Les français aiment Santa Barbara

 Par Jean-François Chaigneau, Paris Match, 1988

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Leurs noms sont obscurs, leurs visages interchangeables. Pourtant, ces acteurs américains sont des stars en France : Santa Barbara, le feuilleton dont ils sont les protagonistes, obtient depuis deux ans et demi, sur TF1, un triomphe aussi foudroyant qu'imprévu. Oubliés Dallas et Dynastie ! Chaque soir, à 19 heures, des millions de téléspectateurs se passionnent pour les imbroglios sentimentaux et financiers qui opposent les familles Capwell et Lockridge. Au fil des épisodes, l'intrigue est devenue si embrouillée que les comédiens eux-mêmes finissent par ne plus rien y comprendre.

Mais le public, lui, est littéralement envoûté. Et ce feuilleton, qui passe presque inaperçu aux Etats-Unis, est aujourd'hui l'émission la plus regardée - toutes chaînes confondues - par les jeunes français de 8 à 16 ans. A telle enseigne que les sociologues s'interrogent sur les mystérieuses raisons de cette popularité qui fait, bien sûr, rêver les chaînes concurrentes. A Cannes, au MIP-TV, tous les distributeurs se disputaient les soap-operas susceptibles de rivaliser avec celui-ci. Nous analysons les ingrédients de cette saga sans frontières qui réconcilie deux cultures.

Si on prend l'affaire en route, on obtient, par exemple, la scène suivante : une jeune fille, belle et blonde, entre dans la garçonnière d'un ami beau et brun et surprend celui-ci au lit avec une autre jeune fille aussi belle et encore plus blonde, laquelle, nous dit-on, est une ancienne bonne sœur qui n'avait pas encore prononcé ses voeux et laquelle, encore, explique à la première, qui semble la croire, qu'elle est là par hasard tandis que le beau brun se réveille, faussement ébahi de se retrouver avec ces deux belles filles auprès de lui... Mais, avant de pouvoir comprendre cet épisode torride d'aujourd'hui, il faut remonter très loin.

Tout a commencé le 14 octobre 1985, à 18h50. Ce jour-là, les téléspectateurs de France assistent à un grand bal donné à Santa Barbara chez la comtesse Armonti. Pendant que tout ce beau monde est occupé à danser, un coup de feu claque dans la bibliothèque. On se précipite. Un homme vient de mourir, visiblement assassiné. Santa Barbara venait d'entrer dans nos chaumières. Si on avouait son Dallas, on taisait son Santa Barbara. Mais, peu à peu, les héros, avec leurs parlottes, leurs airs si "comme il faut", leurs passions, leurs amours contrariées, se sont installés dans la vie de tous les jours, entre la fatigue d'une journée de travail et le dîner. Aujourd'hui, 680 épisodes ont été diffusés. Et la France s'adonne à Santa Barbara, tous les jours, à 19 heures, sur TF1. Les indices d'écoute sont formels. Ils oscillent entre 19 et 22 points, avec un surplus de 3 points en cette période électorale. Cela fait entre 9 et 11 millions de fidèles, c'est-à-dire un Français sur cinq, nourrissons compris, qui s'embarquent chaque soir pour cette ville huppée de la côte californienne où l'air semble avoir des vertus particulières puisque tout le monde y est grand, beau, le cheveu toujours propre, tout le monde y est riche le plus souvent et, sinon, suffisamment nanti pour n'avoir pas de vrais problèmes de survie. Là-bas, le ciel est bleu, toujours, il y a un boulevard qui borde la mer et des villas de rêve. D'ailleurs, et c'est un signe, une kyrielle de stars ont choisi Santa Barbara pour y bâtir une maison : Michael Douglas, Gene Hackman, Robert Mitchum, John Travolta, Bo Derek, Jane Fonda et Ronald Reagan lui-même. Il parait même que Churchill et Einstein adoraient cet endroit.

