Judith McConnell, actrice

 Par Alain Carrazé et Romain Nigita, Series' Anatomy : le 8e Art Décrypté, 2017

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Pour savoir exactement comment se tourne un daily soap, autant demander aux premiers concernés : les acteurs ! En 1994, le tournage de Santa Barbara vient de se conclure aux Etats-Unis et Judith McConnell est à Paris pour faire la promotion des derniers épisodes du grand succès de TF1. Alain Carrazé l'interviewe avec Jean-Pierre Dionnet pour l'émission Destination : Séries.
Visiblement très détendue (peut-être grâce au champagne français qu'elle sirote durant l'interview...), celle qui a incarné Sophia Capwell durant huit cent quatre-vingt-onze épisodes (entre 1984 et 1993) explique avec enthousiasme l'emploi du temps type de l'acteur de soap-opera, une routine qu'elle connaît sur le bout des doigts pour avoir également joué dans plusieurs épisodes de Another World et As the World Turns. McConnell est d'autant plus pertinente pour pointer les spécificités du tournage d'une série quotidienne qu'elle a également joué les guest-stars dans de nombreuses séries plus traditionnelles, de Mannix à Dragnet, en passant par Les Mystères de l'Ouest, Les Arpents Verts, Max La Menace, Cannon, Les Rues de San Francisco et même Star Trek (oui, elle aussi !). Et n'allez pas croire que Santa Barbara a marqué la fin de sa carrière. On la retrouvera ensuite dans des épisodes de JAG, Beverly Hills, Sliders, Esprits Criminels, Cougar Town et American Crime Story : The People vs OJ Simpson !

Quelle est la différence entre le tournage d'une série comme Mannix et celui d'un soap-opera comme Santa Barbara ?

La plus grande différence c'est le temps. Un épisode de Mannix est tourné en sept à huit jours. Parfois plus. Mais le scénario est probablement de la même taille, voire un peu plus court, que celui d'un épisode de Santa Barbara. Alors qu'on tourne un épisode de Santa Barbara en une journée ! Une seule journée du début à la fin. Sur Mannix, en sept jours, les acteurs ont bien sûr plus de temps pour répéter. On a le temps de tourner des scènes en extérieurs, pour faire des plans d'ensemble. Dans ce type de série, on verra un plan avec une limousine qui se dirige vers un hôtel, puis un plan du portier qui aide l'acteur à sortir de la limousine, puis un plan de l'acteur qui rentre dans l'hôtel, puis un plan de l'intérieur de l'hôtel. On aura vu tout ça avant même que l'acteur ait dit : «Bonjour.» Dans Santa Barbara et les autres soap-operas, on parle en permanence ! (Rires) Nous n'avons pas le temps pour des plans élaborés. Cela prend trop de temps. La narration passe par les acteurs et le texte. La production est limitée. Ce sont les acteurs qui font tout le travail.

Vous pensez donc que, pour un acteur, c'est plus difficile de travailler sur soap-opera que sur une série dramatique où on a le temps de répéter ?

Oui, c'est un plus grand défi de travailler sur un soap-opera. C'est plus difficile de tourner un épisode d'une heure en une journée plutôt qu'en sept ou huit jours avec des répétitions. Ou plus dur qu'un film, avec six mois pour obtenir une heure et demie. C'est même plus dur que le théâtre. Au théâtre, si tout se passe bien, on a quatre semaines de répétitions. Mais c'est bien plus amusant de travailler sur un soap-opera. C'est presque comme faire du théâtre car en une journée, on joue le début, le milieu et la fin. On joue toute la pièce, tous ensemble, et presque toujours dans l'ordre. Le plus difficile c'est d'apprendre les aspects techniques. Une fois que vous n'avez plus peur de ça, cela devient très excitant ! (Rires) C'est presque comme de la télévision en direct. On saute du haut d'une falaise. «Oh! C'est parti !» Et ça recommence le lendemain.

Comment se déroule votre journée type sur un soap-opera ?

Cela dépend des séries évidemment. Sur Santa Barbara, durant plusieurs années on devait arriver à 7 heures du matin, et on travaillait très tard, jusqu'à 22 heures ou 23 heures. Parfois 2 heures du matin. En tous cas, il ne fallait pas espérer partir avant au moins 20 heures ou 21 heures. C'est énorme. Mais ils ont ensuite essayé de tourner plus vite. On nous forçait à finir les épisodes en moins de temps. Nos journées commençaient à 8 heures et se terminaient vers 18 heures ou 19 heures. Malheureusement cela se voyait à l'écran car le résultat était moins bon. Donc une journée normale dure douze heures. Le matin, je me réveille et je roule hors du lit ! Je me brosse les dents, je passe sous la douche et j'enfile un jean. Je sors de chez moi en sweat-shirt, les cheveux mouillés et sans maquillage. Quand ils arrivent au travail, les acteurs sont horribles à voir ! On lit notre scénario avec un seul oeil ouvert. On commence par la première répétition, avec les acteurs et le réalisateur. On a le scénario en main, auquel on peut apporter des changements. On fait ce qu'on appelle le « blocage » : «Tiens-toi là à cette réplique, va par là à cette réplique, embrasse-le à ce moment-là, ne l'embrasse pas à ce moment-là, gifle-le après cette réplique...» Puis on se rend sur les décors et on répète la même procédure pour les caméras, avec toujours le scénario en main. Comme cela, les cameramans, les preneurs de son et les accessoiristes savent ce que l'on fera. Lors de ces différentes répétitions, nous ne sommes pas tous présents simultanément. On répète scène par scène. Donc l'acteur qui n'est pas dans cette scène est en train d'essayer de se faire beau ! (Rires) On commence à se faire coiffer et maquiller, étape par étape. Puis on va aux costumes pour les essayages.
Mais lorsqu'on nous rappelle, on court sur le plateau, avec des épingles sur les vêtements et des bigoudis dans les cheveux. Les actrices ont des bigoudis sur la tête toute la journée. Et on essaye de jouer des scènes d'amour avec ça dans le champ de vision. Toute la journée est passée à essayer de s'habiller et de se maquiller. La troisième répétition est la répétition générale (« dress rehearsal ») : vous devez être prêt et vous devez connaître votre texte. Vous n'avez plus votre scénario à la main. Puis on passe à l'enregistrement de l'épisode. L'idée est de tourner l'épisode du début à la fin sans s'arrêter. Mais il y a toujours des arrêts. On n'y peut rien. Mais en tant qu'acteurs et que techniciens, notre travail est d'être parfait dès la première prise. Et on essaye, vous savez. Mais si vous vous trompez en permanence, vous ne gardez pas votre job bien longtemps.

