Barbara. Il lui
tardait de se retrouver face à face avec son oncle, lui seul pourrait lui dire
la vérité, si tout ce qu'elle s'imaginait était bien la réalité.
Combien
de temps s'était écoulé depuis qu'elle avait refermé avec violence la porte
de sa maison ? Un jour. Deux jours. Peut-être plus... Elle ne saurait le
dire. Depuis tout ce temps, son esprit rodait à la recherche de la moindre
petite preuve capable de détruire les théories qu'elle avait découvertes dans
la cachette du bureau de son père. Malheureusement, d'autres souvenirs lui
revenaient en mémoire
«Non,
papa, je ne veux pas aller en voyage avec toi. Je veux rester ici, avec
Courtney. Je suis trop petite pour partir avec toi. Trop petite...»
Courtney
se remémorait les pleurs de sa soeur aînée, Madeline, qui refusait de partir
en voyage d'affaires avec son père. Pourtant, au début, elle était fière d'accompagner
son père dans ses déplacements. La première fois, elle l'avait accompagné
dans les Rocheuses, où ils avaient fini leur périple par une semaine de ski.
Une autre fois, elle l'avait même accompagné en Europe. Et depuis quelques
temps, Madeline ne voulait plus partir avec leur père. Et à chaque fois, cela
se terminait par des larmes et au bout du compte, Madeline partait avec Grant.
Courtney, elle, la plus jeune, restait à la villa à Boston. Pour elle, la vie
n'avait rien d'attrayant... Ce n'est pas elle en qui son père avait toute
confiance, c'était en Madeline...
-
Oh, mon Dieu, comment ai-je pu être aussi sotte !
Courtney
serra rageusement le mouchoir entre ses doigts. Le taxi montait à présent la
route qui menait aux propriétés Capwell et Lockridge. Sur sa droite, s'étendait
une partie des ravages de l'incendie. Des arbres centenaires, aux troncs calcinés,
défiaient encore les lois de la nature, dressant fièrement leur tronc vers le
ciel. Tout en roulant, le chauffeur lui expliquait les terribles heures qu'avait
connues la ville quelques temps plus tôt, et Courtney n'écoutait pas. Ces
arbres calcinés lui montraient avec un peu d'avance ce qu'allait être sa vie :
une terre en friche, ravagée par le souffle de la vérité. Son regard se
perdit au loin. Elle devinait une partie de la villa de son oncle. Le temps des
révélations approchait...
Courtney
descendit de voiture comme un automate, réglant la course au chauffeur, s'arrêtant
un instant pour prendre des forces, et gagna la lourde porte en bois de la
villa. Elle sonna légèrement. Puis, comme personne ne lui répondit, elle
recommença, recommença, recommença...
Au
bout d'un moment, un jeune homme qu'elle ne connaissait pas, en costume gris,
vint lui ouvrir.
-
Madame ?
-
Bonjour, je suis une parente et je voudrais voir Cha... Monsieur Capwell.
-
Très bien, suivez-moi. Je suis Daniel McBride, l'avocat de Monsieur Capwell.
Daniel
tendit une main énergique à Courtney. C'est à peine si elle la lui serra. En
avançant dans l'immense atrium de la villa, sa pièce préférée, Courtney pâlit.
D'autres souvenirs ressurgirent avec violence dans sa mémoire. D'abord celui de
Madeline, sa soeur qui était morte ici, en ville, puis celui de Pearl et de
Brian Bradford... Pearl, l'homme à qui elle avait confié son coeur.
Derrière
la fontaine, Courtney reconnut la voix de son oncle.
-
Bonjour Channing.
Channing
leva le nez de ses dossiers et reconnut le visage de sa nièce. La surprise se
lit sur son visage; il ne s'attendait pas du tout à sa venue.
-
Courtney, mon enfant, bonjour... Que viens-tu faire ici ?
Channing
se leva et étreignit le corps de sa nièce. Celle-ci resta immobile, incapable
à présent de faire le moindre effort.
-
Je ne m'attendais pas à te voir...
Sur
ces mots, Courtney fondit en larmes.
-
Daniel, allez-me chercher quelque chose de fort, à boire. Et toi, mon enfant,
installe-toi sur ce fauteuil.
Channing,
avec douceur, installa Courtney sur un des fauteuils en osier de l'atrium.
-
Chut, ça va passer...
Channing
ravala sa frustration. Il avait bien besoin de cela maintenant. Alors qu'il était
en pleine guerre pour défendre les intérêts des Entreprises Capwell, sa nièce
ne trouvait pas nulle autre endroit où venir s'effondrer que sa villa. Déjà
la première fois, il n'avait pas été vraiment des plus heureux lorsqu'elle et
sa soeur s'installèrent à la villa. A l'époque, elles ne lui avaient apporté
que des problèmes, et il craignait qu'il en soit de même aujourd'hui.
Daniel
arriva, tenant un verre de cognac à la main.
-
Tiens, Courtney, bois cela, ça va te faire du bien.
-
Non... merci.
Entre
deux sanglots, Courtney repoussa le verre. Mais devant l'insistance de son
oncle, elle finit par l'avaler. Au bout d'un moment, ses pleurs se calmèrent et
ses larmes cessèrent de couler.
-
Bon, allez, ça va déjà mieux. Tu as bien fait de venir. Je vais te faire préparer
une chambre et tu vas monter te reposer.
-
Non. Je ne peux pas...
-
Ne dis pas de bêtises, Courtney, tu fais partie de la famille.
Courtney
se leva alors et se mit à faire les cents pas.
-
De la famille... De la famille... Il n'y a plus de famille.
L'incompréhension
se lisait sur le visage de C.C..
-
Courtney, tu es fatiguée, tu as besoin de repos.
-
Non, ce n'est pas de repos dont j'ai besoin... Je veux savoir.
C.C.
ne comprenait toujours pas. Pourtant, son esprit travaillait rapidement. Il
essayait de faire le lien entre le dernier coup de téléphone et sa venue.
-
Tu as encore été cambriolée ?
-
Non.
-
Tu as eu peur ? Tu as vu ton cambrioleur, et tu le connais...
-
Non.
Courtney
s'appuya contre un des piliers de l'atrium. Son regard fuyait dans toutes les
directions. Un peu comme si elle cherchait une présence. Puis, lorsqu'elle eut
pleinement conscience qu'il n'y avait personne d'autre que Channing et son
avocat, Courtney prit une profonde respiration.
-
Cela n'a rien à voir avec le cambriolage.
-
D'accord, Courtney, cela concerne autre chose. Tu veux m'en parler ?
Channing
s'approcha d'elle et lui prit les mains entre les siennes. Puis lentement, ils s'assirent
tous les deux sur le rebord de la fontaine.
-
J'ai besoin de savoir. De savoir qui était mon père.
Même
s'il n'y avait plus de trace de pleurs ou de sanglots, l'émotion étranglait sa
voix.
-
Qui était ton père ? Mais ton père c'est Grant, mon frère. Sincèrement,
je ne pense pas que ta mère...
-
Non, non. Ce n'est pas de cela que je parle.
Un
bref instant, une ombre plana au-dessus d'eux et Channing sentit la peur qui
circulait dans les veines de Courtney. Durant ce court laps de temps, C.C.
comprit.
-
Je crois que je ne suis plus une petite fille. J'ai le droit de savoir.
Channing, tu dois me révéler qui était vraiment Grant.
Le
silence s'installa.
-
Channing, j'ai le droit de savoir. J'ai découvert un carnet de notes et des
photos dans une cachette de son bureau. Des photos de la guerre. Des photos de
jeunes filles... Je dois savoir tout de suite, si le salaud que j'imagine est
vraiment mon père.
Sur
ces mots, Courtney fondit à nouveau en larmes. Channing la serra fort contre
lui. Il lui accorda tout le temps dont elle avait besoin. En même temps, il préparait
ce qu'il allait lui dire.
-
Channing, je suis une Capwell, moi aussi. Je sais toute l'importance que vous
accordez à la famille, au nom même des Capwell... Alors, je vous en prie, vous
me devez cette vérité. Vous me la devez...
-
C'est de vieux souvenirs que tu veux entendre. De très vieux souvenirs...
Avant
même que C.C. aille plus loi, Courtney sut avec certitude que Grant était
coupable. Coupable du pire des crimes...
-
Je ne peux te raconter que ce que je sais. D'après ce que je vois, tu en as déjà
découvert par toi-même une grande partie. J'ai découvert le vrai visage de
mon frère quand je suis parti à la guerre, en 1940. Nous étions dans la même
unité. Nous étions sous les ordres d'un ami de Grant, le commandant Michael
Bradford. Je ne sais pas si c'est à cause de la guerre ou de ses horreurs, mais
ces sombres heures ont réveillé la part d'ombre de Grant. A cette époque,
nous étions en Europe du Nord et nous devions à la fois protéger les juifs et
se battre contre les soldats nazis. Ton père a vu là des possibilités. Il s'est
mis à jouer sur les deux tableaux et pactiser pour de l'argent avec les nazis.
En échange, il leur livrait des biens des juifs, et parfois mêmes des hommes
et des femmes...
-
Oui, mais les jeunes filles ?
-
Il faut comprendre que cette époque était particulière. Nous côtoyions la
mort et l'horreur tous les jours... C'était difficile de supporter cela au
quotidien. Ton père et son ami, un jour, se sont mis à faire du commerce. Ils
vendaient des jeunes filles aux soldats nazis, pour qu'ils fassent d'elles ce
que bon leur semblait.
Courtney
frissonna de dégoût et de honte.
-
Au début, il ne participa pas à ces... Puis, un jour, Michel et lui choisirent
de rester et de participer... La suite, tu la connais. Je pense qu'il a participé
au viol et à la torture de jeunes femmes, toutes celles qui faisaient partie du
commerce qu'il avait bâti avec l'ennemi.
-
Et après ?
-
Après... A la fin de la guerre,
quand nous sommes rentrés à Santa Barbara, il s'est séparé de Michael. Et il
a repris une vie normale. Il est parti pour Boston, où il a rencontré ta mère...
Et il a tourné définitivement la page. Courtney, tu dois oublier, tout ceci
appartient au passé. Cela ne te sert à rien de faire revivre ces heures pénibles.
A rien. Tout ceci est du passé, c'est fini...
-
Non, ce n'est pas fini.
Courtney
se leva et fouilla dans son sac. Elle en sortit le carnet et des photos. Elle
finit par en tendre une à C.C.. Il s'agissait d'une photo d'une jeune fille
blonde.
- Non, ce n'est pas fini... Regarde, c'est Madeline... Madeline, sa propre petite fille...
Villa sur les hauteurs.
Assis
sur un transat au bord de la piscine, Kirk Cranston sirotait une tequila, tout
en profitant de l'arrêt de la pluie. Devant lui s'étendait la ville dont il
allait bientôt être le maître absolu. Il regarda au loin les voiliers qui
scintillaient sur l'océan. Ils représentaient parfaitement son état d'esprit :
milles et une idées qui naissaient en même temps dans son cerveau. Santa
Barbara serait sa ville, non pas parce qu'il y était né ou parce qu'il y a vécu,
mais tout simplement parce que lui l'avait décidé. Et il se surprit à songer
à la première fois où son chemin avait croisé celui des Capwell. C'était
bien avant qu'il ne devienne leur avocat, bien avant qu'il n'épouse Eden; c'était
lorsque son père, Jack Lee, était l'avocat des Entreprises Capwell. Et lui, il
n'était qu'un petit garçon à l'époque. Et il se souvenait de la façon dont
les enfants Capwell l'avaient traité.
Kirk
referma la porte des souvenirs. Mieux valait ne pas y penser. Et même s'il s'était
promis de leur le rappeler un jour, il préférait s'en tenir à son plan.
Uniquement à son plan.
Un
homme s'approcha de lui. Sans qu'ils n'aient à échanger la moindre parole, l'homme
remit à Kirk un épais dossier. Kirk le prit entre les mains et se mit à
sourire.
-
Enfin, voilà les papiers que j'ai longtemps cherchés...
Effectivement,
Kirk ouvrit le dossier et il ne fut pas vraiment surpris d'y trouver l'accord
passé entre Michael Bradford et Channing Creighton Capwell. A présent, il détenait
tous les exemplaires de ce document : depuis longtemps il avait récupéré
le double que conservaient les archives de Jack Lee, et à présent il
contemplait l'exemplaire du Général.
-
A présent, l'étau est serré autour de la tête de Capwell. Il n'a plus de
mains libres.
Kirk posa le dossier sur la chaise longue. Et il prit quelques minutes pour savourer pleinement sa victoire. Ca y est, le destin de Capwell était entre ses mains, et peu importait son argent, il n'aurait pas d'autres alternatives que de lui donner les pleins pouvoirs sur les Entreprises Capwell s'il voulait blanchir le nom de ses ancêtres. Son plan était parfait, il ne comportait que très peu de zones d'ombres. En plus, il détenait une excellente monnaie d'échange : la vie de Ted Capwell, retenu pour l'heure en otage dans une geôle en Irak. Channing n'irait pas contre la vie de son fils, son ultime héritier. Et l'esprit de Kirk s'envola vers l'Irak où il imagina le destin de Ted.
Ted,
pour l'heure, était allongé à même le sol dans une cave d'un vieil hôtel en
ruines. Depuis le dernier changement de lieu, Ted sentait ses forces qui
partaient en fumée. Lors du dernier transfert, Warren et lui avaient tenté de
s'échapper et leur tentative s'était soldée par un échec. Et fous de colère,
leurs gardiens avaient passé leurs nerfs sur Warren Lockridge, prenant bien
garde de ne pas blesser le jeune Capwell.
Ted
se redressa et rampa en direction du corps de Warren. Il posa une main sur son
front et mesura la fièvre qui le brûlait. Roué de coups, Warren s'était
effondré, vaincu, la nuit dernière. Depuis, son corps s'était laissé gagner
par la fièvre, et il passait de longs moments à délirer, parfois criant le
nom de sa soeur Laken.
Depuis leur kidnapping, une certaine amitié s'était nouée entre eux, eux qui avait passé une grande partie de leur enfance et de leur adolescence à se détester. Aujourd'hui, la survie de l'un et l'autre dépendait de leur complicité. Ted en était certain, depuis qu'il avait entendu un garde murmurer qu'il fallait impérativement ne pas toucher au fils Capwell.
Kirk
se retourna lorsque Bradford se présenta devant lui, escorté par trois de ses
hommes. Il repoussa Ted de son esprit pour se concentrer sur cet homme, dont il
n'avait à présent plus rien à tirer. Comme à chacune de leur rencontre,
Michael essayait de se montrer supérieur à son ravisseur; n'était-il pas, après
tout, Général de l'armée américaine ? Il vit tout de suite que son
ravisseur était de bonne humeur.
-
Bonsoir, Général. Vous prendriez une tequila ?
Sans
même attendre sa réponse, Kirk lui servit un verre.
Michael
accepta le verre.
-
Merci. Et que fêtons-nous ?
-
Votre départ, Général...
-
Mon départ ?
Michael
n'en croyait pas ses oreilles.
-
Vous voulez dire que je ne suis plus retenu prisonnier ici ?
Kirk
se retourna face à l'océan.
-
Effectivement, je n'ai plus besoin de vous. Et je vous rends à votre liberté.
-
Comment cela ?
-
Vous n'êtes pas content ?!
-
Content ! Mais... Mais, c'est que je ne comprends pas...
-
Mais il n'y a pas plus à comprendre. Je n'ai plus besoin de vous. C'est aussi
simple que cela.
-
Je peux partir...
Incrédule,
les bras du Général tombèrent lourdement le long de son corps.
-
Vous pouvez partir... Et même rejoindre votre ami Capwell... Bien que je doute
qu'il vous accueille les bras grands ouverts. N'oubliez pas que c'est vous qui
avez signé l'ordre d'arrestation de son fils Ted, en Irak...
-
Mais je n'ai rien signé du tout...
- Je le sais. Mais lui, non. Ah ah ! ! Et là, je l'imagine bien en train de faire tout son possible pour tenter de le sauver.
Effectivement,
C.C. était installé derrière son bureau et, coups de fil après coups de fil,
il essayait de gagner à sa cause d'anciens amis : gouverneurs, hommes d'affaires,
militaires. Et plus le temps passait, plus il se rendait compte que la libération
de son fils dépendait de l'intervention ou non de son ancien ami : Gregory
Sumner.
Pour l'heure, il n'avait réussi qu'à obtenir la confirmation du rapt. Ted était entre les mains d'un groupuscule armé, commandé par des militaires américains. Fort heureusement, Ted n'était pas seul. Bien que cela lui déchirait le coeur de le reconnaître, Channing se réjouissait de savoir que le fils Lockridge partageait la même souffrance.
Kirk
regarda le Général qui s'éloignait. A présent, les cartes étaient jouées.
L'incendie des terres Capwell allait affaiblir le blason de la famille et celui
des Entreprises Capwell. Pour redresser la barre, Channing serait contraint d'engloutir
des millions, ce qui lui laisserait le champ libre pour accaparer des parts de
la société. Atout majeur, Kirk possédait aussi, bien plus que dans sa mémoire
mais dans son coeur, le secret de Grant Capwell. Il n'ignorait pas qu'il détenait
là un fantastique moyen de pression sur Channing. Jamais, et il en était
certain, Channing ne permettrait qu'un tel scandale éclabousse le nom des
Capwell. Et pour conclure, il avait entre les mains le document signé par
toutes les parties, où Capwell acceptait de prêter des terres à son ami, le Général
Michael Bradford. Il possédait déjà celui que son père conservait dans ses
archives, et aujourd'hui, on venait de lui remettre celui du Général.
- Non, rien au monde ne peut m'empêcher de prendre le contrôle...
Perdu
dans ses pensées, Kirk n'imaginait pas que d'autres forces rentraient en
action. Et pourtant, le salut des Capwell pouvait venir d'alliés dont Kirk ne
songeait pas que cela soit possible. Et pourtant, les Lockridge allaient venir
en aide à leur pire ennemi. Warren était aux côtés de Ted, en Irak. Lionel,
en ces instants, épaulait Sophia alors qu'elle ressortait d'une nouvelle visite
chez son oncologue. Julia secondait Daniel McBride, afin de sauver les
Entreprises Capwell et de rendre possible le rêve de Pacific Sud. Augusta, de
son côté, se découvrait une nouvelle passion : Pacific Sud. Et, installée
dans les appartements de Minx, elle épluchait tous les dossiers et les
documents afin de prendre part à ce projet, même si pour cela elle devait
sauver Channing d'une mort politique et industrielle certaine.
Toutefois, à l'écart de tous ces complots, une femme risquait de faire précipiter les événements. Comme à son habitude, Gina DeMott Capwell, et actuellement Lockridge, fouinait dans les poubelles, afin de mettre à jour les plus sombres secrets. Et cette fois-ci, elle s'approchait à grands pas de celui qui, des années plus tôt, mit un terme aux relations Capwell - Lockridge. Dans quelques jours, l'Amanda Lockridge sortirait des eaux pour livrer son secret. Et le détective privé qu'elle avait engagé venait de l'avertir qu'il venait d'atterrir en France. Alors qu'elle se promenait dans les couloirs du musée, Gina sentait l'étau se refermer autour de Channing, et elle pouvait presque toucher les millions de dollars qu'elle toucherait bientôt.
Promenade le long de l'océan.
-
J'ai vraiment passé une excellente soirée, Lionel !
C'est
un peu comme un vieux couple, bras dessus, bras dessous, que Sophia et Lionel se
promenaient le long de la baie. La nuit était tombée doucement, chassant les
nuages et les orages qui s'accrochaient encore sur les hauteurs de la ville. Après
avoir quitté un restaurant, Sophia avait demandé à Lionel de marcher un peu.
Elle voulait chasser toutes les idées noires qui trottaient dans sa tête. Car
un peu plus tôt dans la journée, Sophia s'était rendue à une réunion avec
des femmes ayant, comme elle, eu à se battre contre le cancer. Le témoignage
de l'une d'entre elles, Carrie Anderson, l'avait énormément troublée. Tout
comme elle, Carrie avait eu à se battre plusieurs fois contre le cancer. Et à
chaque fois qu'elle pensait l'avoir définitivement vaincu, il revenait
sournoisement s'infiltrer au plus profond d'elle. La première fois, elle avait
subi un traitement de choc, mélange de chimiothérapie et de rayons. La seconde
fois, elle avait perdu un sein dans la bataille. Il y a quelques années, alors
qu'elle n'avait que 32 ans, et qu'elle n'avait pas eu d'enfant, elle a été
obligée de subir une hystérectomie. Aujourd'hui, à 35 ans, elle savait qu'elle
ne serait jamais mère, et que plus aucun homme ne la regarderait avec les yeux
du désir... Cela ne l'empêchait pas de se battre, encore et encore...
Sophia,
dans le passé, avait frôlé l'ablation d'un sein. En quelques secondes, au
travers du récit de Carrie, elle avait retrouvé toutes la violence de ses
angoisses et de ses doutes. Et déjà à l'époque, elle avait trouvé réconfort
auprès de Lionel, alors qu'elle aurait aimé que Channing puisse la comprendre.
Dire qu'à cette époque, même Augusta, sa rivale, s'était montrée
compatissante...
Tout
en marchant, elle se serra un peu plus contre le corps de Lionel. Après des années,
elle s'en retournait auprès de lui, son premier amour, le premier homme de sa
vie. Il était si différent de Channing, diamétralement opposé. Channing se
montrait en réalité égoïste, manipulateur, incapable de s'ouvrir aux autres,
tandis qu'avec Lionel... La vie semblait si simple.
-
Merci pour tout, Lionel.
-
Mais, il n'y a pas de quoi. Vu le repas, je ne pense pas que j'ai fait des
folies. Après tout, c'est de ta faute, tu as refusé qu'on aille manger à l'Orient
Express...
-
C'était très bien, Lionel. Cela me rappelle mes débuts.
-
Tes débuts ?
-
Oui, quand j'ai commencé le cinéma, je n'avais pas les moyens de m'offrir les
grands restaurants. Et puis, à cette époque, c'est toi qui m'emmenait souper
dans les endroits à la mode. Je n'attendais que cela. C'est un peu à cause de
cela que tu m'as séduite...
-
Et bien, aujourd'hui, je crois que c'est raté. Je ne suis pas sûr qu'avec ce
repas dans ce troquet, je puisse t'épater.
-
Tu veux rire !!! C'était parfait. Vraiment. Et puis cela fait si longtemps
que je n'avais pas dansé... Même si la musique, c'était...
-
Ah, c'est sûr qu'on ne peut pas dire qu'ils chantaient juste...
-
Non...
Sophia,
au souvenir du groupe qui reprenait les vieux standards, se mit à rire.
-
D'ailleurs, je crois bien que nous étions les seuls clients. Je te remercie de
ne pas avoir parlé travail, ce soir.
-
Pourtant, tu sais ce que j'en pense...
-
Je sais. Mais ce soir, je voulais avoir une soirée à moi. Sans l'ombre de
Venise au-dessus de moi. Sans le cancer.
-
Et sans Channing...
-
Oui, une soirée de jeune fille !
-
Mais tu es une jeune fille...
Sophia
s'arrêta et prit place sur un banc, face à l'océan. Autour d'eux, les
promeneurs du soirs continuaient leur ballade, indifférents à cet étrange
vieux couple.
-
Tu mens toujours aussi mal, Lionel.
Lionel
s'assit à ses côtés et lui offrit une fleur d'un massif.
-
Une fleur, pour une éternelle jeune femme. Sophia, tu es restée telle que dans
mon souvenir. A mes yeux, tu es encore cette actrice, timide, inconsciente de
son charme... A l'époque déjà, tu captais la lumière sans t'en rendre
compte. Et quand le réalisateur disait moteur, tu te transformais... Tu
devenais la femme que tu es aujourd'hui, forte, déterminée, courageuse,
amoureuse...
-
Non, c'est faux. J'étais si gauche à l'époque...
-
Non, tu étais resplendissante.
-
Arrête, j'étais une paysanne à Hollywood... Je me souviens encore des
moqueries des uns et des autres...
-
Peut-être, mais regarde ce que tu es devenue. Je me souviens de notre premier
rendez-vous. De l'instant où je t'ai offert le premier galion espagnol...
En
parlant, Lionel se mit à genoux devant Sophia et sortit un petit coffret de
bois de sa poche. A l'intérieur, une perle de culture reflétait les couleurs
de la nuit.
-
Tiens, c'est pour toi Sophia. Un petit cadeau. Tout comme pour les pièces d'or,
c'est pour te dire combien, moi, j'ai confiance en toi. Tu vas tous les battre.
Ton cancer, Venise, tous... Et tu sais pourquoi ? Tout simplement parce que
tu as le courage de souffrir. Tu n'a pas peur de pleurer, de donner tout l'amour
qui est dans ton coeur. Parce que tu sais offrir aux autres une seconde chance.
Regarde-nous. On a tout traversé, je crois, et nous sommes là, face à l'océan,
où tout aurait pu se terminer... Il y a des années...
Sophia,
lentement, se mit à pleurer.
-
Merci... Merci... Merci, Lionel.
Lionel
se redressa et reprit place avec Sophia sur le banc.
-
Si tu ne t'arrêtes pas de pleurer, on va avoir l'air de deux vieux échappés
de l'hospice... Ou que je t'ai enlevée pour te faire du mal.
-
Tu sais, Lionel, je crois que je me suis trompée sur toute la ligne, pendant
toutes ces années.
Le
regard de Lionel se perdit dans l'océan. Une seconde plus tôt, une jeune femme
portant un ensemble d'Augusta traversait l'allée. Son esprit erra dans ses
souvenirs communs avec la femme fatale qu'il avait épousée. Sophia continua de
parler, sans se rendre compte que Lionel ne l'écoutait plus.
-
Je me suis trompée... Je pensais que Channing était vraiment l'homme de ma
vie. Durant toutes mes années d'absence, loin de Santa Barbara, je ne vivais
que dans l'espoir de le retrouver, lui et mes enfants. A cette époque, j'éprouvais
tant de haine pour toi, je te jugeais responsable de tous mes malheurs... Alors
qu'en réalité, tout était de ma faute. Si je n'étais pas aussi obstinée. J'ai
fait de mon mieux pour reconquérir Channing, parce que je l'aimais... Et
regarde où cela m'a menée. Non, je ne vivais que dans le passé, dans l'illusion.
Ce n'est pas Channing que j'aimais, mais son souvenir... D'ailleurs, si je fais
le compte, depuis mon retour, nous avons passé plus de temps séparés, presque
à nous battre, qu'ensemble. C'est vrai. Il s'est marié avec Gina, deux fois,
puis il y a eu le retour de Pamela... Et moi de mon côté, j'ai une aventure
avec T.J. et puis avec Ken... Non, je crois qu'on s'est perdu, il y a des années,
et que nous avons peur de nous l'avouer... Alors qu'avec toi, Lionel, tout
parait si simple. Quand je nous vois ainsi, je m'imagine que nous avons un
avenir. Nous avons un fils et on se retrouve aujourd'hui tous les deux, un peu
abandonnés par nos familles...
Elle
attrapa le bras de Lionel et ce dernier retrouva l'instant présent.
-
Dis, tu m'écoutes... Je crois que l'alcool me monte à la tête. Tu songes à
quoi ?
-
A toi, Sophia... Ah, la vie qu'on aurait pu avoir. A la vie que j'ai eue avec
Augusta... Je me dis qu'avec toi, tout est possible, même peut-être la paix
entre les Capwell et les Lockridge. Je songeais à la première fois que j'ai vu
Augusta. Au choc que j'ai eu... Depuis qu'elle est revenue, j'ai l'impression
non pas d'avoir rajeuni, mais d'être à nouveau vivant. Je viens de me rendre
compte de tout ce qui me manquait, durant ces années où elle a quitté la
ville... Je me dis que ce soir, on est deux pauvres idiots... Deux pauvres
idiots qui ont trop bu et qui sont sur le point de dire ou faire des conneries.
Sur
ces paroles, Lionel se leva et embrassa Sophia. Celle-ci se laissa complètement
aller entre les bras du premier homme qui avait fait battre son coeur. Sophia
retrouvait l'éclat de sa jeunesse.
-
Oh, Lionel !!!
Dans
le corps de Sophia, un feu se réveillait. Elle redécouvrait l'amour, ou les
souvenirs de l'amour. Elle n'arrivait pas à faire la différence.
-
Je crois, Sophia, que je vais me battre pour reconquérir la femme que j'aime.
Me battre pour la faire revenir vers moi.
Jurant
que ces mots lui était destinés, Sophia serra amoureusement la main de Lionel.
Un avenir se dessinait pour elle, elle ne serait pas seule pour affronter le
cancer, pour affronter Venise et peut-être même affronter Channing.
-
Il est temps, Sophia, que je lui offre ce qu'elle mérite et qu'elle n'a pas
eu...
Et comme ils reprirent leur marche, Lionel songea à Augusta, seule à la villa Lockridge, en train de l'attendre, peut-être...
Villa Capwell.
Rayonnante
dans un ensemble or et pourpre, Augusta Lockridge traversa, non sans fierté, l'atrium
de la villa Capwell. Tout en marchant, elle songea à la première fois où elle
avait remis les pieds dans cette villa : c'était en 1984, lorsque sa fille
Laken fréquentait le jeune Ted. Elle laissa courir ses doigts sur la pierre des
colonnes.
-
Excusez-moi, vous cherchez ?
-
La réunion de la Capwell team pour le projet Pacific Sud...
-
Pardon !
-
Je cherche Madame Julia Capwell et ses collaborateurs.
-
Ils sont sous le belvédère.
-
Très bien. Pourriez-vous apporter une bouteille de champagne ? D'excellent
champagne...
Augusta
quitta la villa par une des baies vitrées et gagna le belvédère.
Julia,
assise au tour d'une table en compagnie de Pilar Alvarez et de Daniel McBride,
marqua une pause, tant pour elle la surprise était grande : une Lockridge
dans la villa Capwell, et pas n'importe quelle Lockridge...
Julia
se leva et alla rejoindre sa soeur.
-
Que fais-tu ici ?
-
J'ai rendez-vous avec Channing.
-
Avec Channing ?
-
Oui, il ne t'a pas dit...
Augusta
rejoignit la table et se présenta à chacun des intervenants.
-
Bonjour, je suis Augusta Lockridge, la nouvelle associée de Channing dans le
projet de Pacific Sud.
-
Associée ? Monsieur Capwell ne nous a jamais parlé d'un associé !
-
Monsieur McBride, c'est tout Channing, cela. Il oublie toujours de parler des détails
qu'il juge sans importance.
Subjuguée,
Julia regardait sa soeur sans rien dire, fascinée par sa personnalité :
hier, elle se battait dans la piscine avec Gina, et aujourd'hui, elle jouait à
la Working Girl.
-
J'ai ici le protocole d'accord déjà signé par Channing et moi-même. Grâce
à ce document, je suis associée à Channing sur tout le projet Pacific Sud.
Augusta
tendit le document à Daniel, l'avocat des Entreprises Capwell.
-
Il aurait pu m'en parler...
Augusta
prit une place autour de la table, heureuse de l'attention qui se focalisait sur
elle. Non seulement Julia la dévisageait, mais c'était aussi le cas de Pilar
et de Daniel. En une fraction de
seconde, elle était devenue le centre d'intérêt, et ce n'était pas prêt de
changer.
-
J'ai consulté les plans des bureaux de Pacific Sud. Et j'ai soumis une
modification aux architectes. Je veux un bureau à côté de celui de Channing,
et j'exige qu'il soit plus grand que le sien. C'est juste pour le plaisir...
Bien sûr, toutes les décisions doivent être prises avec mon accord... N'est-ce
pas Channing...
Channing
approchait. Il avait entendu toute la conversation d'Augusta. Il la méprisait
de toutes ses forces. Il la détestait pour sa façon de faire, de jouer à la
femme d'affaires, il la détestait parce qu'elle était une Lockridge... Parce
qu'à cause d'elle, il n'était plus le seul maître, parce qu'à cause d'elle
et à cause de ceux de sa famille, Sophia n'était plus avec lui...
-
Monsieur Capwell, pourquoi ne m'en n'avez-vous pas parlé ?
-
Je suis désolé, Daniel, mais j'ai jugé que c'était la bonne solution...
Faites-en sorte que les demandes d'Augusta soient validées... Même si
certaines de ces exigences vous paraissent farfelues...
Augusta
fit un clin d'oeil et un franc sourire à Julia. Elle mettait un pied dans le
monde des affaires et quel pied...
-
Merci, Channing. D'ailleurs, j'ai une autre suggestion à vous faire. Il y a des
années, vous nous avez volé un terrain que mon beau-père avait acheté, une
splendide propriété en bord de mer... J'aimerais bien que vous la restituez à
ma famille et qu'elle ne fasse pas partie du projet. Ce terrain appartient aux
Lockridge, voyez-vous...
-
Augusta, je n'ai aucune envie de discuter avec vous. Daniel, préparez les
papiers, je les signerai à mon retour. Julia,
j'ai un rendez-vous au Club 71 et ensuite je passerai au bureau. Retrouvez-moi
vers 17 heures.
-
D'accord.
Channing
quitta le belvédère et retourna à la villa. Dans quelques minutes, il devait
rencontrer un ancien agent des services secrets, afin d'obtenir des informations
sur le rapt de Ted. Après Gregory Sumner, Channing souhaitait maintenir une
autre porte ouverte. La vie de son fils occupait toutes ses pensées, lorsque
dans l'atrium Augusta le rejoignit.
-
Channing, avant que vous partiez, je dois vous parler...
-
Je n'ai aucune envie de vous écouter, Augusta. Aucune. J'ai accepté votre
offre, parce que je n'ai pas d'autres choix... Je ne veux rien avoir à faire
avec vous...
-
Pourtant, Channing, vous allez être obligé de m'écouter...
-
Non, Augusta... Moi, je n'ai rien à vous dire...
Channing
prit sa mallette, quand il sentit l'ongle flamboyant d'Augusta courir sur sa
chemise.
-
Channing, c'est la réputation des Capwell qui est en jeu...
-
Ah, Ah, Ah... Et c'est vous, Augusta, la garante du politiquement correct, qui
doit venir au secours des Capwell... J'oubliais que Sainte Augusta était de
retour... Comment j'ai pu manquer cette information...
-
Channing, arrêtez avec vos sarcasmes. Je peux vous garantir que la situation
est grave. Très grave. Gina est sur le point de...
-
Gina... Je me moque complètement d'elle et de ce qu'elle a pu découvrir...
-
Ah oui... Et bien dites-vous, Channing, que cette garce que vous avez fait venir
en ville, est sur le point de détruire nos familles...
-
Non, Augusta, elle est juste mariée avec votre ex-mari... Si vous voulez récupérer
Lionel, il va falloir que vous trouviez une autre excuse et que surtout vous ne
comptiez pas sur moi.
-
Lionel... Non, cela n'a rien à voir avec Lionel. Lionel, qui entre nous soit
dit, doit être pour le moment en train de batifoler sur le Kallysta, en
compagnie de Sophia...
Piqué
au vif, Channing ne répondit rien.
-
Channing, c'est plus important que cela. Gina est sur le point de découvrir le
secret d'Amanda.
-
Amanda ?
-
Oui, le secret entre les Capwell et les Lockridge. Déjà, Lionel a failli tout
découvrir, mais à l'époque, il était plus passionné par les peintures que
par le secret. Mais cette fois-ci, Gina est en train d'enquêter pour trouver le
lien entre Horatio et Nathaniel.
-
Horatio et Nathaniel ? Quel lien ?
-
Ne faites pas comme si vous vous n'étiez pas au courant !
Channing
laissa tomber sa mallette.
-
Allez-y Augusta, je vous écoute.
- Minx m'a tout légué : les biens et les secrets des Lockridge. Je suis au courant de tout. Du drame de l'Amanda Lockridge.
Chambre d'hôtel.
Gianni
poussait, dans les couloirs de l'hôtel, le fauteuil roulant de Marcello
Armonti. Depuis son attaque cérébrale, l'éminent psychiatre était devenu l'ombre
de lui-même. Il ne pouvait plus marcher. Il ne pouvait même plus se tenir
debout. Il éprouvait de grandes difficultés à parler. Il n'avait gardé qu'une
mobilité à peu près normale de son bras et de sa main droite; ce qui lui
permettait de se déplacer.
Ce
soir, après sa rencontre avec Venise, il se sentait fatigué. Une partie de lui
était profondément lasse. Mais, contrairement à son corps, son esprit
conservait la même rage et la même détermination... Celle qui l'avait conduit
ce 3 mai 1969 à s'occuper de Sophia Capwell, celle qu'il avait conduit à
revenir à Santa Barbara en 1979 et en 1984. Non, son esprit n'était pas au
repos, comment le pourrait-il d'ailleurs ? N'avait-il pas promis de se
venger, de se venger des Capwell... Aujourd'hui, il savait qu'il était sur la
bonne voie. Venise Armonti allait lui servir de diversion.
Marcello
cessa de songer, comme Gianni lui parlait. Marcello aspirait à être seul. La
douleur se réveillait et il était temps pour lui de la calmer.
-
Je te remercie Gianni, mais je n'ai pas faim. Je voudrais juste être seul un
moment.
Gianni
ouvrit la porte de la chambre de Marcello et le plaça au centre de la pièce.
-
Merci Gianni, je te dirai quand j'aurais besoin de toi. Si Venise rentre,
dis-lui que je la verrai plus tard.
-
D'accord.
Gianni
quitta ensuite la pièce.
Patiemment,
Marcello attendit quelques minutes, puis lorsqu'il fut certain d'être seul, il
prit appui sur les accoudoirs de son fauteuil roulant et se leva. Il s'empressa
de fermer à clé la porte de sa chambre, puis il fit quelques exercices d'étirement.
-
Ce que cela fait du bien... J'avais besoin d'être seul...
Tout
en s'étirant, Marcello sentit une vague de chaleur qui se propageait dans tout
son corps. Depuis qu'il était revenu en Californie, il n'avait eu que trop peu
de minutes à lui seul, pas suffisamment de temps pour remettre son corps en
mouvement. Marcello appréciait à leurs justes valeurs ces minutes de solitude.
Depuis son arrivée en ville, les rencontres se succédaient : Venise,
Sophia, Venise... Il avait besoin de temps, de temps pour qu'il puisse finir de
régler sa propre vengeance... Car, pour lui, peu lui importait l'avenir d'Armonti's.
Il devait uniquement se concentrer sur la destruction de la famille Capwell...
Il le devait.
Marcello
passa dans la salle de bains et s'appuya sur le lavabo, face à la glace. D'abord,
il se frotta énergiquement le visage à l'eau froide. Ensuite, il planta ses
yeux bleus, froids, dans son reflet. Et par similitude, son reflet planta les
siens dans ceux de Marcello. De regard en regard, Marcello commença à s'hypnotiser.
Et dès les premières secondes, le corps du médecin italien se détendit.
Puis, la douleur se replia dans son repaire. Elle quittait le corps de Marcello.
Son être, habitué à de tels séances, se régénéra rapidement.
Libéré
de tout le stress de la journée, en particulier de son entretien avec Venise, où
ils discutèrent de la stratégie à suivre pour prendre le contrôle de la société,
Marcello repassa dans la suite de sa chambre. Il se servit un verre de Martini.
Il le but rapidement, une partie de son esprit anticipait l'éventuelle arrivée
de Venise. Puis, il jeta un bref coup d'oeil au journal. Un nouvel article de
Deana Kincaid attira particulièrement son attention : «Pacific Sud :
le projet phare du nouveau millénaire». Comme à son habitude, Deana Kincaid rédigeait
une éternelle critique sur Channing Capwell et ses Entreprises. Marcello se
promit de prendre contact un jour avec elle, afin de lui présenter un nouveau
scoop sur leur ennemi commun.
Alors
qu'il continuait de lire, Marcello ressentit comme une présence. Ce fut d'abord
des picotements dans le cou qui se propagèrent par la suite dans tout son
corps. Instinctivement, il chercha une glace du regard. Il tomba sur celle qui trônait
au dessus du canapé. Marcello s'y dirigea et la fixa intensément. Au fil des
secondes, Marcello vit son reflet qui se modifiait. Sur son visage se superposa
celui de Channing Capwell Junior.
Les
deux hommes se regardèrent. Marcello ne semblait nullement surpris de cette
apparition.
-
Te revoilà...
Channing
Junior ouvrit les yeux.
-
Je m'attendais bien à ta venue. Surtout depuis que j'ai revu Sophia, ta mère.
Le
reflet ne broncha pas.
-
Tu sais, toi, pourquoi je suis revenu. Je n'en ai pas fini pas avec ma
vengeance. Je pensais vraiment avoir tourné la page et en avoir fini avec les
Capwell...
Marcello
prit place sur la table.
-
Lorsque je suis venu en 1979, je voulais prendre la vie d'un Capwell, et venger
ainsi celle de mes parents. Je voulais retrouver ce soldat qui m'avait empêché
de crier lorsque les allemands sont venus chercher mes parents. Je voulais me
venger de ce soldat, responsable de la mort de mes parents. Je voulais le
tuer... Mais au dernier moment, je n'ai pas eu le courage de le faire. Tu nous
avais surpris. Puis, lorsque je suis revenu pour me venger, c'est ta soeur Kelly
qui m'a empêché d'aller jusqu'au bout de ma vengeance...
En
parlant, Marcello se mit à songer à ce moment-là de sa vie. Le souvenir de
Kelly, cette frêle jeune femme, le détourna un instant de ses pensées.
Puis,
dans sa tête, le visage d'une autre femme blonde se superposa à celui de Kelly
Capwell.
- Aujourd'hui, je suis revenu et rien n'arrêtera mon bras. Et tu le sais. C'est pour cela que tu as accepté de m'aider. Je dois me venger. Je le dois pour Claudia... Je sais que Channing n'est pas le seul coupable... Mais il payera pour les crimes de sa famille. Pour tous les crimes... Je vais lui prendre la seule chose à laquelle il tient vraiment, sa famille. Déjà, Eden l'a abandonné, il ne me reste plus que Kelly, Ted, Mason et ensuite Sophia... Je ne pourrai trouver la paix que lorsque je les aurai tous vengés... Tu comprends... J'ai commencé ma vengeance avec toi, car je croyais que tu étais le seul être qu'il aimait. Mais je me suis trompé... Tu n'es même pas de son sang... Mais, aujourd'hui, grâce au passé, je sais que je tiens ma vengeance...