Résumons un peu : il y a d‘abord deux familles qui s'affrontent, deux dynasties plutôt, les Capwell et les Lockridge. Les Capwell, gens d'affaires immensément riches et puissants, sont encore en pleine ascension sociale et expansion économique. Ils sont âpres au gain et un peu sinistres. Les Lockridge sont drôles, et même farfelus, et sur la mauvaise pente financière mais pas au point qu'on les plaigne. Le clan des Capwell est dirigé par un patriarche qui s'est marié cinq fois après avoir eu des enfants de presque chacune de ses épouses respectives. Les Lockridge sont menés par une octogénaire pittoresque dont le fils, également marié et divorcé à plusieurs reprises, est, pour l'heure, veuf et célibataire. Tous les descendants de ces deux familles ont eux-mêmes des époux ou épouses, amants ou maîtresses et enfants légitimes ou illégitimes. Cependant, un couple émerge de cette troupe. Il est formé par une héritière Capwell, Eden, et par Cruz Castillo, un modeste flic issu d'une pauvre famille mexicaine. On voit la mésalliance... Mais le chef Capwell l'a vue aussi et il l'a retardée pendant trois années. Aujourd'hui, on le sait, on respire, les deux amants sont enfin mariés, du moins aux Etats-Unis, l'épisode n'étant pas encore arrivés chez nous. On les plaignait tant, ces Roméo et Juliette du Nouveau Monde. Il faut compter aussi avec une suite assez intéressante de viols, meurtres, kidnappings et coucheries diverses.

Une actrice de Santa Barbara, Kristen Meadows, explique : «L'héroïne que j'incarne, dit-elle, a couché avec Cruz dont elle a eu un enfant. Mais Cruz, lui, ne le sait pas. Elle a épousé ensuite Mason qui, lui-même, a eu un enfant avec Julia... Quelle salade ! Moi-même, je ne m'y retrouve pas.» Alors, il faut aller demander des éclaircissements aux membres du fan club de Santa Barbara, dont le siège est à Auray, en Bretagne, province de France. Le président a vingt ans, le membre le plus âgé 35. Ils sont "santabarbaromanes" comme il y a des "tintinologues" et ils jouent à se poser des colles pour savoir qui est marié avec qui ou qui a trompé qui, et comment s'appelle l'acteur qui... Bref, ils sont capables de remettre l'égaré sur le droit chemin. Aux Etats-Unis, Santa Barbara, diffusé sur NBC de 14 à 15 heures tous les jours, n'est qu'un des douze feuilletons du genre à passer sur les trois grandes chaînes américaines. D'ailleurs, les premiers rôles touchent un cachet maximum de 15000 dollars par épisode, soit cinq à six fois moins que les "monstres" de Dallas. Les acteurs précisent eux-mêmes : «Aux Etats-Unis, nous passons presque inaperçus. Il n'y a guère que dans les supermarchés où les ménagères nous reconnaissent. Et ce n'est guère plus brillant en Angleterre; alors qu'en France, on nous prend pour des stars.»

Ah ! Voir la France et Paris, soupirent lesdites stars, surtout que leur vie tient maintenant principalement au goût des Français. En effet, les cinq scénaristes ont depuis longtemps fait appel à l'imagination du public. Et les lettres françaises arrivent en masse, chaque semaine, à Santa Barbara. Ainsi, les morts du scénario ne sont pas forcément les sorties volontaires des acteurs et actrices qui ont résilié leurs contrats. Ce sont aussi les meurtres commandés par le public. «Si le public n'aime pas un personnage, on le tue», dit Bridget Dobson, co-scénariste et productrice de Santa Barbara. Ainsi est le public des feuilletons, impitoyable et souverain comme César. Ainsi le public français, pour cause de fidélité, commande-t-il à distance aux faiseurs de Santa Barbara. «C'est à cause des Français, dit encore la productrice, que nous avons fini par marier les deux héros principaux. Pour ce public, l'important, c'est d'aimer.»

Pour le reste, il n'est pas bien exigeant et surtout pas sur la vraisemblance. C'est ainsi, par exemple, que le patriarche autoritaire des Capwell a été incarné par quatre comédiens différents. Il en est de même de la plupart des autres rôles. Joe Perkins, un autre acteur, déclare : «J‘ai eu quatre pères différents, j'ai failli mourir dix fois et j'ai été kidnappe six fois.» Un autre encore explique qu'il a quitté son rôle à l'instant où son personnage est au lit en train d'embrasser une jeune femme belle... blonde... etc. Au raccord suivant, la jeune femme et le lit sont les mêmes mais le jeune homme a été remplacé sans autre explication. Transformé par le baiser sans doute... Il est vrai qu'en France, la voix, elle, ne change pas, doublée toujours par le même comédien.

Et pourtant, les "feuilletonologues" se demandent pourquoi ce soap-opera (ainsi appelé parce que, aux Etats-Unis, il est entrecoupé de publicités de lessives), concocté sur les bords du Pacifique, a tapé dans l'oeil des Français. Alors, on analyse. Dans ce décor qui rappelle Nice, ou l'été serait éternel, le public aime à voir s'étaler les rivalités de deux clans. Il en aime aussi les enjeux économiques. Mais il adore surtout les histoires interminables des passions, des haines, des jalousies et des amours.

Pour Pascale Breugnot, directrice des programmes de TF1, «bien qu‘il y ait des ressemblances avec Dallas, les Français s'identifient plus volontiers aux héros de Santa Barbara. Leurs caractères étant affichés clairement dès le départ, ils réagissent comme on s'y attend. Et puis,
il y a surtout la recette infaillible du feuilleton : l'amour, plus l'amour, plus l'amour, lequel, contrarié, puis favorisé, puis brisé, puis recommencé, ne lasse jamais.» Ce n'est rien d'autre que la recette, répétée et adaptée à la télévision, des romanciers feuilletonistes du siècle dernier. Enfin, il y a surtout les acteurs. Dans Dallas, quelques-uns sont laids. Dans Santa Barbara, ils sont tous beaux, des prototypes de beaux "trentagénaires", de beaux quinquagénaires, de beaux sexagénaires mâles et femelles, qui se ressemblent d'ailleurs, comme issus d'un laboratoire de "clones" pour feuilletons à personnages physiquement aseptisés. Nez parfait, oeil parfait, mâchoires parfaites. Quant aux femmes, américaines vitaminées, elles ont la jambe au galbe idéal et aussi la poitrine et aussi la chevelure. Tout cela est complaisamment léché par la caméra, de la tête aux pieds.

«Santa Barbara, qui me dira pourquoi j'ai le mal de vivre», chante une voix mâle aux accents désespérés, au générique, en guise de "à suivre". Un mal de vivre par procuration et qui fait bien peu de dégâts.


Eden Capwell et Cruz Castillo parviendront-ils à vaincre l'adversité et à réaliser pleinement leur amour ? C'est la question qui agite tous les membres du fan-club des "santabarbaromanes". Fascinés par les aventures du policier ténébreux, incarné à l'écran par Adolph Martinez, et de la jeune fille riche, interprétée par Marcy Walker, 800 téléspectateurs français écrivent chaque semaine à la riche héritière des Capwell. Pour la première fois dans l'histoire de la télévision, ce scénario d'une série américaine est ainsi modifié sur mesure à la demande du public hexagonal. Eden et Cruz se marieront bel et bien et l'épisode est déjà tourné, même s'il n‘est pas encore arrivé sur les écrans français. Eden est le personnage favori des fidèles du feuilleton, et le seul dont la gloire ait vraiment rejailli sur son interprète. Mais cet ancien mannequin qui a fait de sérieuses études n'a pas du tout été troublée par les scènes d'amour avec Adolph Martinez. Elle s'est mariée pendant le tournage de Santa Barbara avec un jeune comédien de 25 ans, Billy Warlock, et est parfaitement heureuse en ménage.