Avec un tel rythme, est-ce que certains acteurs en profitent pour tenter de voler la vedette ?

Pas très souvent. Seulement les mauvais acteurs ! Lorsque je dis « mauvais », ce n'est pas qu'ils ne sont pas gentils. Ils ne sont juste pas doués. C'est quand les acteurs jouent ensemble que l'on obtient les meilleures scènes. C'est cela qui attire et retient le plus le public. C'est cette communication, cet échange lorsqu'il se passe quelque chose dans l'esprit des acteurs. La plupart d'entre eux savent cela. Et si ce sont des acteurs talentueux, ils le feront automatiquement. Et nous travaillons avec quatre caméras en même temps. On ne peut voler la vedette que si la caméra est braquée sur vous. Vous pouvez faire les pieds au mur, si la caméra n'est pas sur vous, cela ne servira à rien. Je ne donnerais pas de noms, mais je connais quelques acteurs qui essayent d'attirer l'attention de la caméra. Mais le réalisateur veille derrière les moniteurs. Ces acteurs peuvent toujours essayer de faire des mimiques pour attirer la caméra, mais ils ne sont pas très nombreux (Rires). Je ne l'ai fait que deux ou trois fois.

Est-ce que vous respectez toujours le scénario ou pouvez-vous improviser ?

Non, nous n'avons pas le droit d'improviser. Absolument pas, car tous les aspects techniques sont déterminés par le scénario et ce que nous disons. Quand on commence à tourner, tout a déjà été réglé. On peut changer le temps d'un verbe mais c'est tout. Le réalisateur doit savoir à quel moment il doit changer de caméra. Les perchistes doivent savoir à quel moment bouger les micros. C'est une chorégraphie basée sur ce qui sort de nos bouches. C'est très spécifique. Mais on peut changer le texte le matin, lors de la première répétition. On ne peut pas changer l'histoire, mais on peut modifier une réplique si on pense que ce n'est pas quelque chose que notre personnage dirait. Ca donne parfois lieu à des disputes. On nous dit : «Tu dois le dire comme ça !» Et on répond : «Jamais !» Mais une fois que c'est réglé, on n'y touche plus.

Avez-vous toujours le temps d'apprendre votre texte ?

Si on ne connaît pas son texte, on n'a plus de boulot ! Si vous voulez garder votre travail, vous devez l'apprendre. (Rires) C'est tout ! Quelle que soit la méthode.

Quand vous jouez dans une série depuis des années, en avez-vous parfois assez ? Lorsque vous vous levez le matin, est-ce que vous vous dîtes parfois : «Oh bon sang, encore ?»

Oh oui ! Mais ensuite je pense à mes emprunts pour ma voiture ! (Rires) Et je me dis que j'ai de la chance d'être une actrice occupée. Il y a tellement de comédiens qui n'ont pas de travail. C'est un super métier. Quand on arrive à l'étape de l'enregistrement, c'est là que cela devient un vrai plaisir. Apprendre son texte, se faire maquiller, c'est ça le côté ennuyeux. Ce qui est excitant, c'est la communication entre acteurs, la création. Parfois, à la fin d'une scène je me dis : «Je viens de créer une émotion, j'ai créé de toutes pièces un être humain qui n'existait pas.» Quelle joie ! Voilà le but. Puis on rentre chez soi, on se démaquille et le lendemain matin on se dit : «Oh non, encore ?»

Les fans, et notamment le courrier des téléspectateurs, ont-ils une influence sur le développement des personnages ?

Le public a une certaine influence sur la série. L'opinion des téléspectateurs est prise en compte, mais plutôt vis à vis de la popularité d'un personnage que sur le développement de l'histoire. L'évolution du récit est exclusivement entre les mains des scénaristes et des producteurs. Mais si le programme ne marche pas bien, les scénaristes sont virés et remplacés. Ils écoutent donc les fans et lisent leurs lettres. Mais je pense que c'est lié à la popularité des personnages. Bien sûr, si un acteur est plus présent à l'image qu'un autre, son personnage sera plus populaire. C'est uniquement dû au temps d'antenne. Donc même si l'opinion du public est importante, je pense que l'acteur a plus d'influence sur l'histoire.

 

Series' Anatomy : le 8e Art Décrypté
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ar Alain Carrazé et Romain Nigita
©
Fantask Editions, 